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Immigration au Canada : “Il y a clairement un changement des mentalités dans la population”


C’est un changement de cap passé un peu inaperçu mais qui, s’agissant du Canada, veut dire beaucoup. Dans un pays connu pour avoir l’une des politiques les plus progressistes au monde en matière d’immigration, le gouvernement de Justin Trudeau a récemment annoncé vouloir réduire drastiquement le nombre de travailleurs étrangers temporaires. “C’est le moment d’embaucher des Canadiens”, s’est même fendu le Premier ministre libéral.

Il faut dire que le Canada fait face à une situation économique compliquée. Son taux de chômage a grimpé à 6,6 % en août (contre 5,5 % un an plus tôt) et la hausse de la population (le Canada a connu en 2023 sa croissance démographique la plus élevée depuis 1957, laquelle provient en grande partie de l’immigration permanente ou temporaire) a aggravé la crise du logement et les services publics. Le tout dans un contexte électoral – les législatives auront lieu en 2025 – qui tourne pour l’heure à l’avantage (très net) des conservateurs emmenés par Pierre Poilievre. Sans compter une opinion publique de plus en plus inquiète face à l’afflux de nouveaux étrangers (un sondage de mars 2024 réalisé par l’Institut Metropolis révèle qu’un Canadien sur deux estime qu’il y a trop de nouveaux arrivants, contre un sur cinq un an plus tôt).

“Pour la première fois, l’immigration devient une question politique au Canada” et “les mentalités évoluent”, explique à L’Express Paul Journet, chroniqueur politique au quotidien La Presse à Montréal. Cependant, selon lui, les problèmes économiques auxquels est confronté le Canada dépassent la seule question migratoire. Le journaliste pointe ainsi le décalage entre un Premier ministre “qui fait souvent de la politique comme on fait du marketing” et les “difficultés très concrètes vécues par les Canadiens à cause de la hausse du coût de la vie” notamment. Entretien.

L’Express : Le Canada, qui a toujours fait de l’immigration un pilier de sa croissance économique, va réduire de plusieurs dizaines de milliers le nombre de travailleurs étrangers temporaires autorisés dans le pays. Est-ce un tournant ?

Paul Journet : Si ce n’est pas un tournant, je dirais qu’on s’en rapproche. Les mentalités évoluent. Sur ce sujet, il faut toutefois commencer par distinguer la perception de l’opinion publique au Québec de celle dans le reste du Canada. A l’échelle nationale, l’immigration n’a jamais été un enjeu politique. C’est quelque chose qui allait de soi. On en parlait surtout sur le plan des valeurs et des symboles. C’est ce qui a participé au projet canadien multiculturaliste, où l’identité du pays est de ne pas en avoir une et consiste à accueillir toutes les diversités en les faisant cohabiter. On y voyait aussi une utilité économique et parfois même un devoir moral. En revanche, au Québec, il y a un scepticisme naturel à cause de la question de la langue [NDLR : la proportion de Québécois qui utilisent exclusivement le français diminue au profit de l’anglais]. L’immigration est perçue comme fragilisant le français.

Il y a d’ailleurs un débat entre démographes pour savoir dans quelle mesure elle le fragilise mais il est indéniable que l’immigration crée une pression. Par conséquent, sur ce point-là, il y a toujours eu un débat politique au Québec qui n’existait pas dans le reste du Canada. Ce qui a finalement changé la perception du Canada anglais, c’est la question du logement.

C’est-à-dire ?

La crise actuelle du logement au Québec et au Canada cesse de faire de l’immigration un enjeu purement moral. Indépendamment de leur rapport à l’immigration, des affiliations partisanes ou des idéologies de chacun, les Canadiens voient bien que celle-ci aggrave la crise du logement. Ils commencent donc à poser des questions sur l’impact de cette immigration sur leur vie. D’autant plus que sous le gouvernement Trudeau, l’Initiative du siècle (portée par des lobbyistes issus du milieu des affaires), s’est fixée comme objectif de voir le Canada dépasser les 100 millions d’habitants d’ici 2100 [NDLR : le gouvernement Trudeau a opposé une fin de non-recevoir à cette proposition].

La crise du logement au Canada est-elle principalement liée à la question de la démographie ?

C’est une très bonne question. Le problème du logement est récurrent. Il est même cyclique. Il y a un débat pour savoir dans quelle mesure la financiarisation du logement, le sous-investissement dans les logements abordables ou sociaux a créé ou aggravé la crise du logement. Mais au-delà de ce débat d’experts, il y a une réalité démographique, mathématique qui est que, à partir du moment où il manque des habitations, si l’on augmente rapidement et massivement l’immigration, on aura encore plus de difficulté pour répondre à la demande.

