Dans un pays polarisé comme les Etats-Unis, la musique populaire – pop, rock, folk, jazz, country, rap – reste le dernier langage commun des républicains et des démocrates. La Maison-Blanche s’est donc toujours intéressée à ses stars : Frank Sinatra, Elvis Presley, Bob Dylan, Bruce Springsteen, Kanye West, Taylor Swift et d’autres. Avant l’élection du 5 novembre, L’Express vous raconte, en huit épisodes, l’histoire des couples improbables formés par les bêtes de la scène musicale et les animaux politiques présidentiels. Des duos très pop’n’pol !
EPISODE 1 – Kennedy et Sinatra : une bromance épique, une rupture fracassante
EPISODE 2 – Elvis Presley et Richard Nixon : cette folle entrevue entre le “King” et le président
EPISODE 3 – Jimmy Carter et Bob Dylan, amis pour la vie : “En écoutant ses disques…”
EPISODE 4 – La surprenante histoire de la chanson qui a permis à Bill Clinton d’accéder à la Maison-Blanche
EPISODE 5 – En voulant enrôler Sting, George W. Bush a fait une grossière erreur de casting
EPISODE 6 – Entre Obama et Springsteen, l’histoire d’une amitié “born in the USA”
Entre Donald Trump et Kanye West, tout a commencé au fond d’un lit, dans le plus simple appareil. Nous sommes en juin 2016 et l’Amérique s’apprête à choisir entre le fantasque magnat de l’immobilier, qui a remporté les primaires républicaines à la surprise générale, et la démocrate Hillary Clinton. Kanye West, lui, tutoie les sommets de la célébrité depuis quinze ans, entre disques d’or (160 millions d’albums vendus), couvertures de magazines avec sa compagne Kim Kardashian et collaboration avec les plus grandes marques de mode.
En pleine campagne électorale, le rappeur diffuse le clip de Famous et provoque un scandale national : pendant dix minutes, des statues de cire plus vraies que nature de célébrités américaines – Taylor Swift, Rihanna, George W. Bush, notamment – apparaissent nues dans un lit aux côtés de la star du hip-hop. Trump et sa mèche rebelle sont de la partie (fine). Avec des centaines de millions de vues en quelques jours, le candidat républicain savoure la polémique et la publicité gratuite.
“Si j’avais voté, j’aurais voté pour Donald Trump”
Le goût du scandale rassemble le rappeur de Chicago et le milliardaire new-yorkais. Kanye West a connu un succès stratosphérique dans l’Amérique des années 2000 grâce à ses tubes (Jesus Walks, Stronger, Heartless…) mais aussi ses coups d’éclat politiques, comme en 2005 lorsqu’il torpille le gouvernement républicain après le passage de l’ouragan Katrina, dans La Nouvelle-Orléans dévastée. “George Bush s’en fout des Noirs”, tonne la star du rap, devenue porte-voix d’une communauté afro-américaine délaissée. La même année, il devient l’un des premiers musiciens à dénoncer l’homophobie dans le milieu du hip-hop. Il est, par ailleurs, un donateur régulier du parti démocrate. Alors, en 2016, si West ne donne pas de consignes de vote pour la présidentielle, ses fans imaginent que son cœur penche du côté d’Hillary…
Mais, comme tous les Américains, ils ne sont pas au bout de leurs surprises. Quelques jours après la victoire de Trump, Kanye West brouille les cartes. A l’un de ses concerts, il dédicace des tee-shirts en signant… Trump ! Puis, sur scène, en Californie, le rappeur part dans une longue tirade devant des spectateurs éberlués : “Si j’avais voté, j’aurais voté pour Donald Trump.” Et peu lui importent les huées de ses fans : le rappeur va bientôt devenir l’une des seules stars du show-business à côtoyer ce président radical.
“Il adore l’esprit de contradiction”
Pour Trump, c’est une bénédiction. “Kanye West n’a pas des idées conservatrices mais il adore l’esprit de contradiction, exactement comme Donald Trump, remarque Jelani Cobb, historien et doyen de l’université de journalisme de Columbia. Au début de l’ascension politique de Trump, Kanye West voyait en lui avant tout un symbole de virilité, mais aussi un spectacle très divertissant.” Les deux hommes partagent peu d’idéaux politiques mais ont en commun un attrait irrésistible pour l’argent, les mannequins, la célébrité et un besoin irrépressible de dire tout ce qui leur passe par la tête.
