En quelques décennies, un pays accablé par la pauvreté s’est transformé en “Tigre celtique”, prisé des multinationales. Avec un PIB par habitant deux fois supérieur à celui de la France, l’Irlande fait partie des quelques Etats européens qui affichent désormais un excédent budgétaire. Que retenir des choix qui ont abouti à ce “miracle irlandais” ? Dan O’Brien, chef économiste du think tank Institute of International and European Affairs, livre à L’Express la recette de l’essor économique local – la fiscalité avantageuse pour les entreprises n’en est pas le seul ingrédient. Et propose des pistes pour la France, qui fait face à l’urgence de redresser ses comptes publics.
L’Express : L’Irlande a réussi à surmonter la crise de 2008, qui avait entraîné un déficit public important, et dégage un excédent budgétaire depuis plusieurs années – hors période Covid. Comment ce redressement a-t-il été rendu possible ?
Dan O’Brien: Depuis la Grande Famine de 1845-1850 jusqu’aux années 1990, l’Irlande était l’une des économies les moins performantes d’Europe du nord-ouest. Pour inverser la tendance, nous avons mis en place, dans les années 1960 et 1970, un modèle axé sur l’attraction des investissements étrangers, qui a commencé à porter ses fruits dans les années 1990, lors de la première vague de mondialisation.
En 2008, la crise bancaire a conduit notre gouvernement à la faillite, une situation similaire à celle qu’ont connue la Grèce et le Portugal. Mais ce qui nous a distingués, c’est notre capacité à maintenir les investissements étrangers. Ces multinationales, qui représentent une grande partie de nos exportations, génèrent des emplois et versent des milliards d’euros en impôts. Elles constituent le véritable moteur de notre économie.
Une fiscalité attractive est évidemment un facteur clef pour attirer ces investissements, mais elle n’est pas l’unique raison de notre succès. Prenons par exemple notre industrie pharmaceutique, son efficacité ne repose pas seulement sur les avantages fiscaux ; elle découle aussi de nos ressources humaines qualifiées et des compétences développées au fil des décennies. En somme, c’est un savant mélange de politique fiscale avantageuse, d’une solide réputation industrielle, de compétences humaines, de stabilité politique et réglementaire.
Comment l’Irlande gère-t-elle son excédent ? Par une augmentation des dépenses sociales ou bien une partie est-elle mise de côté ?
La situation budgétaire de l’Irlande est globalement positive, mais elle pourrait être encore meilleure. Il est important de rappeler que les petits pays, comme le nôtre, sont souvent soumis à une activité plus volatile. La croissance économique nous a permis d’augmenter les financements publics destinés à des secteurs essentiels tels que la santé et l’éducation. Plus récemment, l’Etat a même commencé à épargner : nous avons mis en place un fonds souverain, en prévision des défis futurs, comme le vieillissement de la population et la transition écologique.
Toutefois, notre système de santé n’est pas aussi performant qu’il devrait l’être, et mériterait d’être réformé. Nous fonctionnons avec un système de santé hybride : un service national de santé (NHS) essentiellement gratuit, mais avec une moitié de la population qui possède une assurance maladie privée. Malgré des dépenses publiques par habitant parmi les plus élevées du monde, les résultats en matière de santé restent à peine au-dessus de la moyenne de l’OCDE.
La France peut-elle tirer des leçons de la réussite irlandaise sur le plan budgétaire ?
Je pense que votre pays a toujours sous-estimé la force de sa propre économie. Il est important de faire la distinction entre la France, une grande économie du G7, et une petite économie comme l’Irlande. La France attire des investissements étrangers – plus que l’Italie ou l’Allemagne – mais elle n’en sera jamais aussi dépendante que l’Irlande, et je ne pense pas qu’elle veuille l’être. Les leçons que la France peut tirer du modèle irlandais sont donc limitées.
Ce qui est étonnant, c’est que vos dépenses publiques sont les plus élevées au monde par rapport au PIB, et pourtant, chaque fois que je parle aux Français, ils semblent très malheureux ! Si un Etat très interventionniste rendait les gens heureux, la France serait le pays le plus heureux du monde. L’augmentation des dépenses publiques ne semble donc pas être la solution aux problèmes de la France.
La situation budgétaire française est très dangereuse. Depuis juin, le spread [NDLR : écart de taux] avec les obligations allemandes semble augmenter de manière structurelle, ce qui coûte plus d’argent pour financer la dette. Je crains que la France, en termes de système politique et de budget, ne devienne une autre Italie, même si son économie est plus forte et plus internationale.
Quelles erreurs ont conduit, selon vous, à la déconfiture actuelle ?
Dans les années 1950-1960, il était rare de voir un pays européen avec un déficit public important. Puis la culture politique a changé dans le monde occidental dans les années 1970-1980 et la France, comme d’autres, a augmenté ses dépenses publiques. Le problème, c’est qu’elle n’a pas profité des périodes d’expansion pour les contenir.
Lorsqu’une économie est taxée à un niveau aussi élevé que celui de la France, cela a un effet dissuasif sur la croissance. Bien sûr, il est bon que l’Etat joue un rôle efficace dans l’éducation et la santé, mais elle est allée trop loin en matière de fiscalité. Elle doit maintenant montrer aux marchés financiers qu’elle prend au sérieux la gestion de ses finances publiques, tant à court terme qu’à long terme.
Un nouveau ministre de l’Economie doit être nommé prochainement. Sur quelles réformes devra-t-il se concentrer ?
La taxation du travail est un désastre. Augmenter la pression fiscale sur les entreprises est une très mauvaise idée. Les meilleurs leviers sont la diminution des charges sociales et de l’impôt sur le revenu. L’objectif est de réduire les facteurs qui dissuadent les gens de travailler, car le taux d’emploi de la France est parmi les plus bas de l’OCDE.
Ensuite, la réforme des retraites est difficile à mener, quel que soit le pays. Dans ce domaine, la meilleure méthode est le “saucissonnage” : mettre en œuvre de petites réformes tous les cinq ans au fur et à mesure du processus de vieillissement, ce qui incite les gens à prolonger leur vie professionnelle. C’est une tendance que l’on observe déjà : les actifs restent plus longtemps sur le marché du travail, non seulement à cause des réformes de retraite, mais aussi parce qu’ils sont en meilleure santé et vivent plus vieux qu’auparavant.
Une procédure de la Commission européenne a été lancée contre la France pour “déficit excessif”. Si cette situation perdure, quel peut être son impact sur le reste de l’Europe ?
Il est essentiel que la zone euro ait des règles que tout le monde, grands et petits pays, respecte. Je pense qu’il est important que la Commission européenne ait engagé une procédure pour déficit excessif à l’encontre de la France car elle a enfreint ces règles. Cette pression extérieure peut d’ailleurs aider les gouvernements à justifier leurs réformes devant leur population.
Avant la crise de 2008, la Commission européenne n’en a pas fait assez pour contrôler les finances publiques. Aujourd’hui, la France devrait écouter Bruxelles. Les pays membres ont une responsabilité les uns envers les autres : si nous ne respectons pas tous les règles, une nouvelle crise pourrait survenir.
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