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Armes nucléaires : le plan titanesque des Etats-Unis face à la Chine et la Russie

La fin de la Guerre froide avait sorti de l’esprit des Européens le risque d’apocalypse posé par les armes nucléaires, qui avait longtemps fait partie de leur quotidien. Les menaces lancées par Vladimir Poutine avec l’invasion de l’Ukraine l’ont réintroduit brutalement. Ce n’est pas le seul symptôme d’un basculement dans une nouvelle ère. La bipolarité russo-américaine est remise en cause par la Chine, dont l’arsenal ne cesse de s’accroître dans l’opacité. De nouvelles puissances “dotées” émergent : la Corée du Nord, déjà ; l’Iran si elle le décide, et d’autres États, demain, s’ils y voient la seule façon d’assurer leur survie. En 1964, le réalisateur Stanley Kubrick avait titré son film satirique Docteur Folamour ou : comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe. Ce “fol amour” a repris le monde et complexifie le jeu des puissances.

EPISODE 1 – Armes nucléaires, la surenchère : comment l’Ukraine a dû renoncer à sa bombe

EPISODE 2 – Poutine et la bombe nucléaire : le risque d’apocalypse

EPISODE 3 – La Chine et son colossal arsenal nucléaire : les dessous de la mystérieuse expansion de Pékin

Ce 18 juillet 2023, une brume enveloppe le port de Busan en Corée du Sud. Au large, un monstre de 170 mètres de long et près de 17 000 tonnes émerge et s’approche avec lenteur. Il est accueilli par de petits remorqueurs qui l’aident, sous une averse, à s’amarrer. L’USS Kentucky est l’une des armes les plus létales que possèdent les Etats-Unis. Comme les 13 autres sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) de la classe Ohio, il possède dans ses entrailles 20 missiles continentaux. Ses fusées Trident peuvent contenir plusieurs ogives nucléaires de 100 kilotonnes (les W76-1) ou de 455 kilotonnes (les W88, plus de 20 fois la puissance du Fat Man largué sur Nagasaki).

L’événement a été suivi avec attention par les chancelleries du monde entier. Voilà près de quatre décennies que Washington n’avait pas laissé l’un de ses SNLE faire escale chez son allié sud-coréen. Mais il y avait urgence à le rassurer, car la Corée du Nord dispose de plusieurs dizaines de bombes atomiques et multiplie les essais de missiles balistiques. Ce signalement stratégique s’adresse également à Moscou, Pékin et aux autres : les autorités américaines sont plus que jamais engagées auprès de leurs plus proches alliés.

L’escale à Busan était la huitième d’un SNLE en dehors d’un port d’attache depuis 2015 – il n’y en avait eu aucune les quinze années précédentes. Elle s’inscrit dans une séquence de réaffirmation inédite de la puissance nucléaire américaine. Contestés comme jamais depuis la guerre froide, les Etats-Unis se sont lancés dans un programme de modernisation titanesque de leur triade nucléaire. 1500 milliards de dollars doivent permettre de remplacer tous les sous-marins Ohio, quarantenaires, par des SNLE nouvelle génération et tous les vieux Minuteman stationnés dans des silos disséminés dans le Wyoming, le Montana et le Dakota du Nord par des missiles Sentinelle. Et, aussi, d’ajouter à sa flotte aérienne des bombardiers à la furtivité sans égale, les B-21 (700 millions de dollars pièce).

Des débats difficiles à venir

Cette triade a pour rôle de transporter les 1770 ogives nucléaires déployées par les Etats-Unis en 2024, selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Sipri), contre 1710 pour la Russie. Mais est-ce suffisant pour dissuader non plus un, mais deux adversaires principaux ? Non. Washington pourrait être contraint “d’étendre son arsenal nucléaire” si la Russie et la Chine, qui vise la parité avec les deux autres d’ici à 2035, ne changent pas leur trajectoire, a averti l’un des conseillers de Joe Biden sur ces questions, Pranay Vaddi. Cette course aux armements pourrait survenir à l’expiration, en février 2026, du traité New Start, dernière restriction majeure du stock d’ogives nucléaires mondiales. Celui-ci prévoyait de limiter à 1550 le nombre de têtes déployées par les Etats-Unis – et autant pour la Russie.

photo non datée diffusée par le Commandement central américain, le 5 novembre 2023, montrant un sous-marin américain à propulsion nucléaire de classe Ohio

Dans certains cercles stratégiques, on plaide déjà pour faire grossir l’arsenal nucléaire américain. “Les planificateurs qui font du ciblage souhaitent disposer d’un nombre suffisant d’armes pour répondre à toutes celles se trouvant de l’autre côté de la barrière, du côté des adversaires”, explique Ankit Panda, chercheur au Carnegie Endowment for International Peace, à Washington. Qu’une frappe nucléaire puisse venir en riposte à une autre, et ainsi de suite. Des solutions intermédiaires sont aussi envisagées : “Pour dissuader les Chinois, en plus des Russes, la réponse pourrait être plus qualitative, avance Rose Gottemoeller, négociatrice de New Start pour l’administration Obama. Nous disposons de 3700 ogives en réserve, il sera possible d’en augmenter le nombre dans les missiles sans augmenter le stock global.”

Pour éviter toute course aux armements, des tâches stratégiques, comme la destruction de silos, pourrait être confiées à des armes conventionnelles. “Nous ne vivons plus vraiment dans un monde où seules des armes nucléaires peuvent menacer d’autres armes nucléaires, comme du temps de la guerre froide, souligne Ankit Panda. Cela va nous conduire à des débats très difficiles sur le juste équilibre entre capacités conventionnelles et nucléaires.”

“Le monde nucléaire pourrait changer très vite”

Le dilemme pourrait être vertigineux si la Russie et la Chine, dans la droite ligne de leur “amitié sans limites” exprimée en 2022, optaient pour une coordination de leurs politiques nucléaires. “Une coalition entre Pékin et Moscou placerait les Etats-Unis en situation d’infériorité, le monde nucléaire pourrait changer très vite”, s’inquiète un haut gradé ayant fait une partie de sa carrière au sein des forces nucléaires françaises.

“Après la fin de la guerre froide, on coupait dans les programmes et on réduisait le nombre d’armes nucléaires”, rappelle Hans Kristensen, directeur de la Fédération des scientifiques américains, une organisation indépendante faisant référence en matière de prolifération. “Cette tendance s’est envolée, déplore-t-il. On compte toujours plus de pays qui insistent sur l’importance, à long terme, de ces armes.” Face à la menace nord-coréenne, la Corée du Sud envisage de plus en plus sérieusement d’en acquérir. L’escale de l’USS Kentucky à Busan vise, aussi, à l’empêcher de prendre ce chemin.




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