Ecouteurs Bluetooth sur les oreilles, Joseph, un New-yorkais de 45 ans, fait défiler ses fichiers clients sur l’écran de son MacBook Pro. L’entrepreneur en marketing commande son café en espagnol, puis continue la conversation en anglais avec le gérant des lieux, Peter, un Hongrois lui aussi quadragénaire. Habitué du Café Revolucion, Joseph-l’Américain raconte : “Je travaille souvent ici, L’ambiance est détendue, Internet est rapide. Et, en plus, le café, est excellent !” Il n’est pas le seul “digital nomade” – ces personnes dont le métier permet de travailler depuis n’importe quel endroit du globe grâce aux nouvelles technologies – à entamer sa semaine de travail à une table de ce café. Ici, la moitié des clients pianotent sur leur ordinateur portable. Certains habitent d’ailleurs dans ce quartier de Laureles, dans l’ouest du centre-ville. Avec ses terrasses fleuries, ses allées ombragées et son ambiance bohème, c’est le havre des expatriés – Américains ou Européens.
Medellín est en effet la nouvelle terre promise des professionnels itinérants. Selon une étude de l’agence de consulting Breakthrough, ils sont plus de 8 000 à y poser leurs valises chaque mois. Selon le site spécialisé Nomad list, Medellín est la 3eme ville d’Amérique latine la plus visitée par les nomades digitaux en 2024, derrière Mexico et Buenos aires. La 23eme au niveau mondiale, dépassant des capitales européennes comme Rome ou Vienne. “Le climat est parfait, les déplacements sont faciles et si tu gagnes ta vie en dollars, ton pouvoir d’achat est très confortable”, énumère Joseph, arrivé ici voilà dix ans – il n’est jamais reparti.
Naguère, la présence massive de ces travailleurs internationaux aurait été inimaginable. A 1 500 mètres d’altitude dans la cordillère des Andes, la deuxième ville du pays après Bogota a longtemps souffert d’une réputation exécrable. “Pour les touristes, Medellín, c’était la ville des narcos, explique Ana Maria Palacio Lopera, en charge du tourisme à la chambre de commerce. Les étrangers redoutaient de venir.” Entre 1990 et 1996, on dénombrait plus de 4 000 assassinats par an. La guerre faisait rage entre les autorités et les hommes de main de Pablo Escobar (éliminé en 1993 par la police antidrogue). Le taux d’homicide s’élevait à plus de 200 pour 100 000 habitants ! En 2012, le nombre annuel de meurtres dépassait encore 1 200 selon les données officielles. Depuis lors, la métropole de 2,6 millions d’âmes s’est métamorphosée. En 2023, le taux d’homicide est tombé à 12,9 pour 100 000 habitants et la violence des gangs n’est plus un problème majeur.
De la ville de Pablo Escobar à celle de Karol G
Dotée d’infrastructures modernes, du seul métro de Colombie, d’un important système de transport urbain – dont six lignes de “metrocable” (téléphérique) – et de nombreux espaces verts, Medellín est même l’une des villes les plus attractives d’Amérique latine. A grand renfort de vidéos tournées dans les rues de leur adolescence, les stars du reggaeton (Karol G, Maluma, J. Balvin…) font la promotion de sa douceur de vivre.
Réputée pour ses universités, elle est aussi connue pour le dynamisme de ses entrepreneurs. “Medellín était une ville industrielle où le textile était très important, relate Ana Maria Palacio Lopera. Aujourd’hui, elle est tournée vers les services. Les loisirs sont l’un des moteurs de l’économie locale.” Le secteur du tourisme génère désormais 7 % du PIB de la ville et plus de 90 000 emplois.
