Ce mardi 20 août, quatre rapporteurs spéciaux de l’ONU se sont dits alarmés par la situation des Kanaks en Nouvelle-Calédonie. Des émeutes ont éclaté depuis le mois de mai sur l’archipel. Provoquées par un projet de réforme électorale, elles continuent d’émailler le territoire. Le texte, qui vise à élargir le corps électoral pour les élections provinciales, a été suspendu par Emmanuel Macron. Voté au Parlement le 13 mai, il prévoit que le scrutin, réservé aux natifs, aux habitants arrivés avant 1998 ainsi qu’à leurs descendants, s’ouvre aux personnes résidant depuis dix ans au moins en Nouvelle-Calédonie.
Or, dans un communiqué, les experts des Nations unies ont estimé que ce projet “menace de démanteler les autres acquis majeurs de l’accord de Nouméa liés à la reconnaissance de l’identité autochtone kanake, des diverses institutions coutumières kanakes, ainsi que du droit coutumier, des droits fonciers”. Ils y voient une “tentative de démantèlement de l’accord de Nouméa” qui porte “gravement atteinte” aux droits humains des Kanaks, “et à l’intégrité du processus global de décolonisation”. Selon les quatre experts, l’exécutif “n’a pas respecté les droits fondamentaux à la participation, à la consultation et au consentement libre, préalable et éclairé des peuples autochtones kanaks et de ses institutions, y compris le Sénat coutumier”. Les experts vont jusqu’à demander “l’abrogation complète” du projet de loi. Ils étrillent également la gestion des émeutes par Paris, pointant un “manque de retenue dans l’usage de la force contre les manifestations kanakes, et le traitement exclusivement répressif et judiciaire d’un conflit dont l’objet est la revendication par un Peuple autochtone de son droit à l’autodétermination”. Mandatés par le Conseil des droits de l’homme, ils ne s’expriment pas au nom des Nations unies.
Pour éclairer ce communiqué, L’Express a interrogé deux spécialistes de l’archipel : Jean-Jacques Urvoas, ancien ministre de la Justice et rapporteur de la mission sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie, et Jean-Jacques Brot, Haut-Commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie de 2013 à 2014.
L’Express : Que pensez-vous du communiqué des quatre experts de l’ONU ?
Jean-Jacques Urvoas : Je ne suis pas certain que ce soit une initiative utile. Dans le contexte de tensions que connaît la Nouvelle-Calédonie, elle a davantage besoin de voix apaisantes que dénonciatrices. Il est plus fructueux de rapprocher les points de vue que de les antagoniser. Ce communiqué fleure bon le militantisme. Les indépendantistes ont toujours considéré qu’ils pouvaient faire valoir un point de vue auprès de l’ONU et donc, régulièrement, ils en appellent à l’intervention de sa médiation. Mais la France n’a jamais considéré qu’elle était dans une situation difficile du point de vue du droit. Elle n’a jamais craint les observations, ni les encouragements. D’ailleurs les trois référendums se sont déroulés en présence d’observateurs de l’ONU sans que leur déroulement ne suscite des commentaires particuliers.
Jean-Jacques Brot : C’est tout à fait surprenant. Comment peut-on dire que le gouvernement français “piétine” ou “veut abroger” les accords de Nouméa alors que quatre des cinq principales institutions de l’archipel sont présidées par des Kanaks indépendantistes ? D’autre part, jamais on n’a entendu que le gouvernement français voulait revenir sur l’accord de Nouméa qui, de toute façon, avec le troisième référendum, est terminé. Il faut passer à autre chose. L’accord de Nouméa dit bien que si le troisième référendum est négatif, il faut se réunir pour parler de l’avenir. Cette initiative est de surcroît très surprenante, arrivant à un moment où, précisément, il n’y a pas de gouvernement français, puisqu’il est démissionnaire et où personne ne peut vraiment répondre dans une instance internationale. Alors que, précisément, parallèlement, le Forum des îles du Pacifique (FIP) a momentanément renoncé à faire une visite sur place, précisément, sans doute, en attendant qu’un gouvernement soit présent à Paris. Je trouve cette temporalité diplomatique extrêmement malencontreuse. On peut ne pas être d’accord avec la politique menée en Nouvelle-Calédonie, mais sur la base de faits réels et non pas d’une incantation assez idéologique.
Ce communiqué n’est-il pas justement à rebours des positions des Nations Unies jusqu’ici ?
