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Tom Holland : “Le monde serait en bien meilleur état si Poutine n’était pas obsédé par l’Histoire”


Il est l’auteur de best-sellers sur l’Empire romain, les origines de l’islam ou sur l’influence du christianisme, traduits aux éditions Saint-Simon. Depuis quatre ans, Tom Holland est également, avec son confrère Dominic Sandbrook, l’animateur du podcast historique le plus populaire au monde. Dans The Rest Is History, le duo peut aussi bien revenir sur le mouvement de résistance allemand la Rose blanche que procéder à “un top 10 des meilleurs eunuques”.

A l’occasion de la parution des Drôles Histoires de l’Histoire, truculente adaptation en livre du podcast, nous avons interrogé l’historien britannique sur la France, Poutine, Trump ou le christianisme culturel.

L’Express : Comment expliquez-vous un tel succès pour un podcast historique ?

Tom Holland : On a près de 30 millions de téléchargements par mois. Plus de la moitié de l’audience a moins de 35 ans. De toutes les disciplines universitaires, l’histoire est la plus ouverte aux non-spécialistes. Dans le monde anglophone, il y a aussi une longue tradition de la narration historique. Au début, on faisait de grands thèmes en un seul épisode. J’ai honte de vous confesser que nous avions traité toute la Révolution française en 50 minutes. [Rires.] Mais cet été, durant les JO, nous nous sommes fait pardonner en consacrant une série de huit épisodes à la Révolution, jusqu’à la fuite de Varennes. On poursuivra avec l’exécution de Louis XVI. Les gens adorent ces histoires. Mais ce n’est pas que du passé, il y a aussi des répercussions fascinantes jusqu’à aujourd’hui. Dans le monde anglophone, beaucoup ignorent que les notions de “droite” et de “gauche” datent de 1789.

Un chapitre est consacré aux présidents français. Qu’avez-vous découvert sur nos dirigeants ?

On a aussi fait une série sur les chanceliers allemands et les Premiers ministres australiens. Mais les dirigeants français sont des personnes superbes, parce que le président joue chez vous le rôle d’un roi. Le plus monarchique était sans aucun doute François Mitterrand, pourtant socialiste. Manger des ortolans, un oiseau en voie de disparition, cela ne fait que conforter l’image que nous nous faisons de vous en Angleterre. Il est peut-être excessif de dire que le Royaume-Uni est une république prétendant être une monarchie, alors que la France est une monarchie prétendant être républicaine. Mais on n’en est pas loin. Nos souverains sont vraiment ennuyeux, contrairement à vos présidents. Elizabeth II était très terne.

Vous soulignez aussi que la cuisine britannique s’est, au XVIIIe siècle, développée en réaction à la gastronomie française…

Le XVIIIe siècle a été marqué par des conflits récurrents entre les deux pays. L’Angleterre a alors un complexe par rapport à la France, l’arbitre des élégances. Donc ce qui devient à la mode chez les Britanniques, c’est de faire l’opposé des Français. [Rires.] C’est une évidence en matière de vêtements. Le costume sera le plus terne possible, en antidote à l’opulence de la cour de Versailles.

Trump est la personne la moins chrétienne qui soit

De la même façon, une réaction britannique véhémente a lieu à l’encontre de la cuisine française, considérée comme cosmopolite et corrompue. Le rosbif devient le plat emblématique, symbole de la liberté britannique contre une cuisine française jugée trop riche et coûteuse.

Pour vous, le monde se porterait mieux si Poutine ne se piquait pas tant d’Histoire…

En 2021, Poutine a publié un texte historique pour assurer que l’Ukraine a toujours fait partie de la Russie, remontant jusqu’au baptême orthodoxe de Vladimir le Grand dans le Kiev de la fin du Xe siècle. Il y croit vraiment. Tout ce qu’il a fait en Ukraine prouve qu’il adhère avec passion à cette thèse. Poutine veut reconstituer l’Union soviétique, c’est une évidence. Mais c’est encore plus profond que ça. Quand il a annexé la Crimée, il a réalisé ce que Potemkine avait fait pour Catherine II. Potemkine expliquait alors avoir conquis le berceau de la Russie, là où les Grecs s’étaient installés dès le VIe siècle avant notre ère. C’est aussi par la Crimée que le christianisme a été introduit en Russie.

