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Jean Arthuis : “L’annualité de la loi de finances est un exercice qui confine à l’absurde”


Jean Arthuis connaît bien Michel Barnier. Les deux hommes furent tous les deux ministres entre mai 1995 et juin 1997, lorsque Alain Juppé était à Matignon. Le premier au Développement économique, puis à l’Economie et aux Finances. Le second aux Affaires européennes, après avoir fait ses classes à l’Environnement. A l’approche de la présentation du budget 2025, dont le bouclage s’annonce acrobatique, et au moment où la dernière réforme des retraites est remise en cause, Jean Arthuis appelle à un “diagnostic partagé” sur l’état de nos finances publiques.

Spécialiste de ces questions, l’ancien député européen souligne que le destin de notre système de retraite est intimement lié à la façon dont l’Etat gère ses deniers. Face à la dégradation du déficit public, il faut “produire plus et travailler plus”, martèle-t-il. Jean Arthuis plaide également pour un retour “au principe de réalité” chez nos gouvernants, et à une meilleure pédagogie des réformes auprès des citoyens. Vaste chantier.

L’Express : On parle aujourd’hui d’abrogation de la réforme des retraites, de gel, d’ajustement… Que vous inspirent ces débats ?

Jean Arthuis : La réforme des retraites est indissociable de la situation préoccupante des finances publiques. Avant même de définir la réforme souhaitable, il faut prendre conscience de l’état où sont nos retraites pour constater qu’on ne peut pas continuer tel que le système fonctionne. Il y a un très lourd déficit annuel, de plus d’une trentaine de milliards d’euros, et c’est en partant de ce constat qu’il faut, avec l’ensemble des partenaires et des Français, se projeter dans l’avenir et concevoir un système crédible, soutenable, équitable et durable. Notre pacte social a le devoir d’assurer des pensions décentes à tous ceux qui, l’âge venu, cessent de vivre du revenu de leur travail.

Une réforme est donc indispensable ?

Eu égard à notre double déficit, budgétaire et commercial, il n’y a pas d’autre issue que de produire plus et donc de travailler plus. Notre balance commerciale est déficitaire, cela veut dire que nous consommons plus que ce que nous produisons. Emmanuel Macron avait dit il y a deux ans que c’était la fin de l’abondance. Or, nous pratiquons l’abondance à crédit et nous soutenons le pouvoir d’achat en endettant l’Etat. Le vrai pouvoir d’achat résulte de ce que nous produisons.

Travailler plus, cela veut dire quoi ? Entrer un peu plus rapidement dans le monde du travail, notamment en développant l’apprentissage, car on a tendance à prolonger les études un peu plus qu’ailleurs et à sortir du marché du travail plus tôt. De même, alors que la tendance démographique augure une réduction du nombre des actifs, la relation au travail s’est malheureusement quelque peu délitée. C’est sur ces constatations que nous devons établir un consensus pour en tirer les conséquences. Sans doute convenir d’allonger la durée de vie au travail comme l’ont fait la plupart de nos voisins européens. Sans oublier d’encourager le retour au travail de ceux qui en sont sortis avant l’âge de la retraite.

Quel message doit-on faire passer aux Français ?

Depuis cinquante ans, nos finances publiques sont déficitaires et la dette publique est passée de 15 % du PIB à plus de 110 %. Pour aider nos concitoyens à prendre la mesure de notre vulnérabilité, il importe de présenter enfin la situation globale de nos finances publiques, en agrégeant les comptes de l’Etat et ceux de la Sécurité sociale, au travers d’une situation patrimoniale et d’un compte de résultat. Ces documents, dans une forme intelligible, conditionnent la pédagogie des réformes. Nous devons remettre le principe de réalité dans la gouvernance publique et prévenir l’illusionnisme qui prévaut dans les débats politiques. Depuis des décennies, tout candidat croit devoir aller devant les électeurs avec un sapin de Noël dans les bras.

Qu’est-ce qui ne fonctionne pas dans la gouvernance publique ?

Le problème que nous avons est qu’au fond, la Ve République, en dehors des périodes de cohabitation, a mis l’essentiel du pouvoir dans les mains du président et de l’exécutif, celui du Parlement étant très limité. Cela a pour conséquence une dérive incantatoire laissant penser que tout problème ne peut être résolu que par des moyens supplémentaires. Dit autrement, le sens pratique des responsabilités n’est pas suffisamment exalté.

Nos institutions montrent leurs limites. Pour élire le président de la République, on choisit au premier tour, et on élimine au second. Le vainqueur peut être élu après un score modeste au premier tour, ce qui ne lui confère pas une légitimité forte pour la mise en œuvre de son programme. Nous avons donc besoin d’un Parlement responsable. La question des retraites doit être traitée en cohérence avec les autres réformes majeures. La gouvernance publique exige une vision globale, prospective, tout en ouvrant la voie à une authentique et large décentralisation.

Le gouvernement Borne n’a jamais su expliquer clairement pourquoi il faisait cette réforme des retraites, se fondant sur des prévisions erronées. S’agissant des finances publiques, on l’a vu encore récemment, Bercy a revu ses anticipations de déficit à la hausse. Comment l’expliquer ?

