Quel meilleur moment pour faire le bilan d’une vie que les obsèques, nécrologies ou oraisons funèbres ? Dans Pompes Funèbres (Perrin), le grand historien Michel Winock dresse le portrait d’une dizaine de personnalités de la IIIe République, célèbres (Victor Hugo, Jules Ferry, Jean Jaurès…) ou méconnues (Louis Rossel, Hubertine Auclert…), à partir de leur fin. L’occasion notamment de constater que les médias de l’époque n’avaient nul besoin de réseaux sociaux pour cracher leur venin sur une dépouille. Ernest Renan, pourtant académicien et administrateur du Collège de France ? Une “vieille vache pourrie” selon Léon Bloy, un “homme répugnant” à en croire La Croix. Emile Zola ? Toujours dans La Croix : “Toute une génération se corrompit à ses écrits d’une impudeur sans précédent. Zola ne s’est pas suicidé, paraît-il, soit ! Il n’en était pas encore là ; mais combien en ont eu assez de la vie, après avoir lu Pot-Bouille ! Combien ont été dégoûtés d’un monde où ne se mouvait qu’une société tarée ! Combien ont fui la pureté réparatrice des champs, dont il ne montra que le fumier dans La Terre !”.
Pour L’Express, Michel Winock revient sur les disparitions de quelques-unes de ces grandes figures républicaines. Le professeur émérite des universités à Science Po remet aussi en cause la comparaison “boiteuse” entre Emmanuel Macron et le maréchal Mac Mahon brandies par la gauche (“Jules Simon, ce n’est pas Lucie Castets”), tout en critiquant le manque de lucidité politique du locataire de l’Elysée.
L’Express : Pourquoi avez-vous voulu faire le portrait d’une dizaine de figures de la IIIe République à travers leurs funérailles ?
Michel Winock : Parce que leurs disparitions ont suscité, dans le public ou la presse, une émotion, mais aussi l’occasion de dire ce qu’on pensait de ces différentes personnalités. Au XIXe siècle, contrairement à aujourd’hui, on ne prenait pas de gant pour parler des morts. On pouvait parfaitement dire le plus grand mal de celui qui venait de mourir. Par exemple, Ernest Renan, l’auteur de La Vie de Jésus, fait à sa disparition l’objet d’une vindicte dans la presse catholique malgré sa réputation de savant. Tout ça parce qu’il a commis le sacrilège d’avoir ôté à Jésus Christ son caractère divin. Défroqué, Renan fait figure de Judas.
Zola, à sa mort, est lui aussi victime des anathèmes de toute la droite nationaliste et conservatrice. Il est perçu comme un écrivain pornographique et, surtout, l’auteur de J’accuse. Le moment de la mort cristallise ainsi des passions. Mais la mort peut être un événement politique en elle-même, à l’image de l’assassinat de Jaurès ou de la disparition d’un président comme Sadi Carnot ou Félix Faure.
Les funérailles les plus grandioses sont celles de Victor Hugo en 1885…
Hugo, c’est l’enterrement du siècle. Il est le premier depuis le début de la IIIe République à être panthéonisé, puisque le Panthéon avait été rendu antérieurement à l’Église. Et c’est un spectacle incroyable, avec un million de personnes sur le parcours, de l’Arc de triomphe jusqu’au Panthéon. Des Français ont dormi à belle étoile sur les allées des Champs Élysée pour ne pas rater l’événement.
Hugo est à la fois le grand écrivain et le grand républicain. Le grand écrivain, car il sait tout faire : roman, poésie, théâtre, discours, articles… Et parmi ses livres, Les Misérables ont été lus par un public qui dépassait de loin celui des lecteurs réguliers. Sur le plan politique, il est l’homme qui a dit non jusqu’au bout au coup d’Etat de Napoléon III. Comme le dit l’un de ses vers, “Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là”. Malgré la loi d’amnistie de 1859, Hugo est resté exilé jusqu’à la fin du Second Empire. Il est ensuite l’une des grandes voix du siège de Paris, lançant un appel aux Allemands pour faire la paix, puis devenant l’un des héros du patriotisme parisien. Un canon fondu porte même son nom. Et puis il devient sénateur, jouant un rôle politique jusqu’au bout. Même avant sa mort, ses 80 ans donnent lieu à un spectacle inouï. Le ministre de l’Education vient le voir en personne pour le féliciter, tandis que défilent devant sa fenêtre des milliers de citoyens. Hugo, c’est une icône.
