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L’incroyable histoire de la Vache qui rit, symbole français et succès planétaire

Sièges sociaux, usines, magasins, ces lieux constituent les points de départ de quelques-unes des plus grandes sagas industrielles et commerciales françaises. Dans cette série d’été, L’Express ouvre les portes de sites emblématiques, éparpillés dans l’Hexagone.

EPISODE 1 –Renault : la véritable histoire du Bâtiment X, là où tout a commencé

EPISODE 2 –Carrefour : l’histoire méconnue du premier hypermarché de France

EPISODE 3 – Des débuts de l’électricité à la bombe nucléaire : la grande histoire du CEA

A première vue, la ville semble indolente, langoureusement lovée entre les mamelons verdoyants des contreforts du Jura. Au début du siècle dernier, les estivants venaient à Lons-le-Saunier soigner leurs rhumatismes dans les eaux salées et riches en magnésium des thermes Lédonia. Après quelques emplettes dans les boutiques cossues de la rue des Arcades, dernier témoignage du passé moyenâgeux de la cité, ils s’égayaient le soir sous les dorures du petit théâtre à l’italienne. Hugo, Feydeau ou Labiche. Aujourd’hui, les curistes se font plus rares. Ils ont été remplacés par des touristes en short et baskets venus célébrer ici une star mondialement connue : une petite tranche de fromage fondue minutieusement emballée dans un triangle d’aluminium serti d’un fil rouge puis soigneusement rangée dans une boîte ronde en carton. A Lons-le-Saunier, la Vache qui rit a même droit à son musée. 50 000 visiteurs y ont déambulé l’an passé – ce qui en fait le site touristique le plus visité du département. Des fans, des collectionneurs et des familles – beaucoup -, les gamins quittant les lieux les joues cramoisies, arborant fièrement une casquette ou un tee-shirt à l’emblème du quadrupède hilare. Consommateur fidèle. Conquête éternelle.

La Vache qui rit est sans doute le produit français le plus vendu au monde. 120 portions consommées chaque seconde dans près de 120 pays. Amérique du Nord, Maghreb, Moyen-Orient, Afrique, Asie du Sud, Japon… A chaque pays son prix, en fonction du pouvoir d’achat de la population. Bien plus qu’une tranche de fromage. Un modèle, mille fois copié mais jamais dépassé. Et tant pis si les puristes de pâtes molles ou persillées froncent le nez à l’évocation de ce triangle argenté. Pour des centaines de millions de consommateurs dans le monde entier, la Vache qui rit est un symbole tricolore. Au Japon, le produit, synonyme de luxe à la française, a été adopté par de grands chefs qui l’utilisent dans leurs recettes. En Afrique ou au Maghreb, la Vache qui rit, vendue à la portion dans les échoppes en bord de route, est l’aliment de base du déjeuner des ouvriers, étalée sur une tranche de pain plat.

Deux raisons principales à ce succès planétaire. C’est l’une des protéines les moins chères. Surtout elle peut être consommée sous toutes les latitudes car elle n’a pas à subir les impératifs de la chaîne du froid. Après avoir tiré sur le petit fil rouge, un consommateur du sud de l’Atlas aura la même expérience gustative qu’un Lapon, quelle que soit la température : une pâte fine et fondante, légèrement collante au doigt et à la discrète saveur de fromage. “La recette s’adapte néanmoins aux goûts du pays et évolue en fonction des besoins nutritionnels de la population”, dévoile à L’Express Cécile Béliot, la directrice générale du groupe Bel, propriétaire de la marque. Si en France, on plébiscite la version nature, au Maghreb, c’est plutôt goût olive. Cumin ou paprika en Europe de l’Est. Aux Etats-Unis, on l’adore habillée d’ail et fines herbes, tellement “frenchy”… 26 goûts différents au total dans le monde. Là où les consommateurs, et notamment les enfants, souffrent de malnutrition, la portion est enrichie en fer ou en magnésium. En France, elle est un peu allégée en matières grasses et aux Etats-Unis, les triangles sont plus gros. Mais partout l’image est la même : une vache rouge souriante, museau blanc et petites cornes arrondies, des anneaux aux oreilles.

La Vache qui rit, c’est le fruit du mariage entre une ville, Lons-le-Saunier, et une famille, les Bel, qui donneront leur nom au Groupe Bel (3,6 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2023). Non loin de la gare, quasiment en plein cœur de la ville, l’usine historique est là, immuable, un dédale de bâtiments, d’escaliers et de tuyaux rutilants. Un grand panneau, “Ici on recrute”, accueille le visiteur. L’usine emploie un peu plus de 370 salariés et l’entreprise est le plus gros employeur privé de tout le département. A Lons-le-Saunier, on vit, on grandit, on meurt avec Bel depuis plus d’un siècle. “La Vache qui rit, c’est le mariage de deux savoir-faire, celui du fromage fondu de la Suisse voisine et de la micromécanique propre au Jura”, explique Yann Wederich, le directeur de l’usine. Pas de triangle argenté sans ces fameuses machines imaginées par les ingénieurs de Bel, perfectionnées au fil des décennies. Des bijoux de technologie, aujourd’hui entièrement robotisés, à la productivité époustouflante. Il sort de l’usine de Lons-le-Saunier près de 20 000 tonnes de fromage fondu chaque année, essentiellement de la Vache qui rit mais aussi ses dérivés, les Apéricubes ou les goûters d’enfants Pik & Croq’, des petites barquettes de fromage dans lesquelles on trempe des gressins. Les deux tiers sont exportés.