Nous vivons dans la tyrannie du court terme où les annonces prennent toujours le dessus. Il faut, certes, dire des choses positives qui donnent de l’optimisme. Mais la politique ne peut se contenter d’illusionnisme et doit de temps en temps faire preuve de réalisme. Le dilemme est insoluble pour le ministre de l’Economie et des Finances. S’il fonde son projet de budget sur des prévisions de croissance prudentes, il risque de déclencher une vague de pessimisme. A l’inverse, un excès d’optimisme donne de l’allégresse, mais encourage la procrastination dans les arbitrages budgétaires, les réformes à accomplir et les débats à lancer. Je pense à celui relatif aux impôts de production. Continuer à financer les politiques de santé et de la famille par des cotisations assises sur le travail pousse à la délocalisation et à la désindustrialisation.

Vous dites que la réforme des retraites est indissociable de la situation préoccupante des finances publiques. Comment en est-on arrivé là ?

Chaque année, on construit des lois de finances avec une hypothèse de croissance qui ne se vérifie jamais et ce, depuis des décennies. L’annualité est un exercice qui confine à l’absurde. Alors, on invoque le rabot, instrument aveugle et brutal, source de dysfonctionnements supplémentaires et qui suscite chez les acteurs publics diverses réactions pour s’en protéger. Le vrai sujet est d’arriver, en début de législature, à une loi de programmation pluriannuelle. Il n’y a pas de réformes qui portent leurs fruits immédiatement. Tout affichage instantané des effets d’une réforme, avec ce que cela peut avoir de gratifiant en termes de communication, est douteux. C’est malheureusement de l’artifice et de la cosmétique.

Il nous manque certainement une autorité indépendante des finances publiques, avec mission d’éclairer la soutenabilité des prévisions et d’apporter une expertise neutre et de haut niveau sur les trajectoires à long terme et l’évaluation du coût des réformes. Le Haut Conseil des finances publiques est à mes yeux trop proche de la Cour des comptes. Celle-ci est devenue l’auditeur chargé de certifier la sincérité du bilan et du résultat de l’Etat ainsi que des branches de la Sécurité sociale. Mais cette responsabilité interroge quand on voit le va-et-vient des magistrats, entre la Cour et les cabinets ministériels ou les directions générales des grands services publics.

Quelle forme pourrait prendre cet organe indépendant ?

Pour être reconnue par l’opinion publique, cette vigie indépendante ne peut être suspectée de conflit d’intérêts, pas plus que d’esprit partisan. Comme dans nombre de pays, elle serait composée d’experts, d’économistes, de statisticiens ou de hauts fonctionnaires issus du Trésor, de la Banque de France ou encore de la Banque centrale européenne. Sa mission viserait la fixation des prévisions de croissance et l’évaluation réaliste des trajectoires des finances publiques à moyen et long terme. Cette autorité devrait en outre parler aux Français. Malheureusement, la coutume campe facilement dans l’entre-soi, le clair-obscur et le court termisme.

Pourrait-elle vérifier à la fin de l’année que le projet de loi de finances a bien été suivi d’effets ?

La vérification de l’exécution effective est la mission de la Cour des comptes. Elle certifie la sincérité du bilan et du compte de résultat, mais ces états financiers ne font l’objet d’aucun débat. J’observe que dans les entreprises et dans les associations, on attache de l’importance à la reddition des comptes, sous la forme d’un bilan et d’un compte de résultat lisibles et intelligibles par toutes les parties prenantes. Dans la sphère publique, le débat ne se focalise que sur le projet pour l’année qui vient.

Le Parlement passe pratiquement un trimestre à examiner par le menu le projet de loi de finances pour l’Etat et le projet de loi de financement de la Sécurité sociale. En dépit des avalanches d’amendements, leur nombre étant devenu l’indicateur de performance parlementaire, le texte final ne sera pas très différent du texte initial, avec ou sans recours à l’article 49-3. En revanche, lorsque vient le temps de la loi de règlement et de l’approbation des comptes, la discussion formelle est réglée en quelques heures, dans l’indifférence générale. Il y a urgence à remettre la reddition des comptes au cœur du débat public.

Personne ne donne quitus, en somme…

Phénomène stupéfiant, l’arbitre redouté s’appelle Standard & Poor’s, Moody’s ou encore Fitch. A la veille de la date de publication de la notation de l’une ou l’autre de ces agences internationales, le ministre des Finances se croit obligé d’annoncer qu’il va prendre son rabot et supprimer des milliards de crédits. Il s’agit alors d’éviter une détérioration de la note, car celle-ci pourrait avoir pour conséquence la sanction des marchés financiers. Des comptes intelligibles, donnant une image fidèle de la situation patrimoniale et du résultat, rendraient superfétatoire la notation des agences.

Doit-on redouter aussi la réponse de la Commission européenne, qui vient de placer la France en procédure de déficit excessif ?

Le Père Fouettard de Bruxelles gronde, mais il n’a jamais fouetté. Depuis la création de l’euro, nous nous sommes engagés à rendre des comptes à nos partenaires de l’Eurogroupe. Nos engagements prennent, chaque année, la forme d’un programme de stabilité sur cinq ans. Ceux présentés par la France n’ont jamais été respectés. Quelle est la crédibilité politique d’un membre d’une communauté qui ne tient pas ses engagements, et vit d’une certaine façon sur le crédit des autres ?




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