C’est bien connu. Les rêves sont, selon Freud, la voie royale vers l’inconscient. Mais leur interprétation telle que proposée par la psychanalyse permet-elle vraiment une meilleure compréhension de la manière dont chacun fonctionne ? Prenons l’un des rêves les plus typiques et les plus terrifiants qui soient : les dents qui tombent. Votre tante l’associera à un mauvais présage. Votre magazine féminin fétiche à “un changement important qui se dessine dans votre vie”. Selon qu’elles soient d’inspiration freudienne ou jungienne, certaines interprétations psychanalytiques basiques y verront quant à elles une représentation de la répression sexuelle, la question du manque et de la séparation ou encore le signe d’un renouveau. Dans son livre Pourquoi nous rêvons ? (Leduc, 2024), le neurochirurgien américain Rahul Jandial se fait l’écho d’une piste plus… terre à terre. “Une étude menée par deux chercheurs israéliens auprès de 210 étudiants a révélé que les rêves impliquant les dents étaient associés à des sensations de tension au niveau des dents, des gencives ou de la mâchoire au réveil, ce qui pourrait être lié au fait de serrer ou grincer des dents pendant le sommeil”.
Cette piste devra encore être confirmée mais elle n’a rien d’illogique selon la neurologue Isabelle Arnulf : “on met dans nos rêves nos éléments de vie quotidienne, or tous les adultes ont déjà expérimenté la perte de leurs dents…”. “Il serait plutôt intéressant de regarder si ces rêves de perte de dents existent aussi chez les jeunes enfants qui justement ne les ont pas encore perdues” pointe la cheffe du service des pathologies du sommeil de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière.
En revanche, n’allez pas lui demander si la réponse se trouve du côté de la psychanalyse. “Ça ne marche pas non, mais les gens ont un tel désir de savoir pourquoi on rêve de choses bizarres que depuis la nuit des temps il y a des tentatives d’interprétation”. Une tradition très ancienne d’oniromancie qui existait déjà à l’époque de la Grèce et de la Rome antiques. Des messages envoyés par les dieux. Ces croyances qui vont arriver en France au Moyen-Âge sous la forme des clés des songes. Un genre qui va rencontrer un vrai succès et dans lequel Freud s’inscrira quelques siècles plus tard. “Freud était un descendant moderne de ces interprètes du rêve. Il considérait les rêves non pas comme des messages divins ou venus de l’au-delà, mais du subconscient, révélant nos désirs refoulés”, décrit le Dr Rahul Jandial.
“Aucune approche scientifique” chez Freud
Sur la question des rêves, Isabelle Arnulf reconnait au moins deux mérites au père de la psychanalyse : d’abord, “il a attiré l’attention sur le fait que les rêves pouvaient être intéressants en médecine”. Ensuite, il a mis sur le devant de la scène “l’idée qu’on accède à une façon de fonctionner du cerveau pendant la nuit et que les rêves recouvrent différentes fonctions”. Pour le reste, “il n’y a aucune approche scientifique” chez Freud dans l’interprétation des rêves, tranche la neurologue : “Il est allé chercher des rêves à connotation sexuelle parce qu’à l’époque, le sexe était réprimé mais il n’a eu aucune démarche de compter et classer, sinon il se serait rendu compte que les rêves sexuels sont plutôt rares et qu’ils concernent 0,5 % des rêves des femmes et 2 % des rêves des hommes”. L’obsession du sexe chez Freud ? Un “discours dominant” qui ne correspond pas à la réalité de ses travaux, répliquent aujourd’hui les partisans de la psychanalyse. Le neuropsychologue sud-africain Mark Solms, qui s’apprête à publier une édition révisée de l’Interprétation du rêve, estime ainsi que le neurologue autrichien a été “mal compris”. “Si vous lisez toute son œuvre, la question de la réalisation du désir n’est pas exclusivement sexuelle”, abonde Perrine Ruby, une neuroscientifique qui prône une collaboration entre neurosciences et psychanalyse.
La parenthèse sexuelle refermée, reste une question : que peut-on attendre de la psychanalyse quand elle parle de nos rêves ? “Les défenses psychiques tombent pendant la nuit. Nous sommes alors soumis à des images pures, c’est en cela que le rêve est intéressant pour la psychanalyse”, décrit une psychologue clinicienne à Paris, biberonnée à la psychanalyse et qui préfère rester anonyme. Laquelle précise toutefois : “L’interprétation du rêve ne peut se faire que dans le cadre de la thérapie psychanalytique, c’est-à-dire avec un patient dont on connait un peu l’histoire et le fonctionnement”. Objectif : “la levée du refoulement et de phénomènes de reproduction malheureuse”. Mais “il n’y a pas de traumatismes qui se révèlent dans l’interprétation du rêve”, insiste-t-elle. Cette notion de refoulement comme mécanisme de défense pour le psychisme connaît-elle une quelconque traduction biologique ? Dans son dernier ouvrage L’inconscient freudien (Odile Jacob, 2023), le psychiatre Dominique Campion réfute l’idée : “là où Freud en était réduit à postuler une vague énergie sexuelle animant des pulsions, les neurosciences décrivent maintenant des processus motivationnels basés sur la quête de récompenses, clairement inscrits dans le fonctionnement cérébral et dont les mécanismes sont de mieux en mieux connus, y compris sur le plan neurochimique. Le contrôle de ces mécanismes échappe largement à la conscience, il existe bien au cœur de chacun de nous un inconscient motivationnel, mais cet inconscient est structurel, il est lié à la façon dont le cerveau gère ces processus et non au refoulement invoqué par Freud”.
