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Gucci, Richemont, Porsche… Au pays de Xi Jinping, le bling-bling fait moins recette

Au cœur de Shanghai, façon Tate Modern de Londres, une usine reconvertie accueille des expositions d’art contemporain. Le long du fleuve Huangpu, dans ce “Power Station of Art”, se tient jusqu’au 24 novembre une rétrospective “Gabrielle Chanel”, tandis qu’à moins de 200 kilomètres de là, à Hangzhou, la célèbre griffe aux C entrecroisés organisera son défilé “Métiers d’arts”, en décembre. Au programme aussi, ces jours-ci, “L’or de Dior” tient salon au Guardian Art Center de Pékin. Tant d’efforts pour étaler le faste des grandes maisons parisiennes, à contre-courant de la morosité que l’on prête à l’économie chinoise, voilà qui peut surprendre. De fait, 2024 ne restera pas dans les annales du luxe. Les ventes en Chine pourraient reculer de 15 %, après le rebond de 12 % de 2023, année du retour à la vie normale dans le pays.

Les grands noms sont avares de chiffres précis. On sait néanmoins que Gucci et Burberry ont subi des revers cinglants au deuxième trimestre, marqué par une chute de leur chiffre d’affaires de plus de 20 %, voire 30 % en Asie-Pacifique. Richemont – Cartier, Van Cleef & Arpels, Jaeger-LeCoultre…- a aussi laissé des plumes. Les Chinois aisés cessent de collectionner les montres – l’horlogerie suisse a vu ses exportations tronquées d’un tiers en juillet – et modèrent leur consommation de spiritueux. “Le cognac Hennessy est pénalisé par une demande locale faible sur le marché chinois”, reconnaissait le groupe LVMH cet été, tandis que Rémy Cointreau constatait “une poursuite du déstockage de la catégorie whisky en Chine”.

“La raison essentielle, c’est la crise de l’immobilier”

Le consommateur local se détourne aussi des grosses cylindrées allemandes. Porsche se révèle incapable de lutter face à la concurrence inexorable des Li Auto et autres NIO, dans un contexte de guerre des prix sans merci. Les livraisons de la firme de Stuttgart ont chuté de 33 % au premier semestre. “Au sein d’un même segment, une voiture chinoise est 25 % moins chère qu’une européenne”, constate Catherine Garrigues, responsable de la gestion Actions chez Allianz GI. BMW et Porsche ne sont plus compétitifs. Ce dernier s’était introduit en Bourse en mettant en avant une success story chinoise qui aujourd’hui se dégonfle. Installé en Chine depuis une dizaine d’années, le consultant Jacques Roizen constate de son côté que “les constructeurs chinois produisent des voitures électriques aux allures de Land Rover, avec des finitions remarquables, vendues entre 35 000 et 45 000 dollars. Aujourd’hui, je ne connais personne qui achète autre chose qu’une voiture électrique chinoise, y compris parmi la classe moyenne supérieure”.

La fin du bling-bling au pays de Xi Jinping ? Rien d’étonnant à ce coup de frein sectoriel, pointe Catherine Garrigues, dans une économie qui ralentit : “La raison essentielle, c’est la crise de l’immobilier, secteur qui avait tiré la croissance pendant des décennies.” François Chimits, analyste au Mercator Institute for China Studies, confirme que la débâcle de la pierre explique la perte de confiance des ménages. “Entre 60 et 80 % de leurs richesses financières sont placées dans l’immobilier. Or les prix des logements ont dévissé d’environ 20 %, ce qui a provoqué une dégradation de l’effet richesse.” Autrement dit, les propriétaires se sentent appauvris et redoublent de prudence. Le taux d’épargne approche désormais les 40 %, un niveau très élevé. “En moins de deux ans, les dépôts bancaires sont passés de 90 % du PIB à 115 %”, ajoute le spécialiste. Cette inquiétude, Bing Yuan, gérante-analyste chez Edmond de Rothschild, l’a constatée cet été dans son cercle de trentenaires résidant à Pékin : “Au sein de la classe moyenne, chez les salariés, il y a davantage d’incertitudes face à l’emploi. Dans la tech ou dans la finance, mes amis m’ont aussi confié leur peu d’espoir de décrocher des bonus cette année, qui représentent une part significative de leurs revenus.”

