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En Californie, le modèle énergétique qui exaspère Trump

Le soleil se couche sur la baie de San Francisco. Les mains sur le volant de leur Tesla, des milliers de Californiens tentent de rallier leur domicile, malgré les bouchons. A la radio, on peut entendre les extraits du dernier débat télévisé entre Donald Trump et Kamala Harris. “Les panneaux solaires ? J’aime beaucoup, mais ça prend des centaines de milliers d’hectares dans le désert, ça ne peut pas marcher”, balance le candidat républicain. Sourire crispé d’un conducteur de SUV électrique coincé sur le Golden Gate Bridge. Certes, les habitants de San Francisco sont habitués à recevoir les piques de l’ancien président. Dès qu’il en a l’occasion, le chef de file des républicains étrille les choix de l’Etat de l’Ouest américain, qui a fait du solaire une priorité. Mais à la longue, le petit jeu devient lassant. La politique énergétique en Californie est un “désastre”, déclarait Donald Trump fin 2023. “Il n’y a pas assez d’électricité pour refroidir la région en été. Et les pannes d’électricité s’enchaînent.” De l’aplomb, un zeste de désinformation (le réseau californien est en fait beaucoup plus résilient qu’avant)… Le style Trump dans toute sa splendeur. Mais pourquoi tant d’acharnement ?

“La Californie, c’est la vision inverse de celle que porte Donald Trump. Alors que celui-ci ne jure que par le gaz et le pétrole, l’Etat dirigé par les démocrates vise les 100 % d’énergie verte en 2045 et il pourrait bien y arriver car il a trouvé le moyen de rendre une bonne partie de son énergie verte pilotable, grâce aux batteries”, glisse Cédric Philibert, chercheur associé à l’Institut français des relations internationales (Ifri), auteur du livre Pourquoi la voiture électrique est bonne pour le climat (Les Petits Matins/Institut Veblen). Au printemps dernier, la région a battu un record. Celui de la quantité d’énergie reversée dans le réseau à partir de batteries. L’équivalent de six centrales nucléaires. Au même moment, la consommation de gaz de l’Etat tombait à son niveau le plus bas depuis sept ans. L’affaire n’a pas fait grand bruit en Europe. Mais pour le monde écolo, le moment est à marquer d’une pierre blanche.

Du rêve à la réalité

Il y quatre ou cinq ans, ce stockage de l’électricité à grande échelle n’était encore qu’un rêve. “Si vous m’aviez demandé à ce moment-là si la Californie constituait un modèle à suivre, j’aurais hésité”, confie Ondine Suavet, qui a effectué une partie de sa carrière dans la Silicon Valley avant de fonder Mylight150, une entreprise spécialisée dans l’autoconsommation solaire. Mais depuis, la région a beaucoup investi et ces efforts commencent à payer. D’un côté, des milliers de panneaux solaires installés dans la région captent chaque jour l’énergie du soleil. De l’autre, des milliers de mégawatts de batteries stockent l’électricité et la restituent en fin de journée, au moment où les Californiens en ont le plus besoin.

Vu du ciel, le changement est spectaculaire. En cinq ans, la Californie a multiplié sa capacité de stockage par dix, ce qui se traduit au sol par des alignements de containers de plus en plus étendus. Les entreprises et les ménages y voient leur intérêt. “Beaucoup de Californiens disposent désormais d’une batterie dans leur maison. Un équipement à peine plus gros qu’une machine à laver et qui dispose d’une autonomie d’environ quatre heures”, explique Ondine Suavet. Les entreprises aussi, embrassent ce nouveau modèle. Et le français Engie, qui mise beaucoup sur ce nouveau marché, en profite. “Beaucoup de sociétés viennent s’installer dans la région. Elles nous demandent combien on peut leur fournir de capacité de stockage. C’est la preuve qu’elles y voient un avantage financier, assure Justin Amirault, responsable du développement de l’activité de production flexible d’Engie en Amérique du Nord. Mike Ferry, directeur de la branche stockage au centre de recherche sur l’énergie situé à San Diego, le confirme : “Les batteries constituent un investissement incroyablement rentable, bien meilleur que ceux dans de nouveaux oléoducs ou les centrales nucléaires.”