Un mois après sa victoire à la présidentielle, Trump s’isole dans sa Trump Tower, à Manhattan, avec son équipe restreinte. Le milliardaire tente de bricoler un gouvernement en attendant d’accéder pour de bon à la Maison-Blanche. Cependant, ses prises de position en campagne électorale ont déjà refroidi l’establishment. Alors, quand Kanye West débarque dans le hall ce matin de décembre 2016, le président élu ne retient pas un large sourire. “Trump était ravi d’attirer ce rappeur emblématique de Chicago, la ville où Barack Obama s’est construit politiquement, poursuit Jelani Cobb. D’autant que West reprenait le discours traditionnel de la droite, qui considère les errements du Parti démocrate comme la principale cause de la violence à Chicago.” En coulisses, la fille de Donald, Ivanka Trump, a œuvré au rapprochement avec l’artiste, dont elle fréquente les concerts depuis longtemps.
Ce que personne ne sait encore à l’époque – et que les photos de la rencontre ne disent pas – c’est que Kanye West vient d’entrer dans une spirale infernale. Son ex-femme, Kim Kardashian, révèle que le chanteur souffre de troubles bipolaires et que, lorsqu’il s’est rendu à la Trump Tower, il sortait tout juste d’un séjour en hôpital psychiatrique. West, qui souhaite désormais se faire appeler “Ye” (d’après lui, le mot le plus utilisé dans la Bible), arrête alors son traitement et multiplie les dérapages incontrôlés.
Il en faut davantage pour perturber le “roi des scandales”, désormais installé à la Maison-Blanche. En octobre 2018, celui-ci invite Kanye West dans le bureau Ovale, flanqué d’une casquette rouge MAGA (Make America Great Again). Devant un parterre de journalistes ébahis, le chanteur improvise sur des dizaines de sujets pendant de longues minutes : Corée du Nord, univers alternatifs, avions de chasse, divorce de ses parents, sa bipolarité (due selon lui uniquement à “un manque de sommeil”). “C’était quelque chose”, conclut Trump à la fin du monologue de l’invité. Les médias, eux, retiennent surtout l’image d’une star de la communauté afro-américaine, qui vote démocrate à plus de 85 %, aux côtés du président républicain. Et, aussi, cette phrase de West : “Quand je mets la casquette Trump, je me sens comme Superman.”
Mais être l’unique célébrité à soutenir le chef de l’Etat ne suffit bientôt plus au rappeur, dont la foi de chrétien évangéliste rythme de plus en plus la vie et les morceaux. S’estimant choisi par Dieu, il se présente à la présidentielle. “Je retire ma casquette rouge MAGA”, explique West en juillet 2020, après avoir critiqué les choix de Trump pendant la crise du Covid-19 – et comparé les vaccins à “la marque du diable”… Cette candidature réjouit pourtant le président républicain. Car Kanye West pourrait grignoter quelques points à Joe Biden dans l’électorat afro-américain, ce qui peut faire la différence dans les Etats clés.
“Même s’il n’en avait sans doute pas conscience, sa campagne était montée et organisée par des cabinets de conseil liés aux républicains et par des cadres issus du Parti républicain, pointe Jordan Libowitz, de l’ONG Citizens for Responsibility and Ethics in Washington, qui a épluché ses documents de campagne. Elle visait en réalité la réélection de Donald Trump.” Candidat dans 12 Etats, la campagne erratique de Kanye West ne lui permet d’obtenir que 66 000 voix au niveau national, trop peu pour influencer le résultat final. Biden est élu président.
Une descente aux enfers
Une fois le scrutin passé, le rappeur remet sa casquette rouge MAGA mais son état psychique s’aggrave. Divorcé de Kim Kardashian, isolé au sein du rap américain et coupé d’une partie de son public, Kanye West sombre dans le complotisme et l’antisémitisme. En octobre 2022, il compare le droit à l’avortement à l’Holocauste, assure que l’IVG constitue “un génocide et un contrôle de la population noire américaine”, que les médias “restent contrôlés par les juifs”, et proclame son admiration pour Hitler et les nazis.
Malgré l’immense scandale, le chanteur retrouve l’ancien président le mois suivant pour un dîner à Mar-a-Lago ! Ce sera le dernier. D’après Trump, Kanye West s’est invité à table avec l’influenceur néonazi Nick Fuentes, qui prône l’intervention de l’armée pour “nettoyer” les quartiers noirs et expulser les juifs des Etats-Unis. A la sortie, le rappeur publie une vidéo pour critiquer le milliardaire et annonce sa candidature à l’élection de 2024. “Trump n’a vraiment pas apprécié quand je lui ai proposé d’être mon vice-président”, s’étonne Kanye West. Depuis, les deux hommes gardent leurs distances.
Mais cet été, Kanye West a ressurgi à Moscou ! En se rendant à l’anniversaire d’un ami sur les rives de la Moskova, il est devenu la première star américaine à briser l’embargo culturel avec la Russie. Pour lui comme pour l’ex-président, le scandale est bel et bien un “way of life”.
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