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“Il nous arrivait de marcher dessus” : l’incroyable histoire de la toile de maître prise pour un tapis

Un conte de Noël le 25 février. En cette matinée de l’hiver 2021, Pierre-Antoine Ferracin, stagiaire au service des travaux et bâtiments français en Italie (STBI), le petit département de l’ambassade de France à Rome chargé de l’entretien du patrimoine tricolore dans la Ville éternelle, pénètre dans l’église Saint-Louis-des-Français avec une mission. L’étudiant a été chargé par les diplomates d’aller examiner un “grand tapis” qui gêne le passage dans un escalier conduisant à la tribune nord du chœur de l’église, un de ces magnifiques édifices romains appartenant à la France depuis le Moyen Age. Cette visite succède à une suggestion du lieutenant-colonel Thierry Burger, qui, un an plus tôt, dans le cadre d’un plan d’action lancé après l’incendie de Notre-Dame de Paris, avait recommandé de limiter les lieux de stockage “sauvages”. En visite à Rome – qui compte cinq églises françaises –, le militaire avait notamment remarqué cet objet prenant la poussière dans l’indifférence générale.

Chargé de “jeter un œil” au tapis avant qu’on ne le jette, Pierre-Antoine Ferracin a une immense surprise. “Il suffisait de se pencher pour voir qu’il y avait de la pigmentation”, explique celui qui était alors étudiant en histoire de l’art à l’université de Rome. Il se penche davantage, puis alerte notamment Agnès Chodzko, architecte au STBI. Ils aperçoivent des visages d’une singulière beauté. “La toile était enroulée vers l’intérieur – ce qui n’était pas pour arranger l’état du tableau –, donc personne ne se pouvait se douter de ce que c’était, insiste Agnès Chodzko. Il nous arrivait parfois de marcher dessus, parce qu’elle était emballée dans du plastique.”

Rapport au vitriol

En fait d’un tapis, le jeune homme vient de découvrir une œuvre monumentale de 33 mètres carrés représentant un motif religieux connu, Saint-Paul prêchant à Athènes. Quelques jours plus tard, le déroulé de La Prédication dans la nef de l’église va bouleverser les équipes de l’ambassade. Le tableau de plus de 6 mètres sur 4 est très abîmé – certaines zones sont presque lacérées, la peinture est recouverte d’un vernis jaunâtre –, mais on devine une œuvre réalisée par une main experte. Les questions s’enchaînent. Comment cette peinture a-t-elle pu être ignorée ? Qui peut bien en être l’auteur ? Pourquoi n’en trouve-t-on pas trace dans les archives des Pieux Etablissements de la France à Rome et de Lorette, la fondation chargée d’administrer les édifices religieux français en Italie ? L’institution, gérée par l’ambassade de France auprès du Saint-Siège, est pourtant censée garder une trace scrupuleuse des œuvres.

“Il suffit parfois qu’un tableau ne soit pas aux dimensions du lieu où il a atterri, ou plus au goût de l’époque, pour qu’on le perde”, explique Marie-Anne Sire, inspectrice générale des Monuments historiques, chargée notamment de la Villa Médicis et des Pieux Etablissements à Rome.

Dans un rapport au vitriol publié le 2 septembre 2024, la Cour des comptes critique justement la gestion “approximative” du patrimoine français en Italie, “d’une valeur considérable, [mais qui] n’est pas connu avec précision”. Au point, donc, d’en perdre des tableaux de la taille d’un appartement parisien. D’après les magistrats, Saint-Louis-des-Français est une église à la mise en valeur “insuffisante”, victime d’une “action culturelle embryonnaire”. “Le budget des Pieux n’est pas extensible et doit faire face à de nombreux chantiers, explique aujourd’hui à L’Express Florence Mangin, ambassadrice de France auprès du Saint-Siège, dont dépendent les Pieux Etablissements. Il ne s’agit pas non plus d’une entreprise de restauration.”

Un autoportrait à Naples

Ni de recherche, manifestement : depuis trois ans, l’histoire de la peinture n’a pour l’instant été retracée que par Pierre-Antoine Ferracin. L’étudiant se lance dans des recherches, accompagné de deux élèves conservateurs de l’Institut national du patrimoine en séjour au STBI de l’ambassade de France à Rome – Lili Davenas et François Chevrollier. En mars 2021, les trois passionnés écument fiévreusement le fonds d’archives des Pieux établissements. Ils ont beaucoup de pistes mais une seule conviction : le peintre est un homme du XIXᵉ siècle, comme l’indique le style académique de la toile. Avec l’aide de conservateurs de musées et de monuments historiques, la datation est resserrée, fixée entre les années 1840 et 1850. “Quinze minutes avant la fin de la consultation [des archives des Pieux], François Chevrollier trouve la trace de la toile dans un inventaire datant du début du siècle dernier, avec le nom de l’auteur, raconte Pierre-Antoine Ferracin. Un certain Catalani, Vincenzo Catalani.”