Mais même pour lui, il y a eu des attaque violentes à sa mort…
Comme souvent, les extrêmes se rejoignent. La droite catholique n’a pas pardonné à Hugo son anticléricalisme. Mais le pompon revient au socialiste Jules Guesde, chef du Parti ouvrier, qui écrit dans Le Cri du peuple : “Ce Béranger solennel, ce chantre impénitent d’un Dieu qui n’a jamais existé, d’une famille qui existe de moins en moins, d’une patrie qui ne saurait exister qu’en tuant l’humanité, appartient à l’ennemi, au vieil ordre des choses que la mission historique du prolétariat est d’enterrer, et que le nouveau 93 redouté d’Hugo jettera à l’égout !”.
@lexpress ???? « Macron n’a pas fait que procrastiner, il s’est cogné au réel. » Il a fallu au président comprendre, étape par étape, ce qui lui était arrivé avec cette dissolution. L’analyse de notre journaliste, Eric Mandonnet. #macron #dissolution #législatives #premierministre #apprendresurtiktok #tiktokacademie #Sinformersurtiktok #newsattiktok
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Pourquoi avez-vous débuté votre livre par la figure méconnue de Louis Rossel, communard patriote aujourd’hui délaissé par la droite comme la gauche ?
Je l’ai découvert à travers les ouvrages de Roger Stéphane. Il y a aussi eu un téléfilm en 1966 de Jean Prat avec Sami Frey. Rossel est un personnage extraordinaire, un “aventurier” qui s’est engagé dans une cause qui n’était pas la sienne. Il se retrouve dans la Commune, et est même nommé ministre de la Guerre, alors qu’il n’est pas socialiste. C’est un soldat, un républicain protestant écœuré par la réédition de Bazaine à Metz, d’où il est revenu pour rejoindre Gambetta à Tours, et continuer à se battre. Lorsque la Commune éclate le 18 mars 1871, il envoie sa démission au ministre de la Guerre : “Il y a deux partis en lutte dans le pays, je me range sans hésitation du côté de celui qui n’a pas signé la paix et qui ne compte pas dans ses rangs de généraux coupables de capitulations”. Mais dans la Commune, il est déphasé. Lorsqu’il prend le commandement militaire, Rossel se retrouve avec des combattants, certes pleins de bravoure, mais dépourvus de tout sens de la discipline et de la hiérarchie, alors que lui veut appliquer les règles de l’armée. Lors de la Semaine sanglante, il se réfugie chez un ami, mais il est dénoncé, arrêté, condamné à mort et fusillé. C’est un destin tragique, qui fait penser à De Gaulle, qui lui aussi a dit non à l’armistice et a été condamné à mort par coutumace. C’est le même refus de se rendre, la volonté de continuer le combat par patriotisme.
Rossel reste une figure méconnue car ayant fait la Commune, la IIIe République ne lui a pas réservé un sort très élogieux. Mais la gauche socialiste ne pouvait pas non plus en faire un héros, même s’il était un républicain avec une sensibilité sociale. Cette figure fascinante est donc restée dans l’obscurité.
Comme Mona Ozouf, vous appelez à ne pas faire d’anachronisme au sujet des positions colonialistes de Jules Ferry…
Quand François Hollande prononce en 2012 l’éloge de Jules Ferry pour ses lois scolaires, il se croit tenu de rappeler que d’autres parties de l’œuvre sont moins recommandables – une allusion à la politique coloniale. Mais toutes les puissances européennes se livrent alors à la colonisation. Jules Ferry a voulu une politique de grandeur pour faire oublier l’humiliation de 1870. Il a d’ailleurs dénoncé les méthodes employées en Algérie, critiquant les “dépossessions” imposées aux Arabes et proposant des réformes qui provoquent la colère des colons. Ce n’est pas l’affreux impérialiste tel qu’on le présente aujourd’hui. Ne jugeons pas le XIXe siècle avec notre système de valeurs né de la Seconde Guerre mondiale et de la décolonisation.
