L’extraordinaire réussite des Jeux olympiques pousse à réfléchir à un intéressant paradoxe de la société française. Tout se passe comme si le sport de haut niveau nous mettait en condition d’adorer ce que, politiquement, nous haïssons d’ordinaire.
A commencer par la glorification du “talent”, de ce qui fait que les champions ne sont pas faits comme les autres. En bonne logique, nous ne devrions pas : rien ne traduit plus l’injustice génétique, l’obscénité de la “naissance”. Et nous n’avons même pas le secours de pouvoir nous raconter, comme on l’a beaucoup fait dans la sociologie bourdieusienne du génie littéraire, que leur supériorité procède d’une construction sociale, d’une addition de conditions favorables ; bref, que le “doué” ne l’est pas vraiment. On n’y croirait pas. Ils sont trop beaux, trop rapides, trop forts. Nous les acceptons dans leur état de demi-dieux et de demi-déesses. Leur surhumanité nous ravit, y compris quand nous pleurons avec eux à l’instant de leur chute.
D’accord, mais l’entraînement ? Certes, mais c’est encore plus paradoxal. Nous sommes éblouis par l’ascèse d’un Teddy Riner ou d’une Simone Biles, la profondeur de leur apostolat… Cela signifie que nous célébrons leur travail pour lui-même, pour sa valeur d’élévation, son potentiel de réalisation de soi et pas seulement pour son efficience. Très exactement ce que nous détestons au quotidien ou, si vous préférez, ce qu’un nombre croissant de Français associe à la plus grande des aliénations. Selon toute évidence, nous voulons travailler le moins possible, le plus brièvement possible, n’effectuer que des tâches épanouissantes… N’empêche : nous nous délectons de savoir que nos champions font l’inverse – ah, les longueurs de bassin stakhanovistes de Léon Marchand – et les admirons pour cette raison précise ; y compris parce qu’ils y laissent souvent une part de leur santé, physique ou mentale : c’est encore plus beau quand c’est absolu si ce n’est un peu dingue. Pour qui se souvient du débat sur les retraites et du “travail, valeur de droite”, selon Sandrine Rousseau, le contraste est fascinant.
Pire : nous exaltons aussi les qualités qu’il faut pour supporter la durée desdites tortures préparatoires, à savoir, là encore, l’inhumain de l’affaire. Personne n’est dupe : il faut un supplément d’âme pour encaisser ces dizaines de milliers d’heures de trime, ces cadences infernales, ces renoncements, cette discipline de fer. Au sens le plus strict, ce n’est pas donné à tout le monde. Faibles que nous sommes, nous savons bien – pour l’avoir éprouvé cent fois – que nos bonnes résolutions n’ont pas cette constance. La volonté ne triomphe pas des masses dans la vraie vie. Rebelote. Au plus décevant de l’expérience, nous aimons chez eux ce qui n’est guère distribué chez nous.
Et puis l’argent des rémunérations, son volume mais aussi l’iniquité de son déversement sur les seuls sports et sportifs bankables. La complaisance avec laquelle on s’accommode de voir quelques happy few payés en (dizaines de) millions d’euros tient du pur prodige dans un pays aussi rétif aux privilèges et aussi allergique à la fortune d’autrui, peu important qu’elle ait été créée ou non par les mains de ceux qui la possèdent. On invoque, pour justifier cette verrue, le rêve nécessaire du gamin de banlieue, projeté jusqu’à l’âme dans le trajet de son idole. Sauf que tout ça n’a d’égalitariste que l’apparence. Chacun peut jouer au foot, mais c’est le doigt de Dieu qu’il faut pour s’espérer Mbappé. La France n’accepte la richesse de ses compétiteurs illustres que parce qu’ils sont élus par des forces qui nous dépassent.
Nous ne sommes pas modernes. La couche de droits de l’homme, d’égalité et de démocratie que nous avons – heureusement – déposée sur nos mœurs n’a pas fait disparaître notre fond archaïque, y compris en ce qu’il a d’estimable. Il y avait des héros grecs à Paris 2024. On y aimait ce que nous ne sommes pas, ce qui ne se réduit pas à notre médiocrité. On y cherchait une transcendance. On y glorifiait l’effort, le sacrifice, le dépassement, le drapeau. C’était beau. Mais pourquoi diable faut-il que ça s’arrête aux portes des stades ?
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