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“L’AfD est notre dernier recours” : plongée au cœur de l’extrême droite allemande


Accompagné d’une dizaine d’autres jeunes, Fritz, un métallurgiste de 22 ans, s’est déplacé à Wagenitz, une bourgade rurale du Brandebourg, pour écouter l’un des candidats de l’AfD (Alternative für Deutschland) aux élections régionales du 22 septembre. Dominik Kaufner, 6e sur la liste, palabre au milieu d’un public attentif sous les voûtes de la brasserie Kellergaststätte, au décor typique, avec ses plafonds décorés de bois de cerf, son blaireau empaillé dans le foyer de la cheminée et ses hautes chopes de bière sur les tables.

Persuadé qu’il “n’est pas bien vu de voter pour ce parti”, Fritz préfère ne pas donner son nom de famille. “On ne peut plus donner son opinion dans ce pays, insiste-t-il. On redoute des conséquences au travail, dans les écoles ou dans la vie publique en général. Pour trouver un job dans la police, par exemple, ce n’est pas évident : ils vérifient pour qui tu votes.” Pourtant, le jeune homme ne devrait pas se sentir en minorité, tant la victoire de son camp ne fait plus aucun doute. Le scrutin promet un nouveau triomphe après celui de la Thuringe, le 1er septembre, qui a vu l’extrême droite l’emporter pour la première fois dans une région depuis la fin du nazisme (près de 33 % des voix). Créée en 2013, l’AfD est devenue en quelques années la principale force politique de cette ancienne région de l’Allemagne de l’Est communiste. Elle pourrait arriver en tête des élections devant le Parti social-démocrate (SPD) d’Olaf Scholz, selon les sondages.

Omniprésence

Dans cette partie de l’Allemagne, l’AfD est devenue omniprésente dans les villages, où les scores de l’extrême droite dépassent souvent les 50 %. “A la campagne, plus personne n’ose aujourd’hui contredire les arguments de leurs militants”, observe Benjamin Höhne, politologue à l’université de Trèves, qui a grandi dans l’ex-RDA. Depuis la réunification, Les Verts ou les sociaux-démocrates n’ont jamais réussi à s’implanter. Ils sont considérés comme des partis importés de l’Ouest, qui n’écoutent pas les gens et ne comprennent pas leurs préoccupations.” L’AfD, très bien implantée localement, a profité de ce vide. Ses militants font de l’entrisme dans les associations sportives et culturelles, sponsorisent le bal des pompiers…

Même les grandes villes, bastions des partis traditionnels, vacillent. Potsdam, la capitale du Brandebourg, sorte de “Versailles allemand”, n’est plus une cité “progressiste”. L’extrême droite grignote des voix dans ce bastion du SPD où Scholz a été élu député en 2019. Lors des municipales, l’AfD fait pratiquement jeu égal avec les écologistes et les conservateurs. Un résultat qui aurait été impensable voilà encore un an ou deux.

Tous les yeux seront donc fixés sur ce scrutin régional du Brandebourg dont l’enjeu politique est sans précédent. Si l’AfD l’emporte, le ministre-président SPD du Land, Dietmar Woidke, a promis de jeter l’éponge. Pour Olaf Scholz, qui a été prié de ne pas venir faire campagne, ce ne serait pas seulement une déroute électorale locale. A un an des législatives, il serait difficile pour le chancelier de prétendre à une nouvelle candidature alors qu’il est déjà le plus impopulaire à ce poste dans l’histoire de la République fédérale.

