Il compte bien être à la hauteur de sa réputation de “guépard blanc”. Ce samedi 31 août, le sprinteur Timothée Adolphe s’élancera sur la piste du stade de France pour le premier tour du 400 mètres hommes des Jeux paralympiques 2024. L’athlète concourra avec la catégorie T11, réservée aux sportifs atteints de cécité totale. Conformément aux règles du CIO, il ne courra pas seul : pour éviter de sortir de son couloir ou de se blesser, le Français est obligé de se déplacer avec un guide, auquel il est relié par un lien attaché à sa main ou à son bras. “On court de manière totalement synchronisée, en miroir : si je lève le bras gauche, il lève le bras droit. Pour que ça marche, il faut se connaître par cœur”, résume le coureur à L’Express, à quelques jours de sa première compétition. Depuis 2017, c’est au sprinteur Jeffrey Lami que le para-athlète a décidé de confier ce rôle si particulier, qui nécessite des performances physiques exceptionnelles – à savoir la capacité d’avaler 400 mètres en 50 secondes 03, comme ce fut le cas lors du record d’Europe établi par le binôme le 15 juin dernier au stade de Charléty, à Paris.
Pour Jeffrey Lami, cette aventure est un “coup du destin”. “On a développé un lien fraternel et sportif assez incroyable, alors même qu’avant Timothée, je ne connaissais pas grand-chose au handisport”, admet le sprinter, que rien ne prédestinait à devenir guide auprès d’athlètes paralympiques. Avant 2017, Jeffrey Lami concourrait uniquement chez les valides, et faisait partie des meilleurs espoirs de sa génération, avec un titre de champion de France cadet en 2011 et plusieurs titres de vice-champion de France Espoir. Puis le jeune homme se blesse plusieurs fois la même année, connaît une “petite baisse de moral”, doute. C’est à cette période floue de sa carrière qu’il rencontre son futur binôme : “En sortant des Jeux de Rio de 2016, Timothée cherchait un guide plus jeune, avec un excellent niveau et qui ne soit pas forcément un retraité sportif. C’est là qu’il est venu me chercher”.
Pour atteindre un niveau paralympique d’exception, le binôme s’entraîne sans relâche, communique sur chaque mouvement, analyse chaque course. “Le guide ne doit pas seulement courir vite. C’est aussi une rencontre humaine, une compréhension de l’autre tellement fine qu’on n’a même plus besoin de parler pour savoir s’il est fatigué, s’il a mal, s’il va effectuer tel ou tel mouvement”, décrit Timothée Adolphe.
Pour Jeffrey Lami, l’engagement est total : en parallèle de son travail en parasport, il continue de s’entraîner pour sa carrière individuelle. En 2021, il réussit le double pari de se qualifier avec son partenaire pour les Jeux paralympiques de Tokyo en 400 mètres, et de se préqualifier avec l’équipe de France pour le relais 400 mètres des Jeux olympiques. Mais aux championnats de France, durant lesquels le sprinter doit confirmer son niveau chez les valides, il se blesse une nouvelle fois. “Moi qui voulais mener ma carrière sur les deux fronts, j’ai compris qu’il fallait choisir un camp. J’ai choisi Timothée, parce qu’il y a quelque chose de bien plus fort que la simple compétition sportive. Ensemble, je savais qu’on pouvait aller très loin”, raconte-t-il.
“C’est l’aboutissement d’une carrière”
Le 28 août 2021, à Tokyo, c’est bien aux Jeux paralympiques que le sprinteur s’illustre donc aux côtés de Timothée Adolphe, sur l’épreuve du 400 mètres. Le binôme domine très largement sa série, mais le lien qui les relie tombe au sol sur les derniers mètres, entraînant une disqualification. “Ça a été un vrai coup dur, mais on compte bien prendre notre revanche cette année. On sait que ce sera beau”, prévoit déjà Timothée Adolphe, qui ne vise pas moins qu’une médaille paralympique.
Dans le monde du parasport, ce lien particulier qui unit les deux sprinters est loin d’être unique. Dans plusieurs disciplines, comme le paracyclisme, le paratriathlon, le para-athlétisme ou encore le paramarathon, les athlètes déficients visuels ou en situation de handicap sont nombreux à être accompagnés par des guides ou des pilotes, qui leur permettent de pratiquer leur sport sans se mettre en danger ou sans sortir des pistes. Rien qu’en para-athlétisme, sept guides accompagneront ainsi quatre sportifs malvoyants durant les Jeux de Paris. Parmi eux, nombreux sont d’anciens athlètes de très haut niveau, voire d’anciens ou actuels champions olympiques.
Le sprinter Harold Achi-Yao, qui vient de participer aux Jeux olympiques de Paris 2024 en tant que remplaçant pour l’équipe de France en 4 x 100 mètres, s’est également engagé auprès de la sprinteuse malvoyante Delya Boulaghlem, qu’il guidera sur ses épreuves de sprint et de saut en longueur pour les Jeux paralympiques. Charles Renard, champion de France junior sur 200 mètres et guide de Timothée Adolphe sur les épreuves du 100 mètres, continue également en parallèle une carrière individuelle dans le but de participer aux JO de 2028 à Los Angeles. “Ces parcours d’excellence démontrent que le niveau sportif des guides est de plus en plus exigeant, c’est un vrai engagement. Souvent, ils doivent choisir entre leur carrière individuelle chez les valides et leur carrière en parasport”, explique Gautier Simounet, référent des guides de l’équipe tricolore de para-athlétisme.
