En une décennie, ses méthodes implacables l’ont propulsé au panthéon de l’automobile. Coup d’éclat après coup d’éclat, Carlos Tavares s’est hissé à la tête d’un empire, Stellantis. Bouté en 2013 hors du groupe Renault par le trop flamboyant Carlos Ghosn – dont la soif de grandeur s’accommode alors peu des prétentions de son dauphin –, le Portugais remet sur pied en un temps record un Peugeot Citroën moribond. Puis la marque allemande Opel, rachetée à General Motors.
Et voilà qu’en 2021, le centralien marie PSA à l’italo-américain Fiat Chrysler. 14 marques – dont beaucoup se ressemblent et plusieurs périclitent –, un réseau d’usines pléthorique, des cultures dissemblables, une conversion à l’électrique inégale : l’opération s’annonce délicate. D’autant que la naissance du quatrième constructeur mondial, baptisé Stellantis en référence au latin stellare, “semer d’étoiles”, est célébrée en pleine période Covid. Mais, contre toute attente, la pandémie ouvre une parenthèse enchantée pour l’automobile. La demande repart. L’offre moins : les pénuries de composants freinent la reprise de la production.
Rappels et baisse des résultats
Qu’importe. Pour les constructeurs automobiles, la situation est idéale pour user pleinement de leur pricing power, à savoir la capacité à augmenter les prix avec la garantie que les clients ne fuiront pas. Carlos Tavares manie le concept avec autant d’ardeur qu’il taille dans les coûts, lui qui se décrit depuis longtemps comme un “psychopathe de la performance”. En plus des synergies et des économies d’échelle évidentes, les plans de départs volontaires sont monnaie courante, les fournisseurs soumis à une forte pression pour baisser leurs prix, de nombreuses fonctions externalisées, des activités délocalisées… Pendant trois ans, le combo pricing power et réduction des coûts fait des étincelles dans les résultats. En 2023, Stellantis annonce un nouveau bénéfice net record, à 18 milliards d’euros, quand sa marge opérationnelle oscille entre 12 et 13 % depuis sa création, un niveau digne des constructeurs premium.
Pourtant, depuis plusieurs mois, les nuages se massent dans le ciel étoilé de Stellantis. Avec retard, le groupe accuse le coup du scandale Takata. Disparu en 2017, cet équipementier japonais a commercialisé pendant des années des airbags comprenant du nitrate d’ammonium. Or, lorsqu’il est longtemps exposé à l’humidité et à la chaleur, ce composant chimique bon marché devient instable et potentiellement explosif. De quoi transformer des équipements de protection des conducteurs en véritables bombes à retardement. Un choix funeste qui a donné lieu à une vaste campagne de rappel aux Etats-Unis il y a une dizaine d’années. Et qui oblige Stellantis à procéder à son tour à des rappels en masse, tout en l’exposant à des actions collectives. Autre ennui mécanique : certains de ses moteurs à essence PureTech, qui présenteraient des problèmes récurrents susceptibles de provoquer jusqu’à leur rupture.
Dans le même temps, les résultats mirifiques du groupe fondent comme neige au soleil. Au premier semestre 2024, son chiffre d’affaires s’est contracté de 14 %, quand son bénéfice net a chuté de 48 %. A 10 %, la marge opérationnelle menace désormais de basculer sous la barre des deux chiffres. Impensable chez Stellantis, qui promet de “redoubler d’efforts pour rester à la pointe de [son] industrie” dans une réponse à L’Express. En Bourse, son action, qui tutoyait les 27 euros au mois de mars, a plongé sous les 15 euros. “C’est un euphémisme de dire que les résultats du premier semestre ont été décevants”, a lâché Carlos Tavares lors d’une visioconférence avec des analystes en juillet.
Jusqu’où peut aller la réduction des coûts?