Fritz, le jeune métallurgiste, aurait tort de se sentir isolé, tant ses idées sont partagées par sa génération en ex-RDA. En Thuringe, plus d’un tiers des 18-24 ans (38 %) ont voté extrême droite, plus que toute autre tranche d’âge. Fort de ce succès, et parce que pour la première fois cette élection est ouverte à partir de 16 ans, l’extrême droite a, dans le Brandebourg, tout misé sur les jeunes. L’AfD a même conçu une brochure spéciale “destinée aux élèves”. Elle reprend sur une page une partie de son vaste programme : création d’un “chargé de remigration” (et suppression du “chargé à l’intégration”), liberté de penser à l’université (sous-entendu, lutte contre l’idéologie woke), fin des sanctions contre la Russie, interdiction de la diversité sexuelle et limitation des migrants à l’école, suppression de la redevance, interdiction des éoliennes dans les champs… “Distribuez cette brochure !”, encourage Dominik Kaufner, le candidat de l’AfD, un enseignant de 41 ans.

Défiance envers l’Ouest

Comme partout ailleurs en Allemagne de l’Est, le vote d’extrême droite est l’expression d’une grande désillusion. Les gens ont l’impression de revivre le même traumatisme qu’au moment de la réunification : un bouleversement total de leur vie. Alors que le Brandebourg n’était dans les années 1990 qu’un champ de ruines industrielles, les jeunes sont partis chercher du travail à l’Ouest ; les plus vieux sont restés, nourrissant une défiance croissance envers les élites. “Beaucoup n’ont jamais réussi à s’adapter à la démocratie, analyse Benjamin Höhne. Ils ont accumulé des blessures qui les ont fait basculer progressivement vers l’extrême droite. C’est impossible de les reconquérir politiquement.” Avec la transition climatique, la guerre en Ukraine et surtout l’immigration, ils sentent leur existence de nouveau menacée. Et craignent de tout perdre une deuxième fois.

Les esprits sont chauffés à blanc. La moindre rumeur sur la construction ou l’agrandissement d’un centre de réfugiés peut mettre le feu aux poudres. Fin février, à Lübben, dans le sud du Brandebourg, une foule de 300 personnes a défilé spontanément dans les rues pour protester contre la construction d’un centre de 94 places (chaque commune se voit attribuer un quota de réfugiés en fonction de critères démographiques et économiques). La tête de liste de l’AfD, Hans-Christoph Berndt, était présent parmi les manifestants qui scandaient des slogans racistes et lançaient des œufs contre les journalistes. Quelques jours plus tard, des menaces de mort étaient proférées à l’encontre de la famille qui avait mis le terrain à disposition de la commune.

Exaspéré, le jeune Fritz dénonce l'”idéologie” des vieux partis. “Je ne veux pas de cours sur le genre à l’école. La manière dont on présente l’égalité des sexes ne correspond pas à ma vision de la famille et de la société”, dit-il. “Est-ce que l’AfD pourra faire en sorte que mes petits-enfants puissent de nouveau boire une bière dans le centre historique de Berlin sans se faire poignarder ?”, demande un grand-père, dans le public de la brasserie, en faisant référence à l’attentat de Solingen, fin août, commis par un réfugié syrien de 26 ans.

PIB multiplié par 5

Difficile, toutefois, de percevoir les raisons objectives du mécontentement. Il fait en effet bon vivre dans le Brandebourg, une grande ceinture de verdure autour de Berlin. Sa population est l’une des moins dense du pays (2,6 millions d’habitants), le taux d’étranger est le plus faible d’Allemagne (7,5 %) ; et l’économie est repartie sur de bonnes bases grâce à la voiture électrique. Le constructeur automobile Tesla y a implanté en 2022 sa première usine en Europe. Le PIB a été multiplié par cinq depuis la réunification et la croissance reste soutenue à 2,3 % en 2023, ce qui place cette région dans le trio des plus dynamiques du pays. “On vit très bien dans le Brandebourg, mais demain ?”, s’inquiète Henri, un fonctionnaire de 67 ans à la retraite, devant son verre de bière. L’AfD est notre dernier recours, le seul parti qui prend le temps de nous répondre.”