L’homme en sait quelque chose : avec la sprinteuse Assia El Hannouni, cet ancien guide a gagné deux médailles d’or sur 200 mètres aux Jeux paralympiques de Pékin en 2008 et de Londres en 2012. “Quand j’ai choisi le handisport, j’avais un très bon niveau national, je faisais des championnats de France. J’aurais peut-être pu tenter de me qualifier en équipe de France olympique, sans garantie. Mais avec le handisport, je suis allé bien plus loin que ce que j’aurais un jour pu espérer”, confie-t-il. A Londres, en 2012, le jeune homme se souvient de son tour de piste devant 80 000 personnes, de la Marseillaise chantée aux côtés d’Assia El Hannouni sur le podium et des félicitations du président de l’époque François Hollande. “C’était l’aboutissement d’une carrière, et je n’ai jamais regretté mon choix”, conclut le sprinteur. D’autant que depuis ses débuts, Gautier Simounet a pu observer, ravi, la “considérable” évolution de la reconnaissance des guides aux Jeux paralympiques.
Sélection hasardeuse
“Quand j’ai gagné l’or en 2008 à Pékin, j’ai dû appeler mes parents pour leur dire, tellement les Jeux paralympiques étaient sous-traités médiatiquement. Personne ne connaissait le nom des athlètes, et encore moins ceux de leurs guides… Tout ça est en train de changer”, explique-t-il. Pendant longtemps, la différence de traitement entre les para-athlètes et leur binôme a d’ailleurs fait bondir Assia El Hannouni, octuple médaillée d’or aux Jeux paralympiques depuis 2004. “A Athènes, il y a vingt ans, le guide ne montait même pas sur le podium avec nous. Il n’était pas inscrit au départ des courses, son nom n’était pas prononcé, il ne gagnait ni médailles, ni primes”, déplore la sprinteuse. De fait, la sélection des guides est, à l’époque, parfois hasardeuse. “Il y en a qui ne se prenaient pas vraiment au sérieux, s’entraînaient peu, ne trouvaient pas vraiment leur place, ou au contraire, voulaient prendre toute la lumière”, raconte-t-elle. A mesure que le niveau de performance des para-athlètes explose, les exigences de la Fédération française handisport (FFH) sur la sélection des guides deviennent de plus en plus fortes.
Invités sur les podiums et médaillés au même titre que leur binôme à partir de 2008, les guides et pilotes des para-athlètes Français bénéficient désormais des mêmes médailles, des mêmes primes et du même entraînement que leurs partenaires. “Ils disposent également du même accompagnement sportif, psychologique et professionnel, avec les mêmes aides financières”, assure Pierrick Gireaudeau, directeur technique national à la FFH. “Nos performances en parasport sont aussi reconnues dans notre palmarès individuel, et nous avons le droit à du sponsoring, des partenariats, des détachements dans notre carrière professionnelle. C’est une petite révolution”, complète Jeffrey Lami, qui se souvient encore du temps où il ne pouvait que bénéficier difficilement, en tant que guide, des séances de kinésithérapie réservées aux para-athlètes à la suite d’une compétition.
“Ça n’a pas toujours été de tout repos !”
François Pervis, cycliste sur piste médaillé de bronze aux Jeux de Rio en vitesse par équipes, salue d’ailleurs une véritable “professionnalisation” du sport paralympique, qui passe notamment par cette reconnaissance des guides et pilotes. En 2021, alors qu’il songe à prendre sa retraite chez les valides, le Français accepte de devenir le pilote du para-cycliste Raphaël Beaugillet pour les Jeux de Tokyo. “Avant d’accepter, j’ai fait un cahier des charges à la Fédération, en expliquant le matériel qu’il nous fallait, les besoins en staff, pour l’entraînement, le financement… Ils ont tout accepté, ce qui est très symbolique”, souligne le cycliste. Cet engagement paie : ensemble, les deux coureurs remportent à Tokyo la médaille de bronze à l’épreuve du kilomètre catégorie B. “C’était une vraie victoire, un moment incroyable. Pourtant, l’entraînement n’avait pas toujours été de tout repos !”, se souvient François Pervis, qui a dû s’habituer à un vélo “très long, qui vibre de partout”, au rythme du tandem sur lequel “il faut se lever et se rasseoir de manière totalement synchronisée” pour éviter les chutes, ou encore à la gestion des entraînements entre les deux coureurs.
“Ce n’est d’ailleurs pas toujours facile de trouver le bon pilote : s’il fallait que je compte le nombre de binômes que j’ai eu durant toute ma carrière, ça prendrait du temps !”, commente Raphaël Beaugillet. En 2018, lors de sa première sélection aux championnats du monde sur piste, la Fédération propose par exemple au cycliste un pilote français vivant en Angleterre… Quand lui s’entraîne en France. “Au fil du temps, j’ai trouvé des pilotes qui me convenaient, avec qui on a battu des records personnels et décroché des médailles”, retrace le cycliste. A l’image de François Pervis ou de Quentin Caleyron, avec lequel il a remporté la médaille de bronze dans l’épreuve de vitesse Hommes B aux Championnats du monde de cyclisme UCI 2023. S’il ne s’est pas qualifié pour les Jeux de Paris, Raphaël Beaugillet se réjouit de l’intérêt des Français autour du parasport, et de la médiatisation des Jeux paralympiques 2024. “Je n’avais bien sûr pas prévu que je perdrais la vue, et que ma vie serait celle-là. Mais je n’aurais jamais cru non plus devenir athlète paralympique et décrocher des médailles. C’est absolument incroyable d’avoir cette possibilité-là. Et il faut que ça continue”, souffle-t-il.
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