Le peintre pourrait être napolitain. Le stagiaire du STBI convainc les Pieux de l’envoyer à Naples pendant trois jours. Il y restera trois semaines. L’étudiant épluche des liasses de papiers du XIXᵉ siècle sans rien trouver. Terrassé par l’ampleur de la recherche, Pierre-Antoine Ferracin sort vaincu des archives. En juin 2022, en visitant les collections fermées au public de l’école des beaux-arts de Naples, un petit tableau attire pourtant son attention. Entre deux paysages napolitains se trouve un autoportrait daté des années 1860. L’étudiant est saisi sur place. Ce visage, il le connaît. Il en a déjà vu les traits plus jeunes, fixant les spectateurs de la toile gigantesque de Saint-Louis-des-Français. “Dans un tableau, les règles iconographiques veulent que seules deux personnes puissent regarder le public : le mécène ou l’artiste, explique-t-il. Ici, c’est l’artiste.” L’auteur de La Prédication est bien Vincenzo Catalani.

Une église disparue

Comment expliquer que l’auteur d’une œuvre si monumentale se soit évaporé ? L’explication est sans doute à chercher du côté de la profusion d’artistes italiens. Du hasard et des erreurs humaines, aussi. “La Prédication est tout à fait remarquable, ne serait-ce que par sa taille, souligne Marie-Anne Sire, inspectrice générale des Monuments historiques, chargée notamment de la Villa Médicis et des Pieux Etablissements à Rome. Mais il suffit parfois qu’un tableau ne soit pas aux dimensions du lieu où il a atterri, ou plus au goût de l’époque, pour qu’on le perde.” Dans le cas de Catalani, l’explication est aussi, peut-être, à trouver dans les manuels retraçant la naissance de la nation italienne.

Cela arrive dans les Monuments historiques quand on ne note pas les choses, qu’on ne les archive pas, et qu’on se fit trop à la mémoire orale

Lili Davenas, élève conservatrice de l’Institut national du patrimoine

D’après les recherches de Pierre-Antoine Ferracin, Vincenzo Catalani naît le 24 avril 1814, à Rome, de parents napolitains. A l’époque, la ville est la capitale du territoire pontifical sous le règne de Pie IX. Son père y a été envoyé comme ingénieur par la couronne des Deux-Siciles, royaume industriel au sud de l’actuelle Italie. Vincenzo devient professeur honoraire à l’Institut royal des beaux-arts et répond à des commandes de la monarchie napolitaine – ce qui pourrait être le cas de La Prédication de saint Paul à Athènes. Le tableau semble avoir attiré l’œil de Pie IX et serait resté un temps au palais du Quirinale, alors résidence papale. “J’ai trouvé une lettre datée de 1853 montrant que le pape avait fait entrer une œuvre de Vincenzo Catalani dans ses appartements”, détaille Pierre-Antoine Ferracin. Il pourrait s’agir d’un autre tableau, représentant Sainte-Barbe. “Mais il est mentionné que Pie IX est allé voir la toile quatre fois en trois jours. Il s’agit donc d’un tableau d’une certaine beauté. Je pense qu’il s’agit de La Prédication“, assure l’historien de l’art, qui fait l’hypothèse que la toile aurait été commandée pour l’église Santa Maria Immacolata, ouverte au public en 1853 en plein cœur du secteur industriel napolitain et détruite en 1912. Le tableau ne sera probablement jamais arrivé à Naples.

A l’époque où est peinte La Prédication, les premiers soubresauts du Risorgimento – le processus d’unification italienne – se font déjà sentir, le dernier roi des Deux-Siciles, François II, a cédé Naples en 1861 devant l’avancée des troupes de Giuseppe Garibaldi. Dans ce monde finissant, Catalani continue inlassablement de peindre. Il s’arrêtera brutalement dix ans plus tard, après l’entrée de l’armée italienne à Rome. Pie IX s’est retranché au Vatican. “Rome devient officiellement italienne et capitale du royaume, et Garibaldi siège comme député”, précise l’historien Jean-Yves Frétigné, spécialiste de l’Italie contemporaine.