En 2011, Poutine s’est fait filmer en tenue de plongée, “découvrant” deux amphores vieilles de quinze siècles dans la mer Noire. Evidemment, ces amphores avaient été placées là pour lui. Mais il y a cette idée que la mer Noire était grecque, romaine, byzantine, et que c’est aujourd’hui ce qui justifie le rôle de Moscou comme troisième Rome. Il est évident que le monde serait en bien meilleur état si Poutine n’avait pas eu cette obsession pour l’Histoire.

L’année dernière, vous avez publié en anglais Pax, votre troisième livre sur l’Empire romain. Comment expliquer que cette période continue à tant nous fasciner ?

Pour Rémi Brague, ce qui définit l’Occident, c’est notamment notre fascination pour l’Empire romain préchrétien. Il y a beaucoup de vérité là-dedans. En Europe, dans ce qui était la partie occidentale de l’Empire romain, nous avons toujours été hantés par Rome. Il y a eu un désir de le reconstituer. Napoléon en est l’exemple classique, tout comme Charlemagne. Mais il y a aussi l’idée que Rome n’est pas juste un modèle, mais aussi un avertissement. Durant la Révolution française, David peint des révolutionnaires qui ressemblent à des Romains antiques, puis il présente Napoléon en César. Aux Etats-Unis aussi, durant la révolution américaine, il y a une véritable obsession pour l’iconographie romaine. George Washington est portraituré en toge. Ils ont construit un Capitole qui abrite un Sénat.

Mais en se référant de la sorte à Rome, on vit dans l’ombre de deux grandes calamités historiques : la fin de la République romaine et la chute de l’Empire romain. Presque dès le début des Etats-Unis, les Américains ont craint un déclin similaire. Aujourd’hui, à la veille de l’élection présidentielle, de nombreusesanalyses avertissent sur la fin de la république et le début de l’autocratie, avec l’avènement d’un nouveau César. Mais, en même temps, sur le plan géopolitique, les Américains craignent le déclin de leur empire face à la Chine, comme c’était déjà le cas face au Japon dans les années 1980. Je ne crois pas qu’il y ait de telles angoisses ailleurs. La Chine a elle aussi été un empire en même temps que Rome. La Chine, comme Rome, a été occupée de manière répétée par des barbares. Mais elle a toujours fini par les absorber, en reconstituant son territoire. Les Chinois ne vivent donc pas avec cette idée que tous les empires sont destinés à s’effondrer, comme c’est le cas en Occident.

Dans le livre, vous comparez Néron à Donald Trump. Ce dernier aurait-il fait un bon empereur romain ?

Les empereurs romains n’étaient pas tant définis par leurs politiques que par la vibe, l’image qu’ils dégageaient. Leur façon de se présenter comptait bien plus aux yeux de l’opinion publique que ce qu’ils faisaient réellement. Par ailleurs, dans la Rome ancienne, il y avait deux manières de se faire un nom : la première était d’être un traditionaliste, de se référer à l’héritage de la Constitution ; l’autre était d’en appeler au peuple contre les élites, en partageant leurs plaisirs. Il ne s’agissait pas d’être un Robespierre, un modèle d’austérité, mais de mener la vie que la plèbe aurait rêvé d’avoir.

Même se définir comme un athée est déjà se définir dans des termes chrétiens

Donald Trump a son propre golf, des tours à son nom. Il choque toutes les élites traditionnelles. Mais vous voyez qu’une partie des Américains l’admirent pour cela, en se disant qu’eux aussi mèneraient ce genre d’existence s’ils étaient empereurs. C’est un élément clef de son succès. Et c’est ce qui rend très difficile pour les membres de l’élite, qui valorisent les bonnes politiques, de comprendre la popularité de Trump.

Mais comment arrive-t-il, avec son mode de vie “romain”, à avoir autant de soutiens chez les chrétiens américains ?

Trump est la personne la moins chrétienne qui soit. Mais l’Amérique est marquée par un fort retour de la morale. Cela a commencé dans les années 1960 avec le mouvement des droits civiques, ce qui a inspiré d’autres réformes sociétales, qu’il s’agisse des droits LGBT, des féministes et aujourd’hui des personnes trans. Ces valeurs morales sont devenues des marqueurs de progrès. Mais les gens qui n’ont pas suivi ces nouvelles tendances sont perçus comme des hérétiques, des contre-révolutionnaires ou, comme l’avait dit Hillary Clinton, des “déplorables”.

