Jamais Yevheniy Korinets n’aurait pu imaginer qu’il représenterait un jour l’Ukraine aux Jeux paralympiques de Paris 2024. Il y a à peine trois ans, ce jeune homme jovial travaille encore comme kinésithérapeute dans un centre de rééducation pour enfants atteints de troubles musculosquelettiques, à Jytomyr, à 140 kilomètres à l’ouest de Kiev. Sa carrière dans une équipe de volley-ball régionale a pris fin brusquement quelques années auparavant, à cause d’une blessure. Comme des centaines de milliers d’Ukrainiens, il s’engage dans l’armée le 24 février 2022 : “Un devoir”, selon lui. Un peu plus d’un an plus tard, une mine explose dans sa tranchée, près de Bakhmout, dans le Donbass. Il faut amputer sa jambe gauche : commence alors le long chemin de la reconstruction.
Un appel de son ancien coach le convainc de rejoindre l’équipe paralympique de volley assis début 2024. “C’est un tout nouveau sport pour moi. La taille du terrain, la hauteur du filet, les mouvements, tout est très différent”, témoigne auprès de L’Express Yevheniy, qui fait partie des 140 athlètes ukrainiens présents à Paris – la plus grande délégation de l’Ukraine indépendante. “Participer aux Jeux paralympiques est un moyen de faire parler de notre pays dans le monde entier, de montrer qu’on continue de se battre sur tous les fronts, malgré les difficultés de la guerre. C’est une autre façon de défendre l’Ukraine”, raconte-t-il.
Les athlètes ukrainiens sont d’autant plus motivés que 90 Russes participent sous bannière neutre aux compétitions, malgré l’intense campagne de Kiev pour l’empêcher. Signe du malaise ambiant, Oleksandr Komarov, un nageur originaire de la région de Donetsk, qui a raflé le bronze en 200 mètres nage libre (en catégorie S5), a refusé d’être pris en photo sur le podium avec le médaillé d’argent russe Kirill Pulver. “Nous savons tous que c’est une neutralité de papier”, a-t-il cinglé.Le jour suivant, il gagnait la première médaille d’or ukrainienne et battait le record du monde en 100 mètres nage libre.
La guerre continue pendant les Jeux paralympiques
Oleksandr Komarov, qui se déplaçait déjà en fauteuil roulant, a failli mourir lors du siège de Marioupol par l’armée russe (au moins 25 000 morts et 95 % des bâtiments de la ville portuaire détruits). “Cela fait maintenant deux ans et demi que je suis à l’étranger et que je m’entraîne seul, avec mon entraîneur à distance, également originaire de Marioupol, mais qui s’est réfugié en Ukraine libre”, a précisé l’athlète de 37 ans à un média ukrainien. Le président du comité paralympique ukrainien, Valeriy Souchkevitch, n’a pas non plus caché son indignation : “La Russie, une fois de plus, mène des guerres […] malgré la trêve olympique, a-t-il fustigé. Elle le fait de manière particulièrement cynique pendant les Jeux paralympiques, parce que la conséquence de toute guerre est que des milliers et des milliers de personnes se retrouvent avec un handicap.”
Dans ce contexte dramatique, la ferveur des Jeux olympiques continue en Ukraine avec les Paralympiques. Partout dans le pays, ont fleuri des affiches avec des portraits des para-athlètes et ce message : “La volonté de gagner.” La compétition a une résonance toute particulière dans ce pays où le handisport ne cesse de se développer, à mesure que le nombre de blessés augmente. De 20 000 à 50 000 Ukrainiens ont dû être amputés depuis 2022 à cause d’une blessure de guerre, selon différentes estimations des ONG. “Après une blessure, un soldat doit continuer à vivre malgré les limitations physiques, retrouver un sens à sa vie. C’est compliqué de trouver une motivation, quand l’adrénaline de la guerre s’arrête d’un coup, explique Yevheniy, le volleyeur. Le sport remplace ce manque d’adrénaline et aide les combattants blessés à socialiser.”