Aucune place pour la toile

En décembre 1871, Vincenzo Catalani met fin à ses jours en se jetant du troisième étage de son appartement romain, comme le relate un entrefilet dans un journal de l’époque. Le peintre sombre dans l’oubli, sa toile avec. “Les Bourbons des Deux-Siciles et Pie IX sont ceux qui ont perdu au regard de l’histoire”, poursuit Jean-Yves Frétigné. Ces bouleversements historiques s’accompagnent de changements esthétiques. Impressionnistes, naturalistes et orientalistes affluent dans les salons. Les collections privées s’intéressent aux tableaux de dimensions beaucoup plus modestes que la gigantesque fresque de Catalani.

La toile disparaît pendant une cinquantaine d’années. Dernière hypothèse avancée par Pierre-Antoine Ferracin : elle serait revenue à l’Académie royale des beaux-arts de Naples, située au palais Farnèse, à Rome. Mais le Risorgimento pousse les Bourbons à ne plus accueillir de pensionnaires. Les aristocrates déchus finissent par louer le premier étage du palais à la France en 1874, avant de le lui vendre en totalité trente ans plus tard. A cette époque, il abrite encore les œuvres d’anciens pensionnaires de l’Académie. Le contrat passé entre les Bourbons et la France indique que les vendeurs disposent de six mois pour vider la propriété de leurs biens. Mais ils laissent des vestiges derrière eux. “On peut supposer que La Prédication en faisait partie et qu’elle a été abandonnée par ses anciens propriétaires, car passée de mode, avance Pierre-Antoine Ferracin. Or, en 1905, en pleine loi sur la laïcité en France, j’imagine que la toile d’un artiste présentant une iconographie religieuse n’est pas bien vue dans notre ambassade.” Paris peut l’entreposer 200 mètres plus loin, dans une église… qui se trouve être Saint-Louis-des-Français. La Prédication refait surface dans un inventaire des biens mobiliers de l’Eglise nationale française en 1912.

Démesurée, elle ne peut être accrochée nulle part. “Depuis l’intervention d’Antoine Derizet au XVIIIᵉ siècle, le décor de Saint-Louis-des-Français est très ordonnancé, explique Marie-Anne Sire. Il n’y a tout simplement pas la place pour ce tableau.” Il reste inscrit en “dépôt” dans les archives, se fait lentement oublier au fil des ans, et finit par devenir un simple “grand tapis”. “Cela arrive dans les Monuments historiques quand on ne note pas les choses, qu’on ne les archive pas, et qu’on se fit trop à la mémoire orale, remarque Lili Davenas. Un jour, quelqu’un a su. Quelqu’un l’a entreposé volontairement dans ces escaliers, en disant sans doute : ‘Il faut qu’on s’en occupe.’ Cela ne s’est pas fait.”

Une restauration pour le Jubilé

Trois ans après sa découverte et un changement partiel d’équipe aux Pieux Etablissements, la restauration de la toile a finalement été enclenchée. Contacté, Mgr Philippe Bordeyne, administrateur des Pieux et de la Fondation Lorette entre 2021 et 2023, aujourd’hui recteur émérite de l’Institut catholique de Paris, a indiqué ne pas avoir le temps de répondre aux questions de L’Express. Son successeur, le frère Renaud Escande, salue une histoire “digne d’un roman”, et fait part de son enthousiasme pour une toile “aux couleurs sublimes” : “Elle est à l’échelle : la regarder, c’est avoir l’impression de rentrer dans le tableau.” Le principal problème soulevé par l’administration précédente pour sauver La Prédication – son coût avoisinant les 100 000 euros – a été en partie résolu.

L’ambassadrice de France auprès du Saint-Siège, Florence Mangin, a sollicité la Fondation pour la sauvegarde de l’art français pour organiser le mécénat. “Nous nous sommes lancés dans la réhabilitation d’un artiste oublié, s’enthousiasme Damien Bigot, directeur du développement de l’institution. Catalani a enfin droit au sauvetage de la mémoire qu’il mérite.”

La tenue du Jubilé en 2025, annoncé par le pape François, a précipité les choses. Un projet de restauration en collaboration avec l’Italie a été lancé et doit se terminer d’ici là. “Le nettoyage est terminé, une des meilleures écoles de restauration de Rome s’occupe de la toile, dans un chantier école”, poursuit le frère Escande, qui précise que, à partir d’octobre 2024, cette restauration sera “ouverte au public”. La toile a été déplacée dans une salle du palais de Saint-Louis, que l’administrateur compte transformer en “chapelle Saint-Paul”. Elle n’en sortira plus. A terme, l’ambassade et les Pieux envisagent d’embaucher un historien de l’art pour éclaircir les zones d’ombre qui entourent sa trajectoire et celle de son auteur. Pour enfin les replacer dans l’espace et le temps.




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