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“Le Bureau des légendes” : les (très) bonnes recettes d’une série à succès

La caméra à l’épaule, une respiration angoissante, un dossier portant la mention “cette opération n’existe pas. Aux yeux de la France, vous n’existez pas”. Et un décor reconnaissable entre mille : une table ovale, des murs bleus, des stores baissés, des horloges numériques calées sur les fuseaux horaires de Moscou, Paris ou Pékin. En quelques images, la référence saute aux yeux : on est dans le monde du Bureau des légendes. Derrière cette publicité diffusée sur les réseaux sociaux, se cache le lancement d’un roman par Fleuve Editions inspiré de l’univers de la série à succès. Depuis sa première diffusion, Alex Berger, le producteur, longtemps associé à Eric Rochant, essaie de faire fructifier la “marque” en surfant sur la reconnaissance du public. Les Mouettes, le livre signé Thomas Cantaloube, en librairie depuis le 29 août, est l’ultime déclinaison de cette stratégie destinée à amplifier les recettes générées par Malotru et ses comparses.

Avec ses cinq saisons diffusées entre 2015 et 2020, Le Bureau des légendes est, avec Dix pour cent et HPI, l’une des trois réussites françaises de la dernière décennie en matière de série. En s’inspirant des méthodes américaines qui ont fait le succès des Soprano, des Mad Men ou des Breaking Bad, en imposant un showrunner qui orchestre les auteurs, en tournant au rythme d’une saison par an, inédit alors pour une série française, Alex Berger et Eric Rochant, réunis à l’époque dans The Oligarchs Productions (TOP), ont marqué les esprits. Les personnages de Malotru (Mathieu Kassovitz), de Marina Loiseau (Sara Giraudeau) ou d’Henri Duflot (Jean-Pierre Darroussin) et des expressions comme le “droit d’en connaître” sont entrés dans l’imaginaire des Français. Mais pour amortir la série, il faut davantage. Des ventes à l’international, des adaptations locales, des produits dérivés.

En la matière, Le Bureau des légendes est loin d’avoir démérité. La série, acquise dans plus de 100 pays, est considérée par le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) comme le “succès majeur à l’export de ces dernières années”. Difficile de retrouver dans les comptes de la maison de production la part précise des recettes générées par Le Bureau des légendes, d’autres séries y figurant, mais, selon Alex Berger, elles s’élèvent au total à 120 millions d’euros pour un coût allant de 15 à 22 millions par saison. Autre indice de sa popularité, alors même qu’il n’y a plus eu de nouveaux épisodes depuis 2020, Le Bureau figure toujours dans le top 5 des vidéos à la demande (VOD) sur Canal +, qui détient les droits exclusifs de diffusion.

Si Eric Rochant récuse le terme de “marque”, lui préférant celui d’œuvre d’un côté et de merchandising de l’autre, Alex Berger n’a pas ces nuances : “Je crée des marques à engagement émotionnel fort. L’idée, c’est que lorsqu’on regarde une série récurrente, nos endorphines nous donnent envie de retrouver les personnages.” Plus prosaïquement, il s’agit d’entretenir autour de l’univers du Bureau des légendes une petite musique, un bruit de fond qui nourrit l’envie du téléspectateur. La concurrence entre séries est telle, les enjeux financiers si importants qu’il est crucial de rester désirable le plus longtemps possible lorsqu’on a un succès entre les mains. Mais sans le dénaturer pour ne pas le démonétiser.

Surfer sur le succès sans le parasiter

Les Mouettes, qui bénéficient d’une mise en place de 15 000 exemplaires, entrent pleinement dans cette stratégie. Rien n’a été laissé au hasard pour surfer sur le succès sans le parasiter. Pour l’écrire, il a fallu trouver quelqu’un d’assez légitime sur l’espionnage et la géopolitique sans être une super star dont la notoriété risquerait de faire de l’ombre à la série. Ce sera Thomas Cantaloube, auteur d’une remarquée trilogie à la Série noire chez Gallimard, dont l’intrigue se déroule dans les services gaulliens au moment des décolonisations.

En cours d’écriture, The Originals Productions, le nouveau nom de la structure, coéditrice, valide la cohérence des univers. “Par exemple, je voulais envoyer le directeur du service Action sur le terrain, on m’a dit que ce n’était pas possible. J’ai aussi revu le personnage de Marie-Jeanne Duthilleul que je décrivais plus dure qu’eux ne l’imaginaient”, raconte Thomas Cantaloube. Et si quelques personnages du Bureau des légendes traversent l’arrière-plan du roman, l’essentiel de l’intrigue se déroule dans le service Action avec des protagonistes inédits. “Il ne s’agit pas d’un roman tiré de la série, souligne Julie Cartier, directrice de Fleuve Editions. Ce n’est pas non plus une suite car la maison de production voulait se garder la possibilité de développer de nouveaux épisodes sans qu’il y ait eu de nouveaux personnages, ni d’arcs narratifs dont il faudrait tenir compte.”

L’auteur a également passé son intrigue au tamis de trois anciens du vrai service Action chargés de détecter ce qui ne colle pas : “Je les ai suivis sur les deux tiers de leurs remarques, comme cette obligation de revenir à Paris entre deux missions, et j’ai pris des libertés pour le reste, pour les besoins de la fiction, comme le fait qu’une même équipe ne repart pas dans une zone différente”, poursuit Thomas Cantaloube. Anecdotique ? Crucial au contraire. Car Le Bureau des légendes a bâti son succès sur la crédibilité à défaut de l’exactitude de son propos. Avec la caution non officielle mais bienveillante de responsables de la DGSE. L’ancien directeur général Bernard Emié avait, par exemple, confié à la revue Politique internationale : “Si j’avais voulu obtenir les mêmes retombées, en termes de communication, il aurait fallu que j’investisse des centaines de milliers d’euros.” La reconnaissance fut aussi médiatique : “Probablement la série le plus intelligente et la plus crédible au monde”, lançait le New York Times lorsqu’il a classé Le Bureau troisième meilleure série internationale derrière l’israélienne Hatufim (qui inspira Homeland) et la britannique Sherlock, mais devant The Crown et les aventures des Windsor.

Pas question de laisser un détail gâcher ce crédit. Alex Berger y veille jusqu’à l’obsession. Les goodies sont réduits au strict minimum : une demi-douzaine de produits très spécifiques, comme le cache caméra, vendus très confidentiellement. Pas question non plus de laisser le champ libre à ceux qui voudraient utiliser l’image du Bureau des légendes. En 2018, la société avait attaqué pour contrefaçon un livre qui utilisait une image de la série sous le titre Politique du secret. Regards surLe Bureau des légendes” (PUF). Elle avait été déboutée, mais la couverture changée et le message passé : “Notre but était de dire : n’utilisez pas notre image sans autorisation”, insiste Alex Berger qui se veut le gardien et la garant de l’esprit de la série.

Après le départ d’Éric Rochant (ici sur le tournage du Bureau des légendes), la production a dû trouver un nouveau “showrunner”.

Il a donné son feu vert à un escape game niché au cœur de Paris. De trois à six joueurs passent deux heures en situation “bureau des légendes”, avec des comédiens jouant des rôles inspirés de la série, dans des décors récupérés sur le tournage. Le lieu connaît un joli succès, en accueillant 20 000 personnes par an. L’exposition sur les espions à la Cité des sciences et de l’industrie attirait aussi de nombreux fans avant d’être stoppée par le Covid. Même réussite avec l’Atlas secret du renseignement piloté par l’historien Bruno Fuligni chez Gründ, dont la troisième édition sort le 5 septembre. Le livre est illustré par des photos de la série, mais l’essentiel consiste à mettre en cartes et en chiffres le monde du renseignement. “J’essaie de faire de la vulgarisation de qualité, avec ce label Bureau des légendes qui désinhibe des lecteurs qui pourraient avoir peur d’un livre destiné à des spécialistes”, explique Bruno Fuligni. Chacune des deux premières éditions s’est vendue à 5 000 exemplaires, selon Edistat.

En revanche, d’autres tentatives comme le jeu de rôles, le livre pour enfants et le Dictionnaire de l’espionnage n’ont pas profité de l’aura de la série, preuve que l’exercice n’est pas si simple. “Exploiter une marque au-delà de l’œuvre elle-même permet d’engranger d’autres revenus, de lui créer une durée de vie plus longue et d’accroître la renommée du producteur. Mais si les acteurs de l’animation y parviennent depuis quinze à vingt ans, avec un public d’enfants qui se renouvelle constamment, c’est moins facile avec un public d’adultes”, constate Valérie Bourgoin, ex-directrice de l’audiovisuel au CNC, désormais formatrice.

” Une notoriété partout dans le monde”

Pour Le Bureau des légendes, l’un des tests sera l’accueil réservé au remake américain, dont les droits ont été achetés par Paramount. Produite par George Clooney, en cours de tournage à Londres avec des stars comme Michael Fassbender et Richard Gere, The Agency devrait être diffusée en 2025. Le remake ne devrait pas gonfler à court terme le chiffre d’affaires de The Originals Productions, car les recettes sont traditionnellement versées sous forme de royalties, une fois les frais de production amortis.

En revanche, il peut créer un nouvel appétit pour l’œuvre ou pour d’autres projets. “Il y a des adaptations qui sont plus connues que les originales et peuvent avoir un effet de catalyseur sur des projets de remake dans d’autres pays”, confirme Xavier Rambert, responsable d’études chez Glance-Médiamétrie, qui cite la série japonaise Mother, qui a connu un succès mondial après un remake en Turquie. “On l’a vu avec Hatufim et Homeland ou BeTipul et En thérapie, les adaptations relancent l’intérêt ; chaque série nourrit l’autre”, appuie Serge Hayat, entrepreneur dans l’audiovisuel.

Mais l’équipe détentrice des droits du Bureau des légendes a conscience que seuls de nouveaux épisodes en France permettront d’entretenir sur le moyen terme la notoriété – et la monétisation – de la série. Le départ d’Eric Rochant, sur fond de désaccords avec Alex Berger, a freiné les développements. Avec sa nouvelle structure, Maui Productions, Eric Rochant a plusieurs projets : Bandi avec sa fille pour Netflix, Il faudrait interdire les dimanches après-midi pour Arte et une série sur le cyberespionnage. Dans ces conditions, pas question de replonger comme auteur, même s’il reconnaît que Le Bureau lui a apporté “une notoriété partout dans le monde et une confiance en lui”.

Beaucoup avaient espéré que Jacques Audiard, réalisateur des deux derniers épisodes de la saison 5, prendrait le relais, mais la greffe n’a pas pris et le dénouement a suscité la perplexité, parfois le rejet, chez les fans. Un nouveau projet est lancé, Le Bureau Afrique, avec comme showrunner Tarik Saleh, le réalisateur suédois d’origine égyptienne de La Conspiration du Caire et de Le Caire confidentiel. Le profil séduit, mais il veut terminer sa trilogie cinématographique avant de se remettre à l’écriture de la série. Pas de quoi espérer une diffusion avant 2026. D’ici là, Les Mouettes et le remake américain ont la lourde tâche d’entretenir la passion pour le “droit d’en connaître”. Sans décevoir. Mission impossible ?




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