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Marie Mendras : “Aux abois, Poutine doit donner des gages à ses services de sécurité”


Politologue au CNRS et au CERI, Marie Mendras a récemment publié le remarquable La guerre permanente. L’ultime stratégie du Kremlin(Calmann-Lévy). Pour L’Express, la professeure à Sciences Po analyse les conséquences de l’échange de prisonniers qui, selon elle, s’avère bien plus défavorable à Vladimir Poutine qu’on ne l’a présenté ces derniers jours. Elle remet aussi en contexte les propos de l’opposant Vladimir Kara-Mourza qui, après sa libération, s’est empressé de dissocier le peuple et le régime russes.

Marie Mendras explique également en quoi l’incursion ukrainienne dans la région de Koursk n’est que la conséquence de l’échec stratégique de l’offensive russe sur Kharkiv. Enfin, elle estime que l’absence de la Russie aux JO de Paris 2024 confirme que le maître du Kremlin s’est placé en dehors du système international : “Que Poutine passe devant Kim Jong-un dans le classement des parias, c’est remarquable”.

L’Express : Selon vous, Poutine “a payé très cher” le retour en Russie d’espions, à commencer par Vadim Krassikov, condamné à perpétuité en Allemagne. Pourtant, les médias occidentaux l’ont souvent présenté comme étant le grand gagnant de cet échange de prisonniers…

Marie Mendras : J’ai été très étonnée de ces réactions qui partent du postulat que Poutine est toujours gagnant. Depuis une vingtaine d’années, je m’efforce d’expliquer que très souvent, Poutine et ses hommes font des erreurs. En 2008, on a présenté la guerre de Géorgie comme étant une grande victoire russe, mais en réalité, cela a été le début d’une escalade qui met aujourd’hui le régime aux abois. Depuis 2014 et l’annexion de la Crimée, il est évident que ce régime russe est de plus en plus en proie à des passions négatives, et qu’il adopte des tactiques à très court terme. En France et en Allemagne, contrairement à la Pologne et aux pays baltes, on partait battu d’avance en estimant que tout ce que fait Poutine lui réussit. Mais si on se projette sur la durée, on comprend que le régime est de moins en moins puissant s’il a besoin de recourir à la violence extrême, à la fois à l’intérieur et à l’étranger. Il n’est peut-être pas évident aujourd’hui de l’envisager, mais la guerre ne va pas durer éternellement, et je suis convaincue que la dictature ne survivra pas à une déroute militaire.

Selon vous, cet échange de prisonniers démontre que Poutine est de plus en plus dépendant de ses services de sécurité et de renseignement. Pourquoi ?

Poutine est de plus en plus dépendant des forces sur lesquelles il doit s’appuyer pour continuer cette guerre qu’il a désespérément voulue. Il est important de rappeler que quand il a annoncé sa décision à son conseil de sécurité au Kremlin le 21 février 2022, avec notamment le ministre de la Défense, les chefs des services de renseignement, ces hommes étaient sous le choc. Il était évident que Poutine n’avait pas eu l’accord de ceux qui allaient faire la guerre. Il a déclenché ce conflit sans mettre au point aucune stratégie, puisque lui-même s’était enfermé dans une obsession, frapper et anéantir l’Ukraine en quinze jours. Plus qu’une erreur, c’était de la folie.

Cette guerre a déjà coûté la vie à environ 150 000 combattants russes, et a fait au moins 250 000 blessés, beaucoup plus de pertes que dans l’armée ukrainienne. Poutine peut sacrifier les hommes sans compter parce qu’il est un dictateur. Cependant, il devait donner des gages aux services de sécurité, FSB et GRU [NDLR : service de renseignement militaire], mais aussi d’une certaine manière à l’armée. Il voulait à tout prix libérer Krassikov, le tueur du FSB à Berlin. Les chefs des services de renseignement ne veulent pas laisser leurs hommes emprisonnés en Occident. C’était certainement une demande du FSB, car Poutine n’a rien à gagner sur le plan stratégique à faire revenir un tueur du FSB. C’est une affaire intérieure d’un régime qui est en crise.