Au Canada, on ne gagne pas des votes en s’attaquant de façon frontale à l’immigration

Et la crise va s’aggraver parce que le marché du logement n’est pas assez réactif. On ne peut pas s’ajuster et créer suffisamment de logements en l’espace de deux mois. Cela demande du temps pour les financer. En résumé, les causes actuelles de cette crise sont multiples : la hausse des taux d’intérêt, la rareté de la main-d’œuvre en construction et la démographie, avec en toile de fond l’immigration.

Plusieurs sondages récents semblent indiquer un basculement de l’opinion publique canadienne, pourtant plutôt ouverte jusqu’ici sur l’immigration.

Oui. Il y a clairement un changement des mentalités. Pour la première fois, l’immigration devient une question politique. Toutefois, cette nouvelle politisation de l’immigration ne se retrouve pas beaucoup dans les débats entre les différents partis au niveau fédéral. Certes, ils cessent de prôner une hausse incontrôlée de l’immigration. Ils promettent un modeste resserrement, mais on ne voit pas un affrontement entre les deux partis en mesure d’être au pouvoir, c’est-à-dire les libéraux et les conservateurs. Il n’y a pas de différence marquée entre eux sur cette question.

Comment l’expliquez-vous ?

Le Canada est très différent des Etats-Unis et de beaucoup de pays européens. Ici, on ne gagne pas des votes en s’attaquant de façon frontale à l’immigration et en attisant la peur de l’autre. Au contraire, les conservateurs sont très vigilants parce qu’ils craignent d’être comparés à leurs homologues américains, voire aux Trumpistes. De façon prudente, ils proposent d’arrimer les objectifs en matière d’immigration au marché du logement pour s’assurer que les seuils d’immigration ne dépassent pas la construction de nouveaux logements. Pour résumer, les citoyens sont inquiets face à l’immigration, mais les politiciens fédéraux évitent toute récupération qui viserait à en faire une bataille de valeurs.

Est-ce parce qu’ils ne veulent pas mettre de l’huile sur le feu ou sont-ils tout simplement en décalage total avec l’opinion publique sur ce sujet ?

Les libéraux sont en décalage total. Mais la nouveauté, c’est que depuis le printemps dernier, ils constatent leur décalage et essaient d’ajuster leurs discours. L’approche des conservateurs est un peu plus stratégique. L’une des raisons de leur dernière victoire en 2011 fut leur capacité à courtiser les groupes ethniques et les différentes communautés de nouveaux arrivants. C’est une particularité canadienne. C’est pour cela qu’ils sont très prudents dans leur discours.

Vous avez écrit que sur le sujet de l’immigration, la réalité rattrape Trudeau. Comment faut-il analyser ses récentes déclarations ? Y voyez-vous un changement de logiciel ?

J’y verrais plus de la nécessité. Mais je ne crois pas que cela diminue l’importance qu’il accorde à l’immigration. Elle fait appel à ses valeurs les plus fortes. Et quand on voit ses récentes décisions, on ne peut pas dire que le Canada ferme non plus ses frontières. Ce sont des ajustements assez modestes pour l’instant. Je pense que Justin Trudeau demeure tout aussi convaincu qu’avant de l’importance de la diversité et de l’inclusion, et du multiculturalisme. Mais il reconnaît la nécessité de mieux contrôler le système d’immigration. Il y a toutefois une grande hypocrisie québécoise et canadienne en la matière.

Laquelle ?

Nous avons des politiciens comme Justin Trudeau qui sont très favorables à l’immigration, mais la bureaucratie, elle, pour des raisons qui ne sont absolument pas idéologiques, qui relèvent tout simplement de l’incompétence, réserve un traitement parfois inhumain aux nouveaux arrivants. Les traitements des dossiers prennent beaucoup de temps. Ils attendent une éternité pour obtenir leur permis de travail. Les bureaucraties fédérale et québécoise ne sont pas capables de répondre à la demande.

Y a-t-il eu une forme de naïveté de Justin Trudeau ces dernières années sur le sujet de l’immigration et du multiculturalisme ?

Oui. Justin Trudeau a toujours réfléchi à la question en termes moraux, sans avoir une analyse plus fine au niveau des politiques publiques. Et le meilleur exemple est l’argument économique de l’immigration. Monsieur Trudeau a toujours pris pour acquis que l’immigration allait enrichir les Canadiens. Mais si on regarde en termes strictement économiques, l’immigration a une contribution très modeste à la pénurie de main-d’œuvre et au vieillissement de la population.

Il faudrait une catastrophe nucléaire pour sauver Justin Trudeau

Pour une raison assez simple : quand un travailleur étranger arrive au Canada, il va combler un emploi, mais il est aussi un consommateur et un prestataire de services additionnel qui va donc créer d’autres besoins dans l’économie des biens et des services. Donc habituellement, c’est un jeu à somme nulle. À moins d’avoir une immigration extrêmement bien ciblée pour aller chercher de façon pointue les travailleurs dont les professions sont en pénurie. Et ce genre de questions, Justin Trudeau n’a jamais pris la peine d’y réfléchir.