Sur un stade du centre de Kiev, une dizaine de sportifs jouent au football, appuyés sur des béquilles. Ces anciens combattants se retrouvent deux fois par semaine, à l’initiative de l’association ukrainienne du ballon rond. L’atmosphère est bon enfant, le jeu très technique. Les prothèses traînent sur le bord du terrain, plus petit que la normale, où s’affrontent deux équipes de six joueurs, tous sur une jambe. Sauf les gardiens de but, qui sont amputés d’un bras.
Se faire de nouveaux amis
Volodymyr Samous s’élance avec aisance sur ses béquilles, en sautant sur son unique jambe, évite avec virtuosité les défenseurs, s’approche des cages et tire. Le quadragénaire vit depuis deux ans avec une prothèse après une blessure à Avdiïvka, en juillet 2022. Une fois par semaine, il parcourt 320 kilomètres depuis sa ville de Hloukhiv à 10 kilomètres de la frontière russe, dans la région de Soumy, pour venir jouer avec l’équipe. “J’apprécie ce moment qui me permet de respirer, de décrocher un peu de la réalité. Ces derniers temps, là où j’habite, les Russes nous bombardent tous les jours”, relate-t-il. Après sa journée dans la capitale, Volodymyr retrouvera son village encore un peu plus détruit par la guerre. “Là-bas, il y a d’autres gens blessés, mais beaucoup ont été renvoyés au front, rapporte-t-il. Moi j’ai été exempté car l’amputation est haute : je suis souvent déséquilibré lorsque le terrain n’est pas plat ou sur la neige. Mais si l’amputation est en dessous du genou, tu repars au front [NDLR : avec une prothèse].”
Depuis deux ans, le vétéran s’est donc lancé avec passion dans le football, et participe à des compétitions internationales. Le pays compte une équipe pour amputés depuis 1999, et depuis 2022 de nouvelles équipes régionales se forment. Dmytro Rjondkovskyi, le coach handisport à la fédération ukrainienne, espère bientôt lancer une compétition nationale. “Diriger des entraînements et développer ce sport est ma manière de remercier nos héros, ceux qui se sont battus pour notre pays sur le champ de bataille et qui le représentent désormais sur les terrains”, déclare-t-il. Et d’ajouter : “C’est bon pour leur forme physique, mais aussi leur santé mentale – car ils peuvent entrer en contact avec des gens qui traversent des expériences similaires, se faire des nouveaux amis.” A plusieurs, il est aussi plus facile de dédramatiser par l’humour. “L’autre jour, deux de nos meilleurs joueurs sont allés au magasin de sport pour acheter des chaussures pour une compétition européenne. L’un a pris la chaussure droite et l’autre la gauche. Ils sont revenus en disant que c’était une bonne affaire !”, s’amuse Dmytro.
Sur le plan physique, le bénéfice est indéniable. “Le foot permet de renforcer les muscles des bras, du dos, l’équilibre, mais surtout je me sens plus en confiance quand je marche avec ma prothèse car ma jambe valide est beaucoup plus forte”, précise Olha Benda, qui a perdu l’autre dans le Donbass en 2017. Cet espoir du football ukrainien participera à la Coupe du monde en Colombie en novembre avec l’équipe féminine nouvellement créée. Et fréquentera d’ici là le centre d’entraînement de Lviv, dans l’ouest du pays, mis en place après le début de la guerre, et qui sert aussi de centre de rééducation pour les soldats blessés.
Comme la plupart des para-athlètes, Olha observe un changement d’attitude de la population, que le conflit a habituée à voir des blessés graves. “Je n’ai jamais caché ma prothèse, au contraire. En 2017, les gens, surtout les enfants, se retournaient dans la rue, me montraient du doigt. Aujourd’hui, ce n’est plus du tout le cas : les parents éduquent leurs enfants, et jour après jour, je vois de plus en plus de respect dans leurs yeux”, note Olha. “Le regard sur nous a changé car la nation a changé”, abonde Lina, la seule joueuse de l’équipe dont le handicap n’est pas lié à la guerre mais à une malformation de naissance. “C’est bien la seule vertu de la guerre, poursuit-elle. D’une certaine manière, elle rend la société plus tolérante.”
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