Nous avons besoin que ces résistants russes vivent, et qu’ils organisent la résistance en Europe

Comme l’ont fait remarquer des commentateurs, cet échange n’encourage-t-il pas le “business des otages”, la Russie ayant en échange libéré des Occidentaux qu’elle avait arrêtés alors qu’ils étaient parfaitement innocents, tel Evan Gershkovich, correspondant du Wall Street Journal ?

Mais nous sommes aujourd’hui dans une guerre totale ! Si on avait eu ces réactions en 2014, j’aurais pu comprendre. Mais depuis deux ans et demi, la Russie a commis des milliers de crimes de guerre. Poutine lui-même est sous mandat d’arrêt international, comme plusieurs responsables, soupçonnés de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Poutine mène une guerre impitoyable en Ukraine et contre nous tous, pays européens et démocraties occidentales.

Cela fait des années que Poutine craint les personnalités russes démocrates qui combattent sa dictature. Il a fait tuer Boris Nemtsov en février 2015. Quelques mois plus tard, Vladimir Kara-Mourza subissait son premier empoisonnement à Moscou. Ce 16 février, Poutine a fait éliminer Alexeï Navalny. Aujourd’hui, il est évident que les Ukrainiens et la résistance russe sont gagnants dans cette libération d’anciens prisonniers politiques comme Kara-Mourza ou Ilia Iachine, des personnalités hors du commun qui sont plus que jamais engagées dans une lutte de résistance – on ne peut plus parler d’”opposition” dans le cadre d’une dictature en guerre. Nous avons besoin que ces résistants russes vivent, et qu’ils organisent la résistance en Europe, afin qu’ils puissent peser politiquement dans la préparation de l’après-guerre.

Lors de sa conférence de presse, Kara-Mourza a défendu le peuple russe en affirmant que “Russie et Poutine, ce n’est pas la même chose”. Il a aussi critiqué une partie des sanctions occidentales qui visent les citoyens russes, et pas seulement les dignitaires du régime. Comprenez-vous ces positions ?

Vladimir Kara-Mourza est un homme brillantissime et qui connaît très bien la France, le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Il possède la nationalité britannique par sa mère, et il parle parfaitement français. Mais il a été enfermé pendant deux ans dans des conditions très difficiles. Ilya Iachine, Andrei Pivovarov, et les centaines d’autres prisonniers politiques toujours sous les verrous ont aussi été coupés des réalités. Or nous savons bien que depuis deux ans, le monde a changé. Cela m’a rappelé mon premier entretien avec Mikhaïl Khodorkovski quand il est venu en France au printemps 2014, après avoir été “expulsé” de Russie en décembre 2013. Il avait vécu dix ans en camp. Khodorkovski ne voyait alors rien à redire à l’annexion de la Crimée, même s’il se montrait beaucoup plus critique de l’agression militaire dans le Donbass. Quelques mois plus tard, il a compris qu’il avait fait une erreur.

Aujourd’hui, dans l’esprit de Kara-Mourza, il y a l’idée que ce qui a fait échouer la démocratie russe dans les années 1990, c’était le manque de communication avec les Russes, de la part des nouveaux partis politiques et d’un gouvernement pro-occidental. Eltsine avait mené des privatisations et des réformes économiques alors que les Russes traversaient une crise sociale et personnelle, le système soviétique s’étant effondré. Pour Kara-Mourza et Iachine, l’un des objectifs aujourd’hui est d’avoir le peuple russe derrière eux. C’est ce qu’avait réussi Navalny, qui était non seulement brillant et engagé dans le combat pour la liberté, mais qui avait aussi, dès le début des années 2010, monté des organisations, d’abord avec sa fondation pour la lutte contre la corruption qui a eu des effets considérables, jusqu’à divulguer l’enrichissement personnel de Poutine, mais aussi avec un mouvement d’opposition pour des élections libres qui a soutenu des candidats dans des élections locales et régionales. Navalny avait créé plus de 40 QG de campagne à travers la Fédération de Russie, et il avait plus de 10 millions de “followers” sur ses réseaux. Pour Poutine, il était donc l’homme à abattre, parce que très connu, populaire auprès d’une partie de plus en plus importante de la population, surtout les jeunes. D’où son empoisonnement en août 2020, au moment même où Poutine s’était bunkérisé par peur du Covid-19.