Jean-Jacques Urvoas : Ce texte n’engage que ses quatre signataires, pas l’ONU ni même son Comité spécial de la décolonisation. Le communiqué n’apprend rien, n’apporte rien. Il met un peu plus de sel sur les plaies. Il est ici ou là factuellement faux. D’abord parce qu’il part d’un présupposé, selon lequel tous les Kanaks seraient indépendantistes. Ce n’est pas le cas : des élus kanaks étaient tout à fait partisans du maintien dans la France. Ensuite, parce que les signataires expliquent être “préoccupés par les allégations de violence à caractère raciste commis par les milices armées qui ont coûté la mort des trois manifestants kanaks”, et que le “gouvernement français doit prendre des mesures pour enquêter sur des violences commises lors de ces manifestations et traduire leurs auteurs en justice”. Mais c’est fait ! A l’initiative de l’autorité judiciaire qui est indépendante, le procureur de Nouméa fait son travail. Cela fait partie du caractère un peu biaisé de ce communiqué. Par ailleurs, une phrase m’a fait sursauter. Elle indique que les experts se disent “préoccupés par certains développements qui montrent une tentative de démanteler l’accord de Nouméa, feuille de route du processus de décolonisation”. Mais cet accord est malheureusement terminé. Vous ne pouvez pas démanteler un accord qui est terminé.
Jean-Jacques Brot : Lorsque j’étais Haut-Commissaire en Nouvelle-Calédonie, à ma demande et grâce au soutien du gouvernement de Jean-Marc Ayrault, on a fait la première visite d’une délégation de la Commission de décolonisation de l’ONU. Depuis lors, cette pratique a été reconduite, notamment au moment des scrutins. Il me paraît que cette initiative de quatre experts contrarie le dialogue entre le gouvernement français, au niveau diplomatique, et les commissions de décolonisation de l’ONU. La critique de la politique peut-être menée, elle existe. Mais encore une fois, pas sur la base de ces arguments qui paraissent très injustes.
Certains journaux calédoniens pointent également la présence, il y a quelques semaines, de membres du Sénat coutumier (indépendantistes) à l’ONU. Pensez-vous que ces derniers aient pu avoir une influence sur ce texte ?
Jean-Jacques Urvoas : Je l’ignore. Mais depuis ces dix dernières années le rapport à l’ONU a changé. Pendant longtemps, les loyalistes ont refusé de se rendre devant le comité de décolonisation (C24) des Nations unies, et cette tribune a été monopolisée par les indépendantistes. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. La France n’a jamais eu de difficulté particulière avec le fait que la Nouvelle-Calédonie soit classée dans les territoires à décoloniser. L’Etat ne le vit pas comme une forme infamante. D’ailleurs, l’accord de Nouméa affirme que “la décolonisation est le moyen de refonder un lien social durable entre les communautés qui vivent aujourd’hui en Nouvelle-Calédonie”. Il n’y a donc pas de sujet. Ce communiqué n’est pas une condamnation de l’ONU. Faisons la part des choses. C’est la raison pour laquelle il était utile que le gouvernement fasse ce qu’il fallait pour que les trois référendums soient incontestés dans leur déroulement et dans leurs résultats. Edouard Philippe avait demandé que tout cela puisse se dérouler sous le regard attentif de l’ONU. Cela permettait, compte tenu de l’importance que les indépendantistes placent dans les observations de l’organisation, de préparer l’avenir. Avoir un constat partagé par les Nations unies était un point précieux.
Les chefs d’entreprise auront besoin d’une quinzaine d’années pour se reconstruire.
Jean-Jacques Urvoas
Jean-Jacques Brot : Il faut raison garder. L’urgent n’est pas de créer des problèmes complémentaires sur la base d’initiatives à caractère idéologique. Il faut, en Nouvelle-Calédonie, ici et maintenant, que des initiatives soient prises pour que cesse l’enlisement de la situation. Je constate qu’il est capital, par toutes les initiatives possibles, de recréer de la confiance entre les trois entités – l’Etat, les indépendantistes et les loyalistes – qui ne se parlent plus comme elles se parlaient depuis trente-trois ans. Et ce, avec une méthode qui permet de maintenir la paix et d’aller sur un chemin de décolonisation équitable. Cette méthode a été inaugurée par Michel Rocard, Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaouen 1988. Elle a été poursuivie par les gouvernements suivants. Cette façon de discuter avec les trois entités a permis d’aller vers une autonomie extrêmement grande dans un esprit cherchant – c’est le moins qu’on puisse dire – à être respectueux du peuple premier. On était arrivés à une autonomie extrêmement large et à un soutien budgétaire considérable de la part de Paris. Le résultat n’était pas idyllique, mais il y avait plus d’avantages que d’inconvénients. Il est impératif qu’à Paris et à Nouméa des initiatives soient prises pour renouer les fils d’une confiance qui n’existe plus depuis la fin des accords de Nouméa, en 2021. Il faut revenir aux fondamentaux, discuter de la totalité des matières – économiques, sociales, culturelles – pour recréer de la confiance.