Dans un acte de contrition tout entier adressé aux marchés financiers, il a méticuleusement listé les trois motifs de ce dévissage : le coûteux lancement de 20 nouveaux véhicules dans le monde, des difficultés opérationnelles et des stocks excessifs aux Etats-Unis. Conscient du poids du marché nord-américain – l’un des plus lucratifs – sur son activité, le dirigeant a écourté ses congés pour se rendre à son chevet, alors que le syndicat américain UAW menace d’une grève après l’annonce du report des investissements prévus dans une usine de Stellantis en Illinois. “Les résultats du premier semestre reflètent un moment de transition opérationnelle dans un contexte général exigeant”, complète le groupe.
Pas question, en revanche, de renoncer à la promesse de reverser au moins 7,7 milliards d’euros en dividendes et rachats d’actions cette année. Face à une concurrence qui tire partout les prix vers le bas, l’entreprise travaillera “encore plus dur à la réduction des coûts pour créer les marges qui [lui] permettront une redistributionaux actionnaires”, s’est engagé Carlos Tavares. “La vitesse et l’ampleur avec lesquelles nous nous reportons vers les pays offrant les meilleurs coûts nous offrent un avantage compétitif, même si cela doit nous valoir d’être impopulaires”, a-t-il déclaré fin juillet.
Mais, peu à peu, le doute gagne jusqu’au petit monde feutré des analystes financiers : le constructeur, dont les ventes sont en recul, peut-il réellement pousser plus loin cette quête quasi obsessionnelle des économies ? “Stellantis est très efficient sur les coûts. Il a privilégié la productivité au détriment de la compétitivité, qui vise un équilibre entre maîtrise des coûts et attractivité des produits. Or, si l’on rogne encore sans stabiliser le niveau des ventes, c’est une course vers le fond”, constate Philippe Houchois, de la banque américaine Jefferies. L’analyste s’interroge aussi sur les conséquences de “l’environnement conflictuel entre Stellantis et les fournisseurs, les concessionnaires, les gouvernements et les syndicats” tout en pointant du doigt “la fatigue des équipes, qui ont travaillé très dur pendant le Covid et pour opérer la fusion”.
“Stellantis doit réinvestir dans ses produits”
A l’université de Bordeaux, le maître de conférences Bernard Jullien ne fait guère mystère de ses craintes. “La baisse des dépenses de R&D par voiture devient inquiétante, la mise en commun entre les marques va très loin, à tel point que l’on se demande si l’on distinguera les modèles d’une marque à l’autre. La soutenabilité à long terme du système Tavares ne va pas de soi”, met en garde cet expert de l’automobile. Et de pointer du doigt des similitudes entre les méthodes du nouveau géant de l’automobile et celles… de l’avionneur américain Boeing : “l’extraordinaire vigilance contre tout surcoût évitable, la pingrerie à l’œuvre chez Stellantis, et qui s’applique aux salariés, aux fournisseurs et aux distributeurs afin de satisfaire les actionnaires, ressemble singulièrement à des arbitrages à la Boeing”, dont les manquements en matière de qualité et de sécurité ont été largement documentés depuis les accidents mortels de deux 737 Max ayant causé la mort de 346 personnes en 2018 et 2019.
Un rapprochement que ne renie pas Bertrand Rakoto, installé à Detroit aux Etats-Unis, directeur au sein du cabinet Ducker Carlisle. “Stellantis pourrait se retrouver dans un cas de figure similaire à celui de Boeing et d’autres entreprises ayant privilégié les résultats financiers en transférant les emplois vers des régions avec moins d’expérience. Les coupes dans les coûts ont des limites, sans quoi elles conduisent à détruire les compétences et la valeur de l’entreprise, qui finit par ne plus savoir développer des produits avec le niveau de qualité attendu”, estime l’expert automobile.
Or, s’il convient que “les procédures de rappel de véhicules arrivent souvent par lots, la politique de Stellantis consistant à aller toujours vers le moins cher a fini par devenir visible, soit parce que les rappels ont été retardés et finissent par s’accumuler, soit parce que l’obsession des prix se fait au détriment de la qualité”, explique-t-il. Et de conclure: “Stellantis doit réinvestir dans ses produits”. Charge à Carlos Tavares, en féru de course automobile, de négocier le virage pour éviter la sortie de route.
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