Cet échange de prisonniers n’était pas possible tant que Navalny était en vie. Après sa mort subite le 16 février, les négociations ont pu vite reprendre. Les négociateurs occidentaux se sont alors dit qu’il fallait faire sortir le plus grand nombre possible de résistants russes.

Navalny a voulu avoir un discours qui parle aux Russes. Il ne voulait pas qu’on puisse l’épingler comme agent américain, surtout dans un système poutinien où la désinformation est très grande. J’ai suivi les sites officiels russes pendant cet échange de prisonniers. Tout était mensonger. Il faut bien avoir conscience qu’un quart de la population de la Fédération de Russie “s’informe” exclusivement par la télévision russe. Ces personnes vivent avec un récit fantasmagorique où tout le monde est en guerre contre eux, et où les opposants sont des agents de l’étranger.

La Russie a totalement raté son coup sur le plan sportif

Comment analysez-vous l’incursion ukrainienne dans la région de Koursk ?

L’armée ukrainienne veut renverser le rapport de force sur le champ de bataille. Apporter la guerre en Russie est indispensable. Et l’accélération des livraisons d’armes à l’Ukraine, notamment les F-16, ouvre une nouvelle page. Les commandants militaires russes savent que cela change la donne. En effet, l’offensive russe dans la région de Kharkiv n’a pas été un grand succès. Elle a provoqué des destructions terribles, mais avec des pertes énormes côté russe, un peu comme la bataille de Bakhmout à l’hiver 2022-2023 qui avait coûté rien qu’aux mercenaires de Wagner 20 000 hommes, morts ou blessés. L’armée russe a fait une erreur, essayant de passer en position de force pour jouer sur le défaitisme qui peut croître chez les alliés de l’Ukraine. Or, le résultat de cette bataille dans la région de Kharkiv, c’est que la guerre s’est étendue au-delà de la frontière, dans la région de Belgorod, alors que le régime russe disait justement vouloir assurer des espaces de sécurité. Il n’a ainsi fait qu’étendre le champ de bataille à la Russie même. Aujourd’hui, l’offensive ukrainienne dans la région de Koursk, au nord de Belgorod, sert à démontrer aux Russes qu’ils se sont trompés. Puisqu’ils ont cherché à déstabiliser les zones frontalières, voilà la réponse des Ukrainiens…

A quel point l’absence de la Russie à ces JO de Paris 2024 représente-t-elle un affront pour Poutine ?

C’est un déclassement total. Rappelons qu’il y a 16 athlètes nord-coréens présents à Paris. Que Poutine passe devant Kim Jong-un dans le classement des parias, c’est remarquable. Dans les médias officiels russes, on parle à peine des JO. C’est un sujet tabou. En revanche, il a beaucoup été question des fameux “Jeux des Brics” organisés en juin, et qui ont fait un véritable flop. Un seul pays européen, la Serbie, a envoyé des athlètes à Kazan. On voit donc bien que la Russie a totalement raté son coup sur le plan sportif. Cela ne fait que mettre Poutine de plus en plus à l’écart du monde, et de toutes les règles de droit. Lui-même s’est placé en dehors du système international. La dictature russe est aujourd’hui à son paroxysme. Mais elle grille toutes ses cartouches…




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