La France penche-t-elle à droite ou à gauche ? La question de l’orientation idéologique du pays n’a jamais été aussi cruciale et débattue, alors qu’Emmanuel Macron cherche désespérément une majorité viable au Parlement. Pour beaucoup, c’est une évidence : vieillissante, la société française deviendrait de plus en plus conservatrice. Une droitisation qui alimenterait la montée en force du Rassemblement national. Tout le mérite de l’essai La Droitisation française. Mythe et réalités est de questionner, avec des chiffres, ce cliché.
Son auteur, Vincent Tiberj, est professeur en sociologie politique à Sciences Po Bordeaux et chercheur au Centre Emile Durkheim. Il rappelle qu’au-delà des sondages les indices longitudinaux, bien plus fiables sur le temps long, fournissent une autre image de notre pays. Les Français se disent de plus en plus tolérants en matière de genre, de minorités sexuelles ou de libertés individuelles. En 1981, seuls 29 % des répondants estimaient par exemple que “l’homosexualité est une manière acceptable de vivre sa sexualité”. Depuis le début du XXIe siècle, les niveaux d’acceptation de l’homosexualité dépassent les 80 %, voire même les 90 %. Même chose côté diversité. En 1992, 44 % des répondants considéraient que les immigrés sont une source d’enrichissement culturel ; en 2022, ils étaient 76 %. Si les actes antisémites peuvent connaître des bonds inquiétants comme après le 7 octobre 2023, l’antisémitisme recule en tant qu’opinion. Les stéréotypes associant les juifs au pouvoir ou à l’argent ont régressé dans les années 2010. La tolérance à l’égard des musulmans français progresse également, même si les émeutes en banlieues en 2005 ont pu marquer un recul temporaire.
Selon Vincent Tiberj, cette tendance vers l’ouverture culturelle est portée par le renouvellement générationnel et l’élévation du niveau de diplôme. En revanche, sur le plan socio-économique, les Français se montrent plus fluctuants entre libéralisme et demande d’un Etat plus social. Cadres et indépendants restent majoritairement favorables à la liberté d’entreprendre, tandis qu’ouvriers et employés réclament de la protection et de la redistribution. Mais, régulièrement, on constate un phénomène “thermostatique” : quand la droite est au pouvoir, les demandes sociales tendent à remonter, alors que quand la gauche gouverne elles baissent.
Droitisation “par en haut”
Pour le sociologue, ces données ne permettent en tout cas pas de conclure à une “droitisation par le bas”. En revanche, il y aurait eu une droitisation “par en haut”, à travers le discours médiatique (symbolisé par une chaîne comme CNews) et l’offre politique, dont l’évolution d’Emmanuel Macron est représentative. Mais comment expliquer le grand écart entre l’état de l’opinion et les résultats électoraux, avec une gauche qui ne recueille, en gros, plus qu’un tiers des suffrages ? Vincent Tiberj met avant une “grande démission” des citoyens français, marquée par la progression des abstentionnistes, qui rejettent le vote, comme celle des “non-alignés” (les électeurs se plaçant au centre ou refusant de se positionner sur l’axe gauche-droite), qui ne se reconnaissent plus dans l’offre politique. Le phénomène renforce le poids électoral des boomers comme des groupes socialement plus favorisés, plus fidèles dans les urnes et qui penchent en moyenne plus à droite.
Vincent Tiberj aborde aussi d’autres évolutions sociales moins favorables à la gauche politique. L’individualisme érode le sentiment d’identification et de solidarité à une classe sociale. Par ailleurs, le refus de la mondialisation et l’opposition à l’immigration ne se font plus uniquement au nom de valeurs culturelles, mais aussi de logiques économiques, les immigrés pouvant être perçus par les partisans de la redistribution comme les principaux bénéficiaires de l’Etat-providence.
Mais, même s’il s’appuie sur de nombreux chiffres, l’essai souffre lui-même de biais idéologiques évidents. On pourra répondre à l’auteur que la droitisation des intellectuels ou des médias n’est en réalité qu’un rééquilibrage, là où la gauche culturelle a longtemps bénéficié d’une hégémonie, notamment dans les médias publics. On sourit aussi en lisant que “l’orthodoxie budgétaire” l’aurait emporté sur les plans médiatique ou politique, alors que les déficits ne cessent de se creuser et que même un gouvernement présenté par ses détracteurs comme “néolibéral” a longtemps manié le “quoi qu’il en coûte”. L’ouvrage n’aborde pas non plus en profondeur la question de l’insécurité, préoccupation importante notamment au sein des classes populaires. Si les homicides ont fortement baissé depuis trente ans, les indicateurs de la délinquance sont récemment remontés. Le débat de savoir de quel côté penchent les Français reste donc ouvert, et durera au moins jusqu’à ce que le pays retrouve une majorité stable. Mais on referme ce livre avec une certitude : les sociologues universitaires semblent, eux, bien immunisés contre tout phénomène de droitisation…
La Droitisation française. Mythe et réalités, par Vincent Tiberj. PUF, 144 p., 15 €.
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