Les violences continuent toujours en Nouvelle-Calédonie. Que pensez-vous de la situation actuelle sur l’archipel ?
Jean-Jacques Urvoas : La situation est gravissime. Mettez-vous à la place des habitants de la commune du Mont-Dore, au-dessus de Nouméa, dont la circulation est bloquée depuis le 13 mai. Comment ne pourraient-ils pas douter de l’efficacité de l’Etat ? Plus largement, les chefs d’entreprise, les soignants, les lycéens qui viennent de faire leur rentrée ont besoin d’action. Si nous regardons l’avenir, il y a une responsabilité urgente de l’Etat à bouger. Et deux institutions ont la capacité de le faire. La plus évidente, la première, est le chef de l’Etat. Il a reçu les quatre parlementaires au début de l’été, il va convoquer des représentants politiques calédoniens en septembre… Mais le moment n’est plus à l’écoute. La Nouvelle-Calédonie ne peut plus attendre. La seconde institution qui peut bouger, c’est le Parlement. La présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, et le président du Sénat, Gérard Larcher, s’intéressent tous les deux à la Nouvelle-Calédonie. Ils pourraient prendre des initiatives. Ils ont cette chance infinie d’avoir dans leurs deux assemblées des représentants des deux sensibilités. Ça n’est pas arrivé depuis vingt ans. C’est un atout considérable. On ne peut plus rester dans une simple déploration de la situation.
Jean-Jacques Brot : On a régressé de quarante ans en quelques mois. La Nouvelle-Calédonie s’enlise. C’est un champ de ruines économiques. Des haines qui avaient été largement atténuées ou éteintes ont été ressuscitées. Des gens émigrent. La santé publique n’est plus assumée comme elle devrait l’être. Au nombre des 11 morts directes, il conviendra d’ajouter le nombre de personnes mortes indirectement. On a saccagé le centre de dialyse, brûlé des stocks de médicaments, détruit des cabinets médicaux. Les experts dont nous parlons pourraient avoir la rigueur de rechercher l’ethnie des morts indirectes des émeutes. Ils sont de toute nature : des Kanaks, des Wallisiens, des Polynésiens, des Européens. Ce nombre est très important. Un jour, il faudra faire les comptes. Voyons les souffrances des populations calédoniennes. Ce dossier n’est pas au nombre des affaires qui peuvent être différées. C’est une priorité nationale.
L’annonce de la fermeture de l’usine NKS de nickel du nord, programmée au 31 août, ne va pas arranger la situation.
Jean-Jacques Urvoas : C’est un désastre économique et social. Des centaines, voire des milliers de familles vont dépendre dorénavant de la solidarité nationale. Le système calédonien est-il en capacité de l’assumer ? La réponse est non ! La Nouvelle-Calédonie a besoin d’années pour se relever. Les chefs d’entreprise auront besoin d’une quinzaine d’années pour se reconstruire. On ne peut décemment pas continuer à dire “nous écoutons, nous consultons”. L’un des grands adversaires de la résolution du sujet est la lassitude des interlocuteurs métropolitains. Je vous le dis car c’est une observation que m’a partagé le président du gouvernement calédonien, Louis Mapou. Dans son dernier déplacement en métropole, il a ressenti cette lassitude. Ajoutez à cela le peu d’interlocuteurs connaissant vraiment le sujet. Au Parlement, ils se comptent sur les doigts d’une main.
Il y a un autre risque : que l’exécutif considère qu’il y a qu’un problème d’ordre public à régler – ce qui me semble être l’approche des loyalistes. Or ceux qui sont encore sur les barrages à poursuivre leurs exactions – une situation absolument condamnable et totalement inqualifiable – ont d’abord un objectif politique. On ne réglera pas la question en l’abordant uniquement du point de vue de la répression.
