C’est normalement le moment qui déclenche des sueurs froides chez les constructeurs. Mais dans les locaux du Français Crosscall, on éprouve un certain plaisir à utiliser des machines de torture de smartphones. Ici, l’une d’elles jette les mobiles de deux mètres de haut sur une froide plaque de béton. Là-bas, un bras robotisé frotte des heures durant un morceau de jean au dos de l’appareil avec l’entêtement d’un enfant agaçant. Plus loin, une boîte permet de plonger le téléphone dans un froid polaire ou la chaleur d’un désert. Et une bassine de l’immerger “dans un litre de diesel”, pointe un ingénieur dans le laboratoire situé à Aix-en-Provence. Pourquoi tant de haine ? Car ils peuvent le supporter. La robustesse est le premier argument de vente des portables Crosscall, pas toujours très esthétiques, aux lignes agressives et aux angles saillants. Un positionnement à part, sur le marché.
Cyril Vidal, son patron, a eu le déclic en 2009, au moment où les premiers iPhone brillent autant par leurs folles capacités que par leur fragilité. Les ateliers de réparation et les concepteurs de coques de protection fleurissent un peu partout. Lui décide plutôt de s’attaquer à la racine du problème : l’appareil lui-même. Ses premiers modèles – flottants, ou tout simplement résistants – lui permettent de se tailler une réputation chez les sportifs, amateurs ou professionnels, de l’extrême, des skippers aux freeriders (qui pratiquent un sport en dehors de tout cadre formel, par exemple le ski hors piste). Pour eux, le téléphone est surtout un accessoire de secours. Un soin particulier est donc donné à la simplicité d’usage et à la batterie. Des smartphones solides négligeant forcément d’autres aspects. Outre l’esthétique, sur Internet, les testeurs étrillent son appareil photo. Les IA génératives embarquées, comme sur les iPhone d’Apple – dont la 16e édition vient tout juste d’être présentée – ne sont a priori pas pour demain.
“Je suis un artisan du téléphone mobile”, confie Cyril Vidal, qui adapte désormais ses solides téléphones – baptisés Core, Stellar ou Action – au monde professionnel. C’est ici que Crosscall empoche aujourd’hui les trois quarts de son chiffre d’affaires – 114 millions d’euros lors du dernier exercice fiscal (+ 40 % depuis 2019) – grâce à des contrats avec la SNCF ou encore Leroy Merlin, tant pour les cols-bleus que blancs. Des appareils “garantis cinq ans”,une rareté dans le milieu, insiste Cyril Vidal, par fierté plus que par véritable nécessité. La SNCF n’a en effet dénombré que “17 casses d’écrans en quatre ans”, sur 25 000 produits, vante-t-il.
La personnalisation des smartphones, elle, passe par du software, par exemple des couches logicielles renforçant la sécurité ou des applications spéciales dédiées au e-commerce. Mais aussi par des accessoires, des scanners, des superstations de charge, des supports pour véhicules. Une publicité pour l’iPhone 3G, l’un des tout premiers, est restée célèbre pour sa phrase : “Il y a une application pour cela”. Crosscall dirait, pour chaque métier : “Il y a un téléphone et un accessoire pour cela”.
Services aux gouvernements
Mais l’autre axe, encore assez neuf, et peut-être le plus prometteur, est celui du “BtoG”. La vente aux gouvernements. Crosscall équipe déjà la police française avec 300 000 appareils, ce qui en fait vraisemblablement “l’un des plus gros contrats de téléphonie d’Europe”, s’avance l’entreprise. Les forces de l’ordre dubaïotes et finlandaises – d’où les tests extrêmes – ont aussi été convaincues. Crosscall concentre désormais ses forces sur la communication critique. Ses mobiles sont équipés des toutes dernières technologies radio utilisées par des forces de l’ordre et de secours. Chaque pays développe en ce moment même son propre système. Début septembre, Crosscall a annoncé avoir été sélectionné afin de tester le réseau d’urgence “Sirdee” en Espagne. A la clé peut-être, la mise à disposition de plusieurs dizaines voire centaine de milliers d’unités supplémentaires. Et une sorte de circuit en sens inverse : avoir les bonnes grâces des officiels permettra selon eux d’être attractifs auprès des entreprises locales, et pourquoi pas in fine des consommateurs-baroudeurs.
Grâce à ce développement à l’international, pays par pays, Crosscall espère atteindre 300 millions d’euros de chiffre d’affaires à horizon cinq ans. Et doper son nombre d’appareils écoulés : 4,5 millions d’unités à ce jour depuis sa création, soit 2 % des ventes d’Apple sur une seule année, actuellement. Ce vaste chantier a été confié à Nicolas Zibell. Un stratège qui a fait ses gammes chez Alcatel. L’Europe est son premier objectif. Cyril Vidal lui souffle dans l’oreille qu’il rêve, à terme, des Etats-Unis. Il faudra pour ça du cash. Le patron est prêt à faire entrer un nouvel investisseur majoritaire. Techniquement, c’est vendre. Mais l’entrepreneur entend bien garder les rênes de l’entreprise de 200 salariés, dont 140, à Aix. Car le Marseillais d’origine a un ultime rêve : relocaliser en France une production, un “savoir-faire” actuellement en Chine, “comme tout le monde”. Ici, l’écueil pourrait être de devoir gonfler ses coûts, donc ses prix. Concurrencé par des marques comme Caterpillar, mais aussi et surtout le géant coréen Samsung, qui propose des offres aux professionnels, Crosscall est déjà “cher”, et le reconnaît. Mais le pari de la “durabilité”, de la “souveraineté” dans le monde clinquant et fragile du smartphone demeure une “belle histoire”, souligne Cyril Vidal. La seule qu’il veut raconter.
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