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Des bus pour les juifs à Londres : le multiculturalisme mène au “vivre-séparé”, par Anne Rosencher


A la fin du mois de juillet, je suis partie en vacances en jetant, je l’avoue, un regard un peu envieux à nos voisins britanniques. La passation de pouvoir entre deux adversaires politiques acharnés – le conservateur Rishi Sunak et l’actuel premier ministre travailliste, Keir Starmer –, avait été un modèle de courtoisie démocratique et d’élégance politique (toutes choses que nos représentants semblent incapables de secréter). “Je commencerais par féliciter le Premier ministre : alors qu’il s’apprête à endosser sa charge formidable, il mérite nos meilleurs vœux à tous, avait déclaré Rishi Sunak, à la Chambre des communes, avec un sourire si sincère que je l’ai encore en persistance rétinienne. Quels que soient les différends que nous pouvons avoir au sein de ce Parlement, je sais que chacun dans cette Chambre ne saurait perdre de vue le fait que nous sommes tous motivés par notre désir de servir nos électeurs, notre pays, et de faire avancer les principes auxquels nous croyons honorablement.”

Une pointe d’envie, donc. Mais qui n’a pas duré. Car les dernières semaines ont révélé, outre-Manche, des tensions et des tourments identitaires qui, par leur ampleur, semblent encore plus graves et dangereux que les nôtres. Il y eut, d’abord, au cœur de l’été, comme une promesse de guerre civile. Elle faisait suite au meurtre, le 29 juillet, de trois petites filles, sauvagement attaquées au couteau dans une école de danse de Southport (au nord-ouest de l’Angleterre). L’affaire avait, bien sûr, ému le pays. Puis, dans les jours suivants, provoqué des manifestations anti-immigration violentes – un centre pour migrants visé, une mosquée menacée… –, en grande partie organisées par des mouvements d’extrême droite, dont l’English Defence League. En face, des cortèges islamistes, parfois armés, entreprirent également de faire la démonstration de leur force. Comme à Bolton, le 4 août, où une foule d’hommes vêtus de noir a scandé des menaces à l’unisson. C’était fin juillet/début août. La magie des JO battait son plein. La rentrée a, ensuite, apporté son lot de tracas et de “breaking news”. De sorte que nous n’avons pas pris la mesure de ce qui s’était passé, ces jours de fièvre, au Royaume-Uni. Ni compris l’alerte que cela constituait.

Et maintenant, venons-en à cette nouvelle récente, que j’ai dû relire plusieurs fois pour vérifier qu’elle n’était pas un canular : ce mercredi 4 septembre, le maire de Londres Sadiq Khan a annoncé avoir mis en place une ligne de bus dans le nord de la capitale à destination des juifs : “J’ai été sensible aux témoignages de familles effrayées par les insultes et les menaces dont elles faisaient l’objet lors de leur changement de bus”, a-t-il expliqué. Désormais, donc, une ligne dédiée reliera Stamford Hill à Hackney et Golders Green à Barnet – quartiers où vivent de nombreux juifs orthodoxes, facilement reconnaissables à leur tenue. La BBC nous apprend qu’en réalité, cela fait plus de dix ans que des juifs londoniens réclamaient cette ligne “sécurisée”. Mais depuis le 7 octobre, l’antisémitisme islamiste s’est tellement déchaîné dans les rues de Londres que cette requête devenait nécessité – rappelons, au passage, que le très sérieux quotidien The Telegraph titrait, le 7 mars dernier, sur le fait que la capitale britannique était devenue une “no-go zone” pour les juifs, à cause de la tournure virulente, menaçante et identitaire qu’y prenaient les manifestations de soutien aux Palestiniens.

Du multiculturalisme au séparatisme

A bien des égards, le 7 octobre a agi en “stress test” pour les sociétés occidentales. L’exemple britannique nous montre à quel point le modèle multiculturaliste poussé à son terme conduit au séparatisme. La sacralisation de la différence, la mise en avant des coutumes particulières plutôt que le socle commun et l’accommodement avec les injonctions politiques des religions ne pacifient pas les sociétés. Elles les antagonisent ; les rendent vulnérables aux conflits qui se jouent à des milliers de kilomètres.

Les hérauts du multiculturalisme n’ont que le mot de “vivre-ensemble” à la bouche, mais il a une drôle de tête leur vivre-ensemble : celle de bus pour les juifs.

Le modèle français, que nous avons laissé s’effriter, est censé nous protéger de cela : en reléguant au second plan les revendications particulières, en réclamant la discrétion des cultures d’origines, notre héritage philosophique est souvent critiqué (notamment par les Anglo-Saxons) pour son “manque de tolérance”. Mais c’est au contraire en fabriquant de la citoyenneté républicaine qu’on cimente une société. Cet état esprit perdure chez beaucoup de Français de toutes origines, de toutes religions. C’est pourquoi nous n’en sommes pas au niveau des tourments du Royaume-Uni. Mais ne nous leurrons pas : notre nation a déjà en partie basculé dans le modèle multiculturaliste, et la partition géographique qui va avec. Si nous continuons ainsi, si nous ne nous rapproprions pas l’universalisme républicain, nous irons au-devant d’irréversibles dangers.




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