Jean-Jacques Brot : Des milliers de personnes sont déjà au chômage à la suite de la destruction d’environ 60 à 70 % de l’économie calédonienne. 1 500 personnes supplémentaires viennent s’ajouter depuis la fermeture de NKS. Dans quelle portion de France n’agirions-nous pas si un fait comparable survenait ? La construction de cette usine de nickel – qui a nécessité des accords français internes – correspondait à une idée d’abord de rééquilibrage et d’aménagement du territoire. Ensuite, d’émancipation des Kanaks. Enfin, il fallait s’adosser à des capitaux français. Cette usine a été soutenue, jusqu’à présent, par tout le gouvernement. Je trouve extraordinaire que certains experts de Bercy viennent maintenant nous dire que c’est épouvantable et que toute la stratégie nickel de la province nord était catastrophique. C’est en contradiction avec tout ce que l’on a encouragé, pendant des années. On n’a jamais bloqué quoi que ce soit. Au contraire ! On y a entraîné tous les présidents de la République, les Premiers ministres et les ministres depuis la construction de ladite usine. Je reconnais que le cours du nickel est très volatil, que l’Indonésie et la Chine sont des concurrents féroces qui n’ont pas de sentiments. Mais nous devons en avoir pour nos compatriotes. Je pense qu’il y a un devoir de solidarité et de continuité qui doit peser le problème : politiquement, faut-il maintenir, oui ou non, trois usines de métallurgie en Nouvelle-Calédonie ? Parmi les actes de contrition nécessaires à la reprise du dialogue, il y a aussi les décisions prises par les grands groupes internationaux.
Pensez-vous qu’une dégradation de la situation puisse entraîner une indépendance “sèche” de la Nouvelle-Calédonie dans un futur proche ?
Jean-Jacques Urvoas : Les indépendantistes ne sont pas tous irrationnels. J’ai la chance d’échanger avec des interlocuteurs responsables, qui ont conscience que de faire accéder à l’indépendance leur territoire aujourd’hui à genoux, sans ressources, dévasté, c’est en faire une proie pour des puissances prédatrices. Deux éléments sont aujourd’hui contradictoires : le fait qu’aux législatives, les indépendantistes ont montré leur force, en faisant élire à l’Assemblée nationale Emmanuel Tjibaou, fils du leader kanak Jean-Marie Tjibaou. Ils sortent légitimement renforcés de cette séquence politique. A contrario, la question économique pose problème. La logique indépendantiste voulait que l’indépendance puisse être financée par le nickel. La faillite des usines et la situation actuelle montrent que ce n’est manifestement pas possible. Un éclaircissement des intentions des forces indépendantistes devrait arriver fin d’août, avec le Congrès plusieurs fois repoussé du FLNKS – l’alliance qui rassemble les différents partis indépendantistes. Ce sera un moment sensible : si Christian Tein – chef kanak incarcéré en métropole après les émeutes – venait à être élu président du FLNKS, comme semble le souhaiter l’Union calédonienne, les rapports de force en leur sein seraient modifiés. Il faudrait en tenir compte.
Jean-Jacques Brot : Toutes les options sont sur la table. Je pense néanmoins qu’il y a encore chez les Calédoniens une résilience pour essayer de reconstruire quelque chose ensemble. J’ignore ce qui est le plus probable aujourd’hui. Mais si aucune initiative n’était prise vite, on irait vers une aggravation des troubles, un bain de sang, un exode. Le résultat serait sans doute électoralement une accession à une forme d’indépendance qui ne serait certainement pas le plus souhaitable pour l’avenir de l’archipel. Je suis d’une génération trop marquée par des décolonisations cruelles comme l’Algérie, qui pense qu’il faut éviter que des drames pareils se reproduisent. L’indépendance immédiate, qui est poussée dans certains communiqués, est une hypothèse. Ce n’est pas celle que je souhaite. J’espère qu’il est encore possible d’avoir une solution qui demeure à l’intérieur d’un ensemble français permettant de maintenir une très large autonomie.
Il revient au président de la République et au gouvernement de prendre des initiatives. Nous sommes en Océanie, la solution ne se trouvera donc que dans une discussion tripartite. En 1988, les trois acteurs ont fait chacun un examen de conscience, ont reconnu qu’ils avaient fait des maladresses. Chacun devra, vis-à-vis des deux autres, faire son autocritique et faire acte de contrition. Il faut qu’il y ait aveu, pardon, expression du regret. J’emploie à dessein des mots du champ spirituel, parce que l’Océanie a longtemps été baignée de spiritualité, de l’influence des Eglises chrétiennes et des loges maçonniques. Cette expression doit être suivie d’une discussion tenant compte des différents paramètres. Cela induit un débat large, tripartite, auquel il faudra sans doute ajouter différents interlocuteurs comme les maires de Nouvelle-Calédonie, ou les responsables des aires coutumières.
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