Capacité de stockage des batteries en Californie, en mégawatts (MW)

Dans les bureaux de l’opérateur du réseau californien (Caiso), les employés mesurent chaque jour les progrès accomplis. Le stockage par batterie fournit désormais jusqu’à 20 % de l’électricité pendant les périodes de consommation de pointe. Ponctuellement, les batteries peuvent constituer la plus grande source d’électricité, dépassant les volumes générés par les barrages hydroélectriques, les réacteurs nucléaires et les centrales au gaz naturel. La Chine mise à part, aucune autre région du monde n’avance aussi vite dans ce domaine. “La Californie s’apparente à un laboratoire que le monde entier regarde. Ce qui s’y passe va inspirer d’autres régions du monde”, prévient Damien Ernst, professeur à l’Université de Liège et Télécom Paris. Outre-Atlantique, l’Arizona et la Géorgie suivent déjà son exemple. Le Texas aussi. Fin avril, les batteries y fournissaient 4 % de l’électricité du réseau, de quoi alimenter plus d’un million de foyers. Peu à peu, dans cet Etat connu pour son industrie du gaz et du pétrole, les batteries commencent à apparaître comme une alternative aux énergies fossiles. Une petite révolution.

Au premier semestre 2024, le solaire couplé aux batteries a représenté 80% de toutes les nouvelles capacités électriques aux Etats-Unis.

Certes, l’association entre le solaire et les batteries n’a pas vocation à faire table rase du passé. Pour des raisons de coût, elle ne saurait se substituer à l’intégralité des autres sources d’énergie. De nombreuses villes américaines demandent encore à être convaincues en raison des risques liés à d’éventuels incendies touchant ces nouvelles installations. Enfin, des réglementations complexes empêchent parfois les entreprises de service public d’implanter localement des systèmes de stockage de l’énergie. Néanmoins, “le mouvement va continuer à prendre de l’ampleur. Il dépasse déjà les frontières des Etats-Unis, prévient Vincent Arrouet, cofondateur de la société Sunology, qui vend des stations solaires équipées d’un moyen de stockage de l’électricité. Les conditions économiques sont réunies : un panneau solaire, sur les marchés de gros, ne coûte plus que 20 centimes d’euros par watt. Quant aux prix des batteries, il a été divisé par dix depuis 2010. Parallèlement, le niveau et la volatilité du prix de l’énergie encouragent les ménages et les entreprises à s’équiper dans l’espoir de se préserver des crises énergétiques futures. “En Allemagne, la moitié des installations de panneaux effectuées par des particuliers comportent déjà une batterie”, confie Vincent Arrouet.

“Dans les pays du sud de l’Europe, et ceux situés près de l’équateur, où le soleil brille une grande partie de l’année, on peut penser qu’il y aura à terme beaucoup de photovoltaïque et des batteries dans le mix électrique, prédit Damien Ernst. Un bouleversement majeur est en train de se produire. Tout va aller rapidement. Je suis persuadé que l’Europe va dépasser ses objectifs en matière de déploiement des énergies renouvelables. Le mouvement touchera aussi la France, au point d’assombrir à terme les perspectives pour le nucléaire.”

Une affaire politique

Donald Trump, bien sûr, préfère occulter ce basculement. Il s’accroche à son slogan “Drill, baby, drill” – “Fore, chéri, fore !” – synonyme de voix dans plusieurs Etats clés comme le Texas ou la Pennsylvanie. Son équipe de campagne se tient même prête à compliquer autant que possible la tâche des dirigeants californiens. “Dès le premier jour de l’administration Trump, toute dérogation permettant d’interdire les voitures à essence sera immédiatement révoquée”, prévient Karoline Leavitt, attachée de presse de la campagne Trump, dans un communiqué transmis au média américain Politico. Cette menace n’a rien de surprenant. En 2019, lorsque Donald Trump est devenu président, il a tout fait pour priver la Californie d’une autorisation spéciale lui permettant d’établir ses propres objectifs environnementaux, plus ambitieux que ceux de l’ensemble du pays. Et le rétablissement de cette prérogative, soutenu par Joe Biden, fait toujours l’objet d’un litige qui pourrait bientôt arriver à la Cour suprême.

En Californie, les défenseurs du climat tentent d’évaluer avec angoisse le pouvoir de nuisance de leur ennemi juré s’il revenait aux manettes. Ce n’est pas le moment d’essuyer des vents contraires. La région estime qu’elle aura besoin de cinq fois plus de capacité de stockage d’ici le milieu du siècle ! Dans ce contexte, un sujet inquiète particulièrement : celui d’une guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine. Car des tensions supplémentaires entre les deux pays pourraient sérieusement impacter le segment des batteries, indispensables pour réussir la transition énergétique. Jusqu’ici, ces équipements viennent principalement de Chine. Mais voilà. Les entreprises américaines reçoivent de plus en plus de pression pour changer de fournisseur.

