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La guerre entre Etats et géants du numérique a-t-elle commencé ? Par Gérald Bronner


Le bras de fer entre les Etats et les géants du numérique a pris un tour nouveau depuis que l’actualité a vu deux pays qui, sans se coordonner, ont pris une mesure radicale. D’une part, la France, le 26 août, a interpellé puis mis en examen le milliardaire Pavel Dourov, fondateur de l’application multi-usage Telegram, parce que celle-ci est utilisée par des pédocriminels autant que par des terroristes sans que l’entreprise ne réponde jamais aux 2 460 réquisitions qui lui ont été faites sur notre territoire. D’autre part, le Brésil, par la voix du juge de la Cour suprême Alexandre de Moraes, a suspendu l’utilisation du réseau social X. Une première.

De part et d’autre de cette ligne de front, les combattants s’accusent d’incarner une forme de tyrannie. Ainsi, Elon Musk a-t-il déclaré : “La liberté d’expression est le fondement de la démocratie et, au Brésil, un pseudo-juge non élu est en train de la détruire.” De quel côté se situe véritablement la liberté dans ces affaires ? Internet a été porté originellement par nombre d’innovateurs à la sensibilité libertaire, notamment à l’université de Californie à Los Angeles. Il a été conçu comme la possibilité d’un monde décentralisé imprégné par l’idéologie des années 1960 que, d’une certaine façon, les slogans de mai 68 synthétisent : “Il est interdit d’interdire”.

Témoin, un texte qui s’est largement diffusé en 1996 et écrit par un militant de la cause, John Perry Barlow : Déclaration d’indépendance du cyberespace. Le titre même indique la volonté de conférer un statut d’extraterritorialité à ce nouveau monde. Il y défend l’idée qu’aucun Etat ne devrait pouvoir imposer quoi que ce soit à la liberté pure qui se diffuse par ces nouveaux réseaux. Comme toutes les utopies, ces libertaires espèrent l’avènement d’un homme nouveau qui vivra sans hiérarchie, pourra changer d’identité à volonté et forgera ses représentations du monde grâce aux consensus émergents de l’intelligence collective. Barlow place d’ailleurs en exergue de son manifeste une phrase de Thomas Jefferson, l’un des fondateurs de la démocratie américaine : “La vérité peut se défendre toute seule”.

Adopter une forme de pragmatisme moral

Il ne fait plus tellement de doute qu’à rebours de ces espoirs utopiques, ces mondes numériques, s’ils peuvent aider à faire progresser les démocraties – et l’on songe au rôle de Facebook en Tunisie lors des printemps arabes -, les minent aussi de l’intérieur. Et “non”, la vérité ne peut pas se défendre toute seule. C’est du moins la conclusion à laquelle aboutit un article de la revue Nature de 2023 par une méta-analyse de 496 articles de sciences sociales computationnelles.

Les résultats sont contrastés mais vont globalement dans le sens de l’inquiétude : les démocraties ont beaucoup à craindre du fait que les médias numériques favorisent la polarisation homophilique. Et plus encore sans doute, du fait que toutes les formes de populismes sont favorisées par l’utilisation plus fréquente de ces médias. Enfin, la plupart des recherches aboutissent à des associations préjudiciables entre la consommation de médias en ligne et réseaux sociaux et la méfiance envers diverses institutions essentielles de la vie sociale comme le gouvernement ou la politique en général, les médias ou même encore les vaccins.

Avant de trouver un équilibre raisonnable dans ce bras de fer, il faudra avoir la patience des années et conserver en tête deux choses. La première est que toute expression inconditionnelle de la liberté – comme paraissent la défendre Musk ou Dourov – peut aboutir à des formes de tyrannies : il suffit pour s’en rappeler de relire Le Léviathan de Thomas Hobbes.

A l’inverse, inscrire dans le marbre de la loi, comme on a souvent voulu le faire, la chasse aux fausses informations, nous fait prendre le risque qu’une telle disposition puisse devenir liberticide entre les mains d’un pouvoir autoritaire. Et nous sommes tous témoins de ce que les cieux démocratiques sont tourmentés et imprévisibles en ce moment. Le plus sage est donc d’adopter une forme de pragmatisme moral qui saura – au cas par cas – montrer la force de l’Etat s’il le faut face à l’arrogance de ceux qui, le cœur sur la main, défendent surtout leurs intérêts économiques.

Gérald Bronner est sociologue et professeur à Sorbonne Université.




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