Les dirigeants d’entreprise craignent que les mesures annoncées réduisent l’offre de main-d’œuvre bon marché…

Il y a une différence entre la position des économistes et du patronat. Le patronat a intérêt à ce qu’une main-d’œuvre bon marché arrive dans le pays. A l’inverse, ce que les économistes avancent, c’est que le Canada a un gros problème de productivité et que le réflexe des employeurs, c’est de chercher une main-d’œuvre bon marché au lieu d’améliorer leur productivité, en investissant en innovation pour moderniser leurs équipements, etc. Et que sur le plan économique, au lieu d’avoir plus de travailleurs, on gagnerait à être capable de faire les mêmes tâches avec moins de travailleurs. Ce serait là un réel plan de développement économique au lieu de s’appuyer ce qui peut parfois être une béquille.

Les syndicats, eux, ont une position différente du patronat. Tout en étant très favorables à la défense des droits des travailleurs issus de l’immigration et en ayant une approche parfois humanitaire, ils mettent en garde contre les impacts de la dépendance à une main-d’œuvre bon marché.

On connaît assez mal ici le chef du parti conservateur, Pierre Poilievre. Il a affirmé que le gouvernement de Trudeau avait “détruit notre système d’immigration”. Ce thème-là peut-il faire perdre Trudeau ?

Le chef conservateur dit que Justin Trudeau a tout détruit (rires). Je ne crois pas que l’immigration, à elle seule, puisse défaire le Premier ministre. Je pense que c’est plutôt l’usure du pouvoir et le décalage entre un chef de gouvernement qui fait souvent de la politique comme on fait du marketing, en affirmant des principes et d’autre part, les difficultés très concrètes vécues par les Canadiens à cause de la hausse du coût de la vie, la difficulté de l’accès aux services, les problèmes d’accès au logement. Donc, ils voient le même Premier ministre devant eux depuis plus de huit ans, qui n’en finit plus d’être dans des postures vertueuses alors qu’ils constatent concrètement que peu de choses changent autour d’eux.

Le principal reproche qu’on entend à l’endroit du gouvernement Trudeau, c’est qu’il est bon pour mettre en avant des idées et prendre des engagements. Mais il est mauvais pour les mettre en application. Ce n’est pas parce qu’il trahit ses promesses, c’est parce qu’il est mauvais, concrètement, dans la mise en application des politiques publiques. C’est une incompétence sur le plan administratif.

Au-delà de la question de l’immigration, la question du sacro-saint multiculturalisme, qui a toujours été considéré comme une richesse au Canada, semble mise à rude épreuve, surtout depuis l’attaque du 7 octobre… Des écoles juives ont été visées par des tirs. Les actes antisémites ont doublé en 2023.

Les tensions que vous évoquez sont évidemment réelles, celles entre autres, entre ceux qui défendent les Palestiniens et ceux qui défendent Israël. Mais ces tensions existent dans des pays qui n’ont pas un modèle multiculturaliste. On voit certes des problèmes émerger avec le multiculturalisme, mais dans le même temps, aucun parti fédéral n’est très critique ni prêt à le remettre en question.

Les conservateurs y sont favorables, mais de façon beaucoup plus modeste. Ils n’aiment pas quand la gauche déboulonne des statues par exemple. Les conservateurs tiennent à rappeler que le Canada a une histoire dont ils ne devraient pas avoir honte, même si elle contient ses parts d’ombre. Et donc leur multiculturalisme est un peu plus modéré. Mais si on se demande quelle est l’option de rechange au multiculturalisme, le Québec a développé la sienne, qui est l’interculturalisme [NDLR : qui tente de concilier une culture commune et la diversité culturelle], mais le Canada ne deviendra jamais une société républicaine. Le multiculturalisme est trop profondément ancré. Et jamais un discours fortement anti-immigration ne permettra de gagner une élection au Canada, j’en suis convaincu.

Les sondages donnent le parti de Justin Trudeau largement battu aux prochaines élections fédérales, qui doivent se tenir au plus tard avant octobre 2025. Peut-il encore remonter la pente ?

Je n’aime pas faire des prédictions. Mais dans le cas présent, il faudrait une catastrophe nucléaire ou quelque chose du genre pour sauver Justin Trudeau. Il n’y a aucun scénario dans lequel les conservateurs ne gagnent pas la prochaine campagne électorale et même les libéraux semblent tenir leur défaite pour acquise. On est arrivé au terme d’un cycle politique. Au Canada, il est rare qu’un parti se maintienne au pouvoir au-delà de huit ans, de deux élections ou trois élections dans ce cas-ci, mais parce qu’on avait un gouvernement minoritaire. Sa victoire, Justin Trudeau la devait grâce à sa personnalité. Et ce à quoi on assiste actuellement, c’est l’usure du pouvoir, l’usure du style Trudeau.




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