Dépenses en biens de consommation de luxe en Chine en milliards d’euros

Au-delà de ces ressorts conjoncturels, de façon plus profonde, les comportements évoluent, poursuit cette analyste financière : “On observe un vrai changement des préférences, notamment parmi les jeunes, avec des dépenses plus rationnelles, la recherche de biens de qualité, innovants, différents. Les consommateurs n’hésitent plus à analyser précisément chaque produit. En cosmétique par exemple, ils étudient la formule des crèmes, se renseignent sur l’efficacité des ingrédients.” Et puis, après les frustrations des confinements, les jeunes pratiquent davantage de sport en plein air, au profit des marques d’équipement haut de gamme. Quand les trenchs Burberry sont boudés, les doudounes italiennes Moncler et les parkas du canadien Arc’teryx s’arrachent.

Chanel, Hermès, Vuitton et Dior : un club très sélect

Les vénérables maisons de luxe à l’européenne, elles, continuent de jouer la carte de l’intemporel. Dans ce club très sélect, Jacques Roizen, fondateur du Digital Luxury Group, en distingue deux : Hermès et Chanel. “Ces groupes ont su maintenir une constance remarquable dans leur capacité à offrir un produit d’exception, fondé sur un savoir-faire et une créativité sans équivalent. Elles s’adressent à une clientèle très fortunée, ce qui les protège des fluctuations économiques.” Selon les estimations de BofA Global Research, elles se sont même autorisé des hausses de prix de 6 à 12 % en 2024. Certes, les ventes du sellier ont marqué le pas au deuxième trimestre. Mais elles continuent de croître, à un rythme de plus de 5 %. “Quant à Louis Vuitton et Dior, ce sont des magiciens de la segmentation, complète Jacques Roizen. En plus de séduire les consommateurs les plus aisés, ils réussissent à capter de nouveaux adeptes au sein de la classe moyenne chinoise, grâce à des produits plus accessibles comme les sneakers, sans nuire à leur image de marque. Cette deuxième clientèle a réduit ses dépenses dans le luxe et se concentre sur Chanel, Hermès, Vuitton et Dior. Elle considère ce type d’achats comme des investissements et vérifie si ces produits prennent de la valeur sur le marché de l’occasion.”

Variation sur un an du chiffre d’affaires en Asie-Pacifique au deuxième trimestre 2024

Les plus privilégiés, eux, ont repris les voyages internationaux. Avec le Japon comme destination shopping favorite. Une escapade à Tokyo pour faire ses emplettes est vite rentabilisée, vu la faiblesse du yen – la devise a reculé de 30 % face au renminbi depuis 2019. Les sandales Oran d’Hermès s’y payent 9 % moins cher qu’à Pékin, le sac Neverfull de Vuitton ou les escarpins slingback J’adior, avec une décote de 11 %. Ce lèche-vitrine opportuniste a fonctionné à plein régime au premier semestre. Saint Laurent (Kering) a vu ses ventes japonaises bondir de 42 %. LVMH parle d’une “croissance à deux chiffres” dans l’archipel. D’une manière générale, “les ventes de produits de luxe au Japon ont bondi de 49 % au deuxième trimestre, en grande partie grâce aux Chinois”, confirme Gillian Diesen, gérante chez Pictet AM. Plutôt que les seules données domestiques, mieux vaut, donc, surveiller les dépenses globales de la population chinoise dans ce segment. Celles-ci pourraient au pire accuser un repli de 8 % cette année et, dans le meilleur des cas, croître de 4 % par rapport à 2023, estime Jacques Roizen.

Les experts sont unanimes, un regain de croissance fera chauffer les cartes bancaires, notamment dans les plus hautes sphères. Pour autant, le Parti ne semble pas prêt à lâcher du lest. “Des mesures de relance budgétaire sont censées intervenir courant septembre, mais il y a peu de chances qu’elles favorisent la consommation”, déplore François Chimits. Pourquoi ? “La première hypothèse est que l’orientation politique de Xi reflète une vision de l’économie tournée vers les capacités techno-industrielles des secteurs stratégiques, à des fins géopolitiques, avec en ligne de mire Taïwan, voire les Etats-Unis.” Le consommateur n’a pas sa place dans ce projet. La deuxième réponse, moins anxiogène, est de nature idéologique. Après tout, rappelle-t-il, “dans la vision marxiste, la consommation est un luxe bourgeois aux intérêts limités”. On avait presque fini par l’oublier.




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