Interpréter les rêves par la psychanalyse ? De la “pensée magique” selon Isabelle Arnulf, qui souligne les progrès accomplis par la science des rêves depuis les années 1950, notamment au travers de la psychométrie, sorte d’inventaire de tout ce qui arrive dans les rêves de tout le monde, y compris chez “les gens qui vont bien”. Avec des statistiques sur des grands groupes pour essayer de dégager les invariants. Une démarche scientifique qui a notamment permis d’établir que les hommes rêvent plus de sujets masculins que féminins, là où chez les femmes c’est à peu près égal. Ou encore, comme le souligne Rahul Jandial, que les hommes et les femmes ont davantage tendance dans leurs rêves à être les agressés plutôt que les agresseurs. Une psychométrie des rêves basée sur le récit du dormeur et qui continue encore aujourd’hui, avec à son actif une littérature scientifique très riche : on sait ainsi que les rêves de début de nuit contiennent plus d’éléments de la veille et de l’avant-veille tandis que les rêves de fin de nuit contiennent plus d’éléments lointains et plus d’éléments en lien avec le futur de la journée.
Les pathologies du rêve
Par ailleurs, “une vraie médecine du rêve et du cauchemar s’est développée ces dernières années”, insiste Isabelle Arnulf. L’un des enseignements ? Les rêves peuvent être parfois annonciateurs d’une maladie. Ainsi en va-t-il chez les sujets atteints de Parkinson : chez ces derniers, les rêves deviennent plus agressifs et leur mise en acte (se mettre à crier par exemple) apparaît entre deux et treize ans avant la maladie. De même, les ados déprimés faisant régulièrement des cauchemars ont un risque suicidaire dans l’année suivante qui est bien plus élevé. Autre exemple : les myoclonies d’endormissement, soit ce phénomème de chute abyssale au moment de tomber dans les bras de morphée. Une hallucination qui correspond au moment où le tonus musculaire lâche et alors que le contenu mental est déjà parti dans des rêveries d’endormissement. Si on se réveille à cet instant, ce tonus va être rétabli d’un coup et se traduire par une espèce de sursaut. Chez certains psychanalystes, ce phénomène du corps est transformé en “une image de la dysérection, ce qui ne repose sur rien”, s’insurge Isabelle Arnulf.
“On ne peut pas tout tester avec un paradigme scientifique : c’est le cas de tout ce qui relève de l’affect de la personne. Les neurosciences et la psychanalyse, ce sont des champs et des apports différents. Elles ne se recouvrent pas”, avance pour sa part Perrine Ruby. Un point mettra tout le monde d’accord : l’interprétation des rêves a ses limites. En effet, selon le chercheur en neurosciences Rahul Jandial, “il n’existe aucun moyen objectif de savoir si un rêve a été interprété correctement. On ne peut pas vous faire passer une IRMf pour obtenir une imagerie de votre cerveau qui vous dirait si votre interprétation correspond à quelque réalité objective. Il n’existe pas non plus de prise de sang ou d’électroencéphalogramme qui puisse vous apporter la réponse”. “Les fonctions du rêve restent hypothétiques, parce qu’elles sont difficiles à tester”, appuie Isabelle Arnulf. En revanche, poursuit la spécialiste, “les fonctions du sommeil sont plus faciles à tester, on les connait de mieux en mieux”.
Les progrès de la médecine ont permis de diagnostiquer des pathologies du rêve comme les terreurs nocturnes, les paralysies du sommeil, les cauchemars récurrents sur lesquels on a maintenant des traitements, comme les thérapies par imagerie mentale (en cherchant à transformer le cauchemar en éveil en créant un scénario bis plus agréable à répéter tous les soirs). Dans les grandes fonctions du sommeil, on retrouve aussi la digestion des émotions négatives. Isabelle Arnulf prend l’image suivante : “Lorsque vous recevez un mail déplaisant écrit en majuscules avec des tas de points d’exclamation partout, si vous répondez sur le champ vous ferez une réponse désagréable. Si vous dormez dessus vous avez plus de chances de faire une réponse rationnelle et moins émotionnelle”. Une fonction de régulation du sommeil dont on pense qu’elle passe davantage par le sommeil paradoxal, parce que c’est là que les rêves sont les plus riches en émotions. Cela a été testé : en cas d’évènement important le lendemain, les rêves de la veille sont négatifs. “Ceux qui ont échoué en rêve ont le mieux réussi le jour d’après. Vous pouvez donc rassurer les sportifs des JO : s’ils oublient leurs baskets en rêves, ils y penseront bien le jour J”, conclut Isabelle Arnulf.
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