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Gioconda Belli : “Les dictatures au Nicaragua ou au Venezuela n’ont rien à voir avec la gauche !”


Publié en espagnol en 1988, La Femme habitée a été traduit en plus de 20 langues, mais il a longtemps manqué le français. A travers ce roman culte aujourd’hui publié par Le Cherche Midi, la grande écrivaine et poétesse nicaraguayenne Gioconda Belli revient sur ses années révolutionnaires. Dans les années 1970, une jeune femme issue de la bourgeoisie, après avoir étudié en Europe, retourne dans son pays d’Amérique centrale et rejoint un commando s’opposant à la dictature. En parallèle, elle entre en contact avec l’esprit d’une femme indigène qui s’était jadis opposée au colonisateur espagnol.

Durant sa jeunesse, Gioconda Belli a elle-même activement participé à la révolution sandiniste qui a renversé la dictature des Somoza en 1979. Ironie du destin, elle a été introduite dans le mouvement par Camilo Ortega, petit frère de Daniel [NDLR : président du Nicaragua de 1979 à 1990 puis depuis 2007]. Après avoir occupé plusieurs postes officiels pour le Front sandiniste de libération nationale (FSNL), elle abandonne la politique dans la deuxième partie des années 1980, puis quitte le Front au début des années 1990, en opposition à son leader Daniel Ortega. En 2018, Gioconda Belli critique la répression du régime d’Ortega contre le mouvement de protestation populaire. En 2023, comme d’autres opposants, elle se voit retirer sa nationalité nicaraguayenne, et doit s’exiler à Madrid.

Pour L’Express, cette inlassable combattante féministe revient sur son parcours et raconte une dictature de plus en plus ubuesque entre les mains d’un couple digne de House of Cards, Daniel Ortega et Rosario Murillo. Elle déplore aussi “l’exportation” tragique du modèle cubain au Nicaragua comme au Venezuela, lequel a longtemps bénéficié de l’aveuglement des gauches occidentales. Entretien.

L’Express : Pourquoi avoir voulu, dans ce roman, raconter par la fiction vos années révolutionnaires d’un point de vue féministe ?

Gioconda Belli : La Femme habitée est l’histoire de deux femmes. Le roman évoque deux périodes historiques importantes pour moi : les années 1970 et l’époque coloniale. A l’école, on nous enseignait une version très romantique et idyllique de la colonisation, alors que cela a été une lutte acharnée entre les autochtones et les conquistadors espagnols. Et j’ai voulu raconter ma propre jeunesse, durant laquelle j’ai mené une vie clandestine au sein du mouvement révolutionnaire sandiniste. Au Nicaragua, on dit souvent que la révolte est dans nos racines. Pour moi, il y a une continuité entre l’opposition au colonialisme et celle à la dictature des Somoza [NDLR : famille qui régna de 1936 à 1979 sur le Nicaragua]. A travers leurs luttes, mes héroïnes se libèrent également du rôle traditionnel assigné aux femmes. C’est une double émancipation, l’une politique, l’autre personnelle.

Le Nicaragua n’est jamais nommé dans le livre. Il n’y a qu’une ville nommée Faguas…

Faguas, c’est le feu et l’eau en espagnol. Au Nicaragua, nous avons des volcans et des lacs. Je ne voulais pas être limitée par une période historique précise. Je souhaitais raconter une histoire qui s’applique à de nombreux pays en Amérique latine.

L’un de vos personnages cite Che Guevara, qui expliquait qu’en temps de guérilla, les femmes sont parfaites en tant que cuisinières et messagères…

J’ai voulu démystifier l’image de la guérilla (rires). C’est amusant comme les hommes sont enthousiastes pour faire la révolution. Mais quand on en vient à leurs propres comportements par rapport aux femmes, ils sont tout d’un coup très conservateurs. La révolution a cependant représenté un pas en avant pour beaucoup de femmes au Nicaragua, nous permettant de nous libérer de bien des préjugés.

Rosario Murillo entend réellement créer sa propre église

L’ancien révolutionnaire Daniel Ortega est désormais opposé à l’avortement…

C’est dingue. L’avortement thérapeutique était autorisé depuis le XIXe siècle au Nicaragua. C’est fou d’imaginer qu’au nom de la révolution sandiniste, Ortega ait, en 2008, fait interdire l’avortement, même thérapeutique, tout cela pour gagner les faveurs de l’Eglise catholique et être réélu.

Comme l’héroïne du roman, vous venez d’une famille aisée. Pourquoi vous être embarquée dans la révolution sandiniste dans les années 1970 ?