Salle des pétrins de l’usine Bel, à Lons-le-Saunier.

L’histoire derrière le dessin

Tout a commencé à quelques kilomètres de Lons, à Orgelet, un petit village où, en 1865, Léon Bel s’installe comme affineur de gruyère dans les caves d’un ancien couvent. A l’aube du nouveau siècle, il lègue son entreprise à ses deux fils, Léon et Henri, qui décident de s’installer en ville. Un lieu stratégique, non loin de la gare pour faciliter la commercialisation du produit et proche des salines – le sel, un élément indispensable à la fabrication du fromage. Rapidement, le cadet de la famille prend les affaires en main mais la Première Guerre mondiale vient tout chambouler. Léon est mobilisé, dans le Train, chargé de l’approvisionnement des soldats. Son unité, la RVF70, s’occupe du ravitaillement en viande fraîche. Il y rencontre Benjamin Rabier, un dessinateur versé dans l’anthropomorphisme et qui a illustré les fables de La Fontaine. L’artiste, qui ne manque pas d’humour, a dessiné sur les wagons transportant la viande l’image d’un bœuf qui sourit, en dessous duquel il a écrit la “Wachkyrie”, en référence aux Walkyries “si chères aux Allemands”. A la démobilisation, Léon rentre à Lons-le-Saunier. L’entreprise périclite, les caves sont pleines de grandes meules qui ont mal vieilli. Mais il a une idée : s’inspirer de la famille Graf, des Suisses qui viennent de s’installer dans la ville et font fondre leur fromage. Une technique qui permet une meilleure conservation et surtout un transport plus aisé de la marchandise.

Léon Bel a le sens des affaires : il dépose sa marque le 16 avril 1921. Les premières portions emballées dans les boîtes en carton rondes apparaissent en 1924. Mais il lui faut une image. C’est là qu’il se souvient du bœuf souriant de Rabier. Il recontacte son camarade de régiment. Celui-ci féminise l’animal, le colorie en rouge – la première couleur que distinguent les bébés – et positionne la tête à droite de l’image – la droite symbolise le futur. C’est Anne-Marie Bel, la femme de Léon, qui a l’idée des boucles d’oreilles, des anneaux dans lesquels se reproduit à l’infini la boîte ronde en carton. Une mise en abîme impeccable. Il rachète alors les droits de l’image à Rabier pour 1 000 francs.

Première boite de Vache qui rit.

Le marketing n’est pas encore né, mais Léon Bel est un as. Conscient de la nécessité de populariser la marque, il est l’un des premiers industriels à créer un “bureau de la publicité” qui emploie une quinzaine de personnes. Il dépense quasiment autant en “réclames” que pour fabriquer ses fromages. Affiches, plaques émaillées, albums dans lesquels les enfants collent des images, buvards et protège-cahiers, flottes de véhicules, blocs de facture pour les épiciers. En 1931, la Vache qui rit envahit les ondes avec une chanson interprétée par un certain Constantin le Rieur… Même Joséphine Baker s’empare de la marque.

Dans cette France des Années folles, les Bel conquièrent l’Europe, l’Angleterre d’abord, puis la Belgique et l’Europe du Nord. Les colonies, l’Indochine, Madagascar sont autant de marchés captifs pour la portion triangulaire. En 1926, les ateliers historiques déménagent pour se rapprocher encore davantage de la gare : l’usine produit alors 20 000 boîtes de Vache qui rit par jour. Les Bel se diversifient, inventent les Apéricubes, le Babybel, le Boursin, Kiri… En 1946, Léon Bel passe le flambeau à son gendre, Robert Fievet qui restera à la tête de l’entreprise jusqu’en 1996 ! La famille est toujours propriétaire de l’essentiel du capital de l’entreprise. Un groupe tentaculaire, troisième fromager mondial derrière Lactalis et l’Américain Kraft Food. A Lons, dans l’usine historique de Léon Bel, l’avenir s’écrit déjà. Une petite ligne de production de Vache qui rit végane tourne depuis huit mois. Un investissement de 2,2 millions d’euros. Il a fallu près de deux ans pour peaufiner la recette et retrouver le goût de la portion originelle. Les ingrédients ? Le secret est jalousement gardé. Pâte d’amande et amidon de maïs. Pour le reste, nous n’en saurons pas plus. Ces portions véganes sont déjà commercialisées en Angleterre et aux Etats-Unis, où le marché est plus mûr. Sur la boîte, la vache rouge, elle, garde le sourire.




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