Signe que le vent commence à tourner, l’accord conclu entre le constructeur automobile Ford et le fabricant chinois CATL pour construire une usine de batteries dans le Michigan a fait l’objet de nombreuses critiques. Selon Marco Rubio, vice-président républicain de la commission du renseignement du Sénat, ce projet amènerait “le plus grand adversaire géopolitique de l’Amérique au cœur du pays”. Ford n’a pas encore renoncé à son projet mais il en a réduit la voilure : – 40 % par rapport aux ambitions initiales. La presse américaine soulève d’autres cas épineux d’entreprises devenues un peu trop dépendantes de Pékin pour stocker leur énergie.

“Parallèlement, la menace de droits de douane plus élevés sur les produits chinois – comme les composants de batterie – grandit. Si elle était mise à exécution, la Californie prendrait sans doute du retard vis-à-vis de ses objectifs environnementaux. Sa politique verte coûterait aussi bien plus cher que prévu. Et ce n’est là qu’un des scénarios noirs possibles. Il existe de nombreuses façons de pénaliser la Californie pour la nouvelle administration américaine”, explique un spécialiste de l’énergie souhaitant conserver l’anonymat.

“La Chine est devenue le leader de la fabrication de panneaux solaires, de véhicules électriques et de batteries. Elle ne devrait pas être punie pour cela, estime Mike Ferry. Ces technologies amélioreront la vie de la planète et des gens. Les Etats-Unis doivent rattraper leur retard et trouver leur place dans cette nouvelle économie du XXIe siècle, et c’est exactement ce qui commence à se produire avec la loi sur la réduction de l’inflation.” Bien sûr, le rattrapage vis-à-vis de la Chine ne se fera pas du jour au lendemain. Selon certains experts, la construction d’une chaîne d’approvisionnement nationale digne de ce nom prendrait entre cinq et dix ans, tant l’Amérique a accumulé de retard.

Cependant, Mike Ferry entrevoit l’avenir avec optimisme grâce à l’effet de série et aux nombreuses innovations à venir. “Les batteries lithium-ion actuelles ne fournissent généralement de l’énergie que pendant deux à quatre heures avant de devoir être rechargées. Si les coûts continuent de baisser, les fabricants pourraient être en mesure d’étendre cette durée à huit ou dix heures. Il leur suffira pour cela d’empiler davantage de batteries dans un même lieu”.

Par ailleurs, la chimie de ces accumulateurs évolue, rendant le problème des métaux rares nettement moins préoccupant. Les batteries au lithium fer-phosphate, par exemple, n’utilisent pas de nickel ou de cobalt pour la fabrication des électrodes. En outre, ces batteries possèdent une durée de vie de dix à vingt ans et elles sont recyclables, ce qui signifie que leurs matériaux peuvent être réutilisés dans de nouveaux modèles. “La technologie des batteries évolue à une vitesse incroyable. Nous ne savons pas si, dans cinq ou dix ans, une chimie nouvelle et économiquement viable émergera avec un besoin en ressources complètement différent”, avoue Mike Ferry. De quoi relativiser les tensions avec la Chine.

“Ce qui est intéressant avec le stockage, c’est que les différences techniques entre les petites installations et les grandes sont minimes. En outre, un grand nombre de petites installations de batteries peuvent être coordonnées par un logiciel pour fonctionner comme s’il s’agissait d’un très gros équipement”, complète Eric Fournier, directeur de recherche au Centre californien pour les communautés durables de Los Angeles.

Ces caractéristiques sont d’une extrême importance. “Si, à l’avenir, nous découvrons que nous devons nous écarter de la voie que nous nous sommes fixée pour des raisons politiques, environnementales ou économiques, il ne sera pas trop coûteux de le faire, précise le chercheur. Avec les batteries, vous ne possédez pas d’objet unique énorme qui serait extrêmement coûteux de modifier ou de remplacer, comme une centrale nucléaire.” Un clin d’œil à la France et à ses encombrants EPR ? Pour les Californiens, peu importe désormais le renouveau de l’atome. La révolution du stockage est en marche. Et rien ne semble pouvoir l’arrêter. Donald Trump devra bien s’y faire.




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