Mon grand-père était très riche. Mais mon père, un “bâtard”, n’a pas hérité et a dû se construire sa propre vie. J’ai grandi dans une dictature. J’ai vu les crimes du régime de Somoza. Un jeune homme qui jouait au base-ball dans mon voisinage s’est fait tuer. Cela vous donne une conscience politique. Pendant les vacances, je travaillais dans une grande exploitation agricole, et j’ai aussi été témoin des conditions de vie des cueilleurs de café qui dormaient entassés les uns sur les autres. Il était impossible de ne pas voir la pauvreté et la misère quand vous avez grandi dans un pays comme le Nicaragua.

J’ai ainsi fini par être convaincue qu’une révolution armée représentait la seule manière de faire évoluer les choses, car tout était verrouillé sur le plan politique. C’est triste. Aujourd’hui, on voit de nouveau le même phénomène se reproduire au Nicaragua, mais aussi au Venezuela. Pour moi, cela a été une décision d’autant plus difficile que j’étais déjà mère, ayant eu une fille très jeune. Mais je me suis dit qu’il fallait que je le fasse pour elle. J’ai dû quitter le Nicaragua en 1975 car j’étais suivie par la police. Comme dans le roman, j’étais impliquée dans un commando et je savais qu’il fallait que je parte. Cela a été mon premier exil, et c’était déchirant. J’ai passé trois ans entre le Costa Rica et le Mexique.

Après l’arrivée au pouvoir du Front sandiniste de libération nationale (FSNL), vous avez tenu des fonctions officielles jusqu’en 1986…

J’étais même la secrétaire exécutive des premières élections qui ont eu lieu en 1984. Mais ensuite, j’ai voulu retourner à la littérature. Je ne pouvais pas me taire. J’ai dit à mon chef, l’un des “commandante“, que je voulais écrire ce roman. Puis j’ai quitté le FSNL en 1994. Quand les sandinistes ont perdu l’élection en 1990, Daniel Ortega a commencé ses manœuvres pour faire du parti sandiniste son propre parti. Aujourd’hui, le Nicaragua est une dictature, mais tout a débuté au début des années 1990. Je me suis dit que je ne m’étais pas battue dans ma jeunesse pour cela. Et comme beaucoup, j’ai quitté le sandinisme.

Quand Ortega a fait son retour au pouvoir en 2007, j’ai ouvert un blog pour analyser ce qui se passait. Mais après quelques années, j’ai abandonné, en me disant qu’il n’y avait rien à faire contre lui, tant il contrôlait le pays. En 2018, des gens se sont révoltés, et la répression a débuté. L’année dernière, le régime m’a déchu de ma nationalité, il a confisqué tout ce que je possédais. Comme pour d’autres opposants, mon nom a été effacé des registres. Je ne suis plus étudiée dans les écoles, mes livres ont disparu. Près de cinquante ans plus tard, j’ai connu un nouvel exil. Le mythe de Sisyphe d’Albert Camus m’a beaucoup aidé dans cette épreuve. C’est la condition humaine d’essayer, d’échouer et d’essayer à nouveau. Mais vous devez continuer à pousser la pierre, même si elle retombera de la montagne. J’aime profondément le Nicaragua, mon pays, il a été la source de mon inspiration.

Ortega s’en prend depuis quelques années à l’Eglise catholique, son ancienne alliée…

Le régime veut tout contrôler. Or les prêtres ont critiqué la répression de 2018. Surtout, sa femme Rosario Murillo, comme je le dis depuis des années, entend réellement créer sa propre église. Elle est férue d’ésotérisme et de New Age. C’est une personne très cruelle. Elle est bien pire qu’Ortega.

Comme vous, Rosario Murillo est poétesse…

(Elle coupe) Nous ne faisons absolument pas le même métier.

Rosario Murillo est à la fois la “première dame” et la vice-présidente du pays…

Il n’y a que dans la série House of Cards qu’on voit la même chose (rires). Rosario Murillo s’est fait une place au sein du pouvoir en lâchant sa propre fille. En 1998, celle-ci avait dénoncé son beau-père Daniel Ortega pour l’avoir abusée sexuellement. Mais Rosario Murillo a soutenu Ortega, traitant sa fille de menteuse. Cela lui a assuré une position politique forte. Et c’est elle qui est en train de prendre le pouvoir face à un Ortega vieillissant. Elle est animée par un désir de vengeance et un sentiment de haine. Pour elle, il est inconcevable que des gens aient osé les défier en 2018. Elle ne peut pas pardonner cela.

Le Nicaragua, le Venezