Chaque été, alors que les rédactions se vident et que les plages se remplissent, un sujet resurgit dans l’actualité : l’ennui. Ce sentiment serait, à en croire la plupart des articles traitant de cette thématique, en voie de “disparition” dans les pays développés. Rien qu’en juillet 2024, une demi-douzaine de rédactions, dont TF1, Le HuffPost, ou encore La Vie se sont ainsi fait écho de cette supposée “raréfaction”.
Happées par la frénésie de notre mode de vie moderne, les jeunes générations auraient ainsi été “privées” de cette sensation. De retour en tête des ventes de livre avec son dernier roman, intitulé Jacaranda, l’auteur Gaël Faye est l’un des plus ardents défenseurs de cette idée : rares sont les interviews dans lesquelles l’auteur ne parle pas du “braquage” que les écrans, les réseaux sociaux et l'”arsenal technologique” actuel auraient opéré sur nos vies, nous ôtant la possibilité de ressentir ce sentiment de vide.
Disparu, l’ennui ? Contrairement aux idées reçues, l’abondance des distractions contemporaines n’en a en réalité jamais eu raison. Ce serait même plutôt l’inverse, à en croire les études épidémiologiques sur la question : quand bien même l’usage des réseaux sociaux ou des écrans s’est massivement répandu, le sentiment d’ennui a progressé dans de nombreux pays ces dernières années. Une évolution conjointe qui interroge les scientifiques : et si nos nouvelles passions, au lieu de nous divertir, avaient renforcé notre lassitude ?
Aux Etats-Unis, berceau de ces nouvelles technologies, une étude publiée en 2020 dans la revue scientifique Journal of Adolescent Health montre que le sentiment d’ennui s’est accru de 1,7 % par an depuis 2008 chez les lycéens – 100 000 d’entre eux ont été suivis pour l’occasion. En France, les sondages les plus récents sur la question accréditent aussi cette tendance. Même constat en Chine : une méta-analyse publiée en 2023 dans la revue de psychologie Personality and Individual Differences et portant sur une soixantaine d’études montre un renforcement de ce sentiment chez les étudiants chinois.
L’ennui n’est pas mort
Avant les réseaux sociaux, la télévision et la radio avaient, elles aussi, été accusées d’avoir “tué” l’ennui. Preuve que la question n’est pas nouvelle, le père de la philosophie analytique Bertrand Russell (1872-1970) s’inquiétait déjà de sa disparition : “Nous ressentons moins d’ennui, mais nous en avons plus peur”, alertait-il ainsi dans Boredom and Excitement. The Conquest of Happiness, son ouvrage de référence sur le sujet, publié en 1930.
Les études statistiques sur la question le rappellent : l’ennui ne se mesure pas au nombre d’heures passées à ne rien faire. Ce sentiment dépend en réalité de différents facteurs, comme la nature de la tâche exécutée, sa redondance, sa difficulté, le sens que l’on y trouve, mais aussi, et plus généralement, l’état mental des personnes, leur santé ou encore leurs conditions socio-économiques.
Ainsi, le fait d’être occupé, par exemple en consultant les écrans, n’immunise en rien contre le désœuvrement, réel ou ressenti : tout dépend de l’usage qui est fait de l’activité en question. Une série d’expériences menées au Canada illustre ce mécanisme. Celle-ci a récemment montré que passer de vidéo en vidéo, zapper, accélérer, le mode de consommation premier d’Instagram, de Facebook ou de TikTok, était en soi plus susceptible de renforcer l’ennui qu’un visionnage sans interruption, comme le proposent YouTube ou Netflix. Et ceci, que le contenu soit jugé intéressant ou non.
Inactivité ou ennui ?
Alors que les réseaux sociaux se sont imposés comme le premier réflexe contre l’ennui, ceux-ci pourraient en réalité accélérer la diffusion de ce sentiment, estiment ainsi les chercheurs, dont les travaux ont été publiés début août dans Journal of Experimental Psychology, la revue de l’Association américaine de psychologie. Une hypothèse partagée par de plus en plus de scientifiques, qui rappellent toutefois qu’il existe des causes bien plus importantes à la diffusion du sentiment d’ennui, en particulier l’augmentation des cas de dépression, caractérisée notamment par une perte d’intérêt pathologique.
Des recherches antérieures avaient déjà montré qu’une plus grande utilisation des médias sociaux était liée à un niveau d’ennui plus élevé, mais les mécanismes sous-jacents n’étaient jusqu’à présent pas bien compris. Pour les explorer, les chercheurs ont donc eu l’idée de demander à quelques centaines d’étudiants de visionner différents contenus, contre quelques dollars, et de les observer.
Par moments, les volontaires pouvaient zapper autant qu’ils le souhaitaient. A d’autres, le logiciel utilisé les empêchait de le faire. Avant et après les visionnages, les volontaires ont répondu à une série de questions sur leur degré d’ennui mais aussi sur leur satisfaction. Au total, sept expériences ont été menées, avec chaque fois des configurations légèrement différentes.
Zapper contre l’ennui, une passion contre-productive
Ces résultats sont bien sûr à prendre avec des pincettes : ils ont été obtenus dans des conditions expérimentales et sur de très petits échantillons, de l’ordre de quelques centaines de participants chaque fois. Ce que font quelques étudiants volontaires ne présume pas toujours de la variété des réactions de l’ensemble de la population. Mais ces expériences ont le mérite de mettre en lumière nos comportements à l’égard de ces divertissements. “Les réseaux sociaux apparaissent comme l’échappatoire le plus accessible. Sauf que, en passant d’un contenu à l’autre, les utilisateurs ne s’engagent pas assez, ce qui les empêche de trouver autant de sens que dans une vidéo plus longue”, résume à L’Express Katy Tam, auteure principale de l’étude et chercheuse à l’université de Toronto (Canada).
De ce comportement paradoxal, qui jaillit de l’urgence naturelle de vouloir se débarrasser de l’ennui, peut ainsi naître ce que Katy Tam appelle des “boucles de rétroaction”. “Les gens peuvent être à la poursuite d’un désir insaisissable, vouloir par exemple regarder quelque chose de toujours plus stimulant, et ainsi ’scroller’ indéfiniment, ce qui risque de renforcer l’ennui préalable”, poursuit la spécialiste. Qui n’a jamais eu la sensation de quitter les réseaux sociaux plus frustré et las qu’avant ?
Le piège des réseaux sociaux
Selon Katy Tam, cette boucle peut aussi être renforcée par une sorte de “fear of missing out” (également connue sous le sigle Fomo), cette peur de rater quelque chose associée à une grande consommation numérique. A la fin de l’expérience, les volontaires ont dû répondre à la question suivante : “Avez-vous eu l’impression de ne pas avoir regardé suffisamment de vidéos ?” La plupart des personnes qui ont pu zapper ont répondu oui. L’inverse s’est produit pour ceux qui ont regardé une vidéo en entier.
C’est là tout le paradoxe des réseaux sociaux : on y reste souvent faute de mieux, en attendant qu’un contenu plaisant arrive. Parfois sans prendre de plaisir, en faisant confiance à la sélection concoctée pour nous par les algorithmes, parce qu’un jour on y a trouvé des vidéos stimulantes. Un peu comme ceux qui, au casino, tirent inlassablement le levier des machines à sous, dans l’espoir de se refaire malgré les pertes.
La comparaison entre le scrolling et les jeux d’argent est séduisante. Les deux fonctionnent sur la même base, ils provoquent du plaisir de façon “aléatoire”. C’est une stimulation forte pour le cerveau : de nombreux travaux ont par exemple montré chez la souris que la libération de dopamine était plus élevée lorsque celle-ci ne s’attend pas à trouver de la nourriture plutôt que lorsqu’elle s’y attend.
Des casinos numériques ?
Pour certains experts, dont l’addictologue américaine Anna Lembke, auteure de Dopamine Nation, les deux activités présenteraient même le même pouvoir addictif. Une thèse elle aussi très en vogue dans les médias. Mais, à ce jour, seuls les jeux d’argent sont considérés comme addictifs par le consensus scientifique. Les réseaux sociaux font certes l’objet de comportements compulsifs, mais ne semblent pas en mesure de générer une addiction au sens médical du terme.
Ces controverses sont plus importantes qu’elles n’y paraissent. Car, d’une part, zapper sur les réseaux sociaux est un phénomène massif. En moyenne, selon les études citées par les chercheurs de Toronto, les étudiants ouvrent leurs réseaux sociaux toutes les six minutes, et vérifient leur smartphone 35 fois par jour. Savoir que la pratique peut se révéler contre-productive est donc important, surtout si l’on souffre d’ennui.
D’autre part, le sujet est trop souvent considéré comme léger, voire tourné en dérision. Il n’a, en réalité, rien d’anodin. “L’expérience chronique de l’ennui est associée à divers problèmes de santé mentale tels que la dépression, l’anxiété, le stress, l’apathie, l’anhédonie [NDLR : la perte de la capacité à ressentir des émotions positives], ou à la somatisation”, rappelle l’étude du Journal of Experimental Psychology.
L’ennui est sans cesse confondu avec l’oisiveté. D’où le fait qu’il soit souvent érigé en rempart face au capitalisme et ses cadences, comme l’a fait la philosophe Mazarine Pingeot en juillet dernier dans The Conversation. D’où le fait aussi que le sujet fasse couler de l’encre principalement en été, période propice aux temps mous, à l’arrêt. Mieux vaudrait pourtant faire l’éloge de la lenteur et de la nonchalance, plutôt que de l’ennui.
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