Il fut un temps où la working class s’identifiait aux démocrates, et c’étaient les diplômés qui soutenaient les républicains. Cela s’est inversé. Cela vient du fait que les progressistes aux Etats-Unis détestent de manière sincère ceux qui ne sont pas d’accord avec eux. Comme ces derniers sont souvent des personnes non diplômées, il s’est ainsi créé un nouveau clivage de classes. Donald Trump se montre, sans aucun remords, absolument enthousiaste pour tout ce qui concerne ces “déplorables”, ce qui le rend très populaire dans ces milieux. Cela concerne une majorité des chrétiens, mais Trump est aussi, par exemple, très impliqué dans le catch. Il y a une scène incroyable où il rase le crâne du président de la fédération mondiale de catch. Cela explique tant de choses sur le phénomène Trump : c’est théâtral, mis en scène, à la fois drôle et sinistre. On est en tout cas loin d’un séminaire universitaire sur l’hétéronormativité. [Rires.]

On parle beaucoup d’un retour du “christianisme culturel”. Même Richard Dawkins, longtemps considéré comme le “pape des athées”, s’est récemment dit “chrétien culturel”…

Comme je l’ai montré dans Les Chrétiens, chacun en Occident est en réalité un “chrétien culturel”. Nous sommes des poissons rouges nageant dans des eaux chrétiennes, sauf que nous ne le réalisons pas. Mais ce christianisme culturel s’exprime de façons différentes selon nos histoires nationales. En France, contrairement au Royaume-Uni, vous avez votre tradition révolutionnaire et votre fameuse laïcité qui font que l’expression religieuse dans le domaine public doit être fortement contrôlée. Mais, en réalité, même ce sécularisme est profondément chrétien. C’est saint Augustin qui, au Ve siècle, a fait la distinction entre la cité de l’homme et celle de Dieu. Il n’y a rien de comparable à cela dans le monde musulman, par exemple. Même se définir comme un athée est déjà se définir dans des termes chrétiens. Le Dieu dans lequel vous ne croyez pas est un Dieu chrétien. Richard Dawkins a expliqué que même s’il ne croit toujours pas en Dieu, ses valeurs morales, son éthique, sont un héritage du christianisme.

Mais l’athéisme ou le sécularisme se développent aussi dans le monde musulman…

Le colonialisme européen, puis l’hégémonie américaine ont eu un impact fort sur le reste du monde pendant plusieurs siècles. Quand Napoléon est arrivé en Egypte à la fin du XVIIIe siècle, cela a été un choc pour le monde musulman. La domination économique et militaire européenne a provoqué une réaction, avec deux grandes options. La première a été de libéraliser et d’accommoder l’islam à de nouvelles valeurs, l’autre c’est le fondamentalisme. Les musulmans fondamentalistes ont d’ailleurs suivi la voie tracée par les chrétiens protestants.

Aujourd’hui, dans notre monde postcolonial, on constate une réaction à cette longue domination occidentale. L’Inde, quand elle est devenue indépendante, s’est définie comme une république séculière, alors même que cette notion est un héritage britannique. Modi tente de corriger cela avec un retour au nationalisme hindou. De la même façon, en Turquie, Erdogan tente d’effacer les fondements laïcs d’Atatürk, reconvertissant par exemple en mosquée la basilique Sainte-Sophie.

En 2012, vous avez publié A l’ombre de l’épée sur les origines de l’islam. Etait-ce votre livre le plus difficile à publier ?

De très loin. J’y développais l’idée que l’islam n’a pas donné naissance à l’Empire arabe, mais que c’est l’inverse qui s’est produit. La vie de Mahomet a été réécrite ultérieurement pour justifier des visées politiques. Le Coran n’a pas été transmis par Dieu via un archange à un homme illettré, mais est marqué par de profondes influences culturelles, juives, chrétiennes, zoroastriennes, romaines… Il n’y a aujourd’hui pas un sujet historique plus sensible et controversé que les origines de l’islam. Quand j’ai écrit ce livre, la violence djihadiste était en pleine expansion, avec les attaques terroristes en Europe, mais aussi l’émergence de Daech. C’était alors sans doute plus dangereux. Nous avons consacré plusieurs épisodes de podcast à la vie de Mahomet ou à l’émergence du califat. Mais nous n’avons eu aucun problème.

Les Drôles Histoires de l’Histoire, par Tom Holland et Dominic Sandbrook. Traduit de l’anglais par Yves du Raden. Editions Saint-Simon, 250 p., 23,50 €. Parution le 19 septembre.




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