Sur les hauteurs du Poblado, un quartier huppé et archi touristique, Ricky, un trentenaire, accueille les visiteurs derrière le comptoir de son auberge de jeunesse à la façade turquoise. Chaque jour, il s’étonne de l’affluence touristique : “Depuis la fin de la pandémie, j’affiche systématiquement complet ou presque. Mes clients sont surtout des jeunes : des Américains, des Français, des Allemands.” 1,2 million de visiteurs sont passés par “la ville du printemps éternel” en 2023, soit une augmentation de 50 % par rapport à 2019, avant la pandémie. La métropole figure même dans la liste des 50 lieux à visiter publiée par Time Magazine en 2023, aux côtés de sites comme les pyramides d’Egypte.
Mais la médaille a son revers. A Laureles, les logements pour les autochtones laissent place aux Airbnb et la gentrification va bon train. “Le quartier a trop changé, regrette le Hongrois Peter. Je me suis renseigné sur un appartement en face du mien et à peine plus grand : le loyer coûte le double.” De son côté, le New-yorkais Joseph craint que son quartier ne se transforme en “deuxième El Poblado, un quartier où plus personne ne réside au quotidien”.
Tourisme sexuel
Dans cette autre partie de Medellín, les dérives du tourisme sautent aux yeux. A la nuit tombée, le Parc Lleras se transforme en maison de passe à ciel ouvert. Prostituées et dealers y abordent les étrangers, à quelques mètres des bars et discothèques qui vivent au rythme des tubes de reggaeton. “Voilà dix ans, on pouvait tranquillement s’installer ici pour boire une bière sans être dérangé, se souvient Ricky. Maintenant, c’est un endroit dédié au sexe.” C’est qu’en Colombie, la prostitution des adultes n’est pas interdite. Mais aujourd’hui, l’exploitation sexuelle de mineurs inquiète les autorités.
Cette année, les affaires sordides impliquant des étrangers se sont multipliées. Un Américain de 36 ans a par exemple été découvert dans un jacuzzi de l’hôtel Gotham avec deux filles âgées de 12 et 13 ans. Le scandale a secoué toute la ville. “Ceux qui pensent pouvoir venir ici et faire ce qu’ils veulent avec nos enfants et nos adolescents se trompent lourdement”, a tempêté le maire conservateur Federico Gutierrez. Dans la foulée, il a signé un arrêté interdisant la prostitution dans El Poblado. Et les horaires d’ouverture des lieux de fêtes autour du parc ont été limités – jusqu’à 1 heure du matin seulement.
Moins d’un mois après l’entrée en vigueur de ces mesures, un avis sur la devanture signale bien la fermeture administrative de l’hôtel Gotham. Et, à la nuit tombée, des policiers contrôlent l’âge des fêtards à l’entrée du jardin public. Mais à l’intérieur, les filles sont toujours présentes. Et les bars alentour ont obtenu des dérogations : la plupart ouvrent jusqu’à 4 heures du matin. Ce soir-là, au milieu des touristes, on aperçoit un officier de police suivi par une équipe de télévision en reportage. En voyant cette scène, Miguel, serveur dans un bar qui jouxte le parc, s’esclaffe : “Cette histoire d’interdiction, c’est une grande farce. Les filles sont là et elles vont y rester. La police sait parfaitement que cette activité rapporte beaucoup, beaucoup d’argent.”
La municipalité prend cependant conscience de l’ampleur du problème. “Il y a une typologie de visiteurs qui viennent à Medellín uniquement pour s’adonner à ce qui est interdit ou inaccessible dans leur pays, pointe Carlos Calle, de l’Observatoire du tourisme de la ville. Or Medellín ne se résume pas aux filles, à la drogue et à la fiesta. Nous voulons changer cette image.” La municipalité et la chambre de commerce travaillent au développement de nouvelles zones touristiques, plus familiales. “Le tourisme peut encore apporter beaucoup de choses positives à Medellín mais il ne faut pas qu’il ‘tue’ la ville”, raisonne la responsable du secteur Ana Maria Palacio Lopera. Medellín, victime de son succès ! Qui l’aurait imaginé voilà vingt ans ?
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