En revanche, s’il y a un point sur lequel on peut critiquer Ferry, c’est son absence de vision et de politique sociales. C’est un grand bourgeois convaincu que l’émancipation du peuple se fera par l’école. Son grand rival Clemenceau, lui, a un vrai programme social, avec une série de propositions qui deviendront des lois. Autant il est donc anachronique de faire à Ferry un procès sur la colonisation, autant sur l’aspect social, il a été défaillant.
Dans le chapitre sur JeanJaurès, vous exprimez de la sympathie pour Maurice Barrès…
Le paradoxe de Barrès, c’est qu’on peut, à juste titre, le classer comme le fondateur d’un nationalisme xénophobe et antisémite. Un affreux ! Mais c’est aussi un grand écrivain qui a eu une influence considérable sur les esprits de gauche comme de droite, dont Jaurès et Blum.
Ce qui m’a fasciné, c’est que Barrès et Jaurès sont adversaires autour de l’affaire Dreyfus comme au sujet de la loi des Trois ans qui augmente la durée du service militaire en 1913. Et pourtant, ils se respectent et s’estiment. Quand Barrès apprend la mort de Jaurès, il écrit immédiatement une lettre à sa fille Madeleine, lui disant qu’il aimait son père et “a toujours souffert de devoir être séparé de lui”. Puis il se rend à son chevet. Cela provoque la colère d’une partie de l’extrême droite. Pourquoi ces deux-là s’estimaient-ils au-delà de la politique ? Ce qui les liait, c’était la culture. Barrès et Jaurès se rencontraient au Palais Bourbon ou dans une librairie, parlant de Pascal ou de Georges Sand. C’était une autre époque. On n’imagine pas aujourd’hui quelqu’un d’extrême gauche disant son estime pour un homme ou une femme de la droite dure… ou réciproquement.
Que pense l’historien des comparaisons entre Emmanuel Macron et Mac Mahon ?
La dissolution a été une énorme bêtise. Personne n’a compris un geste narcissique, une sorte de caprice. Le président s’est piégé lui-même, et tente de trouver une solution. Macron a eu tort de balayer la gauche de Lucie Castets. Rationnellement, il peut bien sûr dire que le Nouveau Front populaire se serait rapidement fait renverser. C’est vrai, mais au-moins fallait-il lever l’hypothèque. Cela aurait pu détacher une partie des socialistes de cette alliance. Mais Macron n’a fait que consolider l’union de gauches. Pourtant, il y a des contradictions fondamentales dans cette associations entre socialistes et Insoumis, comme on le voit au sujet de la demande de destitution ou des manifestations voulues par Mélenchon. C’est une alliance purement électorale, dont le champion est Olivier Faure. Mais, à mon sens, Macron a commis une erreur tactique en ne laissant pas le NFP aller jusqu’au bout.
Macron a commis une erreur tactique en ne laissant pas le NFP aller jusqu’au bout
Et la comparaison avec Mac Mahon brandie à gauche ?
Rappelons les faits. En 1876, les élections donnent la majorité aux républicains, alors que les monarchistes dominaient jusque-là. Président élu pour 7 ans, Mac Mahon n’est pas républicain, mais il est obligé de désigner un président du Conseil de cette nouvelle majorité, Jules Simon. A la suite de diverses péripéties, dont des manifestions catholiques, Simon démissionne du fait de la volonté de Mac Mahon, qui désigne comme chef du gouvernement le duc de Broglie, pourtant dans la minorité monarchique. Mais cette comparaison entre Mac Mahon et Macron est boiteuse, car il n’y a pas aujourd’hui de majorité au Parlement. Jules Simon, ce n’est pas Lucie Castets.
Macron a tort de procrastiner, d’attendre je ne sais quoi pour y aller. Cela ne peut que pousser la gauche radicale dans la rue, et obliger les socialistes à rester solidaires. Au fond, Macron n’est pas un grand politique. Très intelligent, il a parfois des idées remarquables, notamment en politique étrangère. Mais en matière de politique intérieure, il a toujours voulu gouverner d’en haut, de la présidence et de l’Elysée. Cela fonctionne tant qu’on a une majorité absolue et alignée. Mais depuis 2022, c’est fini. Macron a été rattrapé par un régime de plus en plus parlementaire, où les choses se jouent au moins autant au Palais Bourbon qu’à l’Elysée. Il ne paraissait guère prêt pour ce grand tournant.
Pompes funèbres, par Michel Winock. Perrin, 350 p., 22,50 €.
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