L’AfD ne décolère par contre la transition énergétique, très avancée dans la région avec 95 % de la consommation d’électricité produite par les éoliennes et le photovoltaïque. Et veut remette en marche les centrales thermiques. “Le charbon a toujours été une source d’énergie ! Je trouve ça mieux que des hectares d’éoliennes dans les champs qui menacent les oiseaux”, estime Fritz. Les écologistes, surtout, sont hués par les convives. “On en a marre de recevoir des leçons. Il ne faut pas manger de viande, pas trop se déplacer en voiture… On ne veut plus se faire dicter notre conduite !”, s’énerve Henri.

Autre rengaine, pour le président de la fédération du Brandebourg, René Springer, qui est venu en renfort dans la brasserie, le “déclin” de l’Allemagne s’explique par la connivence entre les élites et les médias “corrompus”. Sa diatribe contre les “journalistes de la capitale”, qu’il promet de “dégager”, est symptomatique du narratif conspirationniste de l’AfD. “On a déjà connu cette propagande étatique [en RDA, NDLR]. Ils ne cessent de nous comparer à Adolf Hitler ! Je vous pose la question : ces activistes de la télé publique sont-ils atteints du syndrome de Gilles de La Tourette ? [NDLR, caractérisé par des tics vocaux]”, lâche-t-il sous les rires du public. “Notre objectif n’est pas seulement de sauver le Brandebourg. C’est de sauver l’Allemagne”, martèle-t-il, avant de conclure, en pointant du doigt le groupe de jeunes : “l’avenir nous appartient”.

Phrases tranchantes

D’ores et déjà, les “JA” (Die Junge Alternative), l’organisation de la jeunesse de l’AfD, jouent un rôle très efficace de soutien sur les réseaux sociaux. Résultat, ce parti compte davantage de followers sur TikTok, privilégié par les jeunes, que tous les autres partis réunis ! “Multiculturalisme dans le foot ? On n’en a pas besoin”, s’exclame une voix off de la vidéo de campagne des JA. “Faut expulser des gens par milliers ? Oui !!!”, répondent en chœur les militants sur l’image, une référence aux projets d’expulsion d’Allemands d’origine étrangère par l’extrême droite (révélés au début de l’année par le site d’investigation Correctiv).

Ces dernières années, l’AfD a considérablement amélioré sa communication grâce aux réseaux sociaux. “Les discours de l’assemblée fédérale (Bundestag) sont écrits de manière à pouvoir poster rapidement de courtes séquences avec des phrases tranchantes”, relève le spécialiste Benjamin Höhne. Pas question en revanche de suivre la stratégie de normalisation du RN. Après la victoire de Thuringe, remporté par les plus radicaux du parti, les candidats de l’AfD à l’est du pays ont encore accentué leur profil identitaire et nationaliste. “Lorsque nous serons au pouvoir, nous allons abolir le système des partis”, a juré Lars Hünich, député AfD au Parlement du Brandebourg, faisant référence à la “mise au pas” de l’Allemagne par les nazis en 1933. La tête de liste de l’extrême droite allemande aux dernières européennes, Maximilian Krah, est même réapparue dans les meetings électoraux du Brandebourg alors qu’il avait été écarté pendant la campagne par la direction nationale pour avoir déclaré que “les SS n’étaient pas tous des criminels”. Le dérapage avait déclenché la rupture avec ses alliés français du RN au Parlement européen.

“A chaque fois qu’on dit quelque chose, on est traité de nazis. Mais nous ne sommes pas des nazis ! Vous le voyez bien ici”, se défend Henri, le sexagénaire. Les dirigeants de son parti préféré sont en tout cas clairement proches des milieux néonazis. Et c’est loin d’être rassurant. Il s’apprête pourtant à voter pour des élus qui prônent “l’homogénéisation ethnique” de l’Europe, déplorent la “stratégie de reproduction des Africains”, considèrent la Russie comme un “allié naturel de l’Allemagne” et sont convaincus que Hitler “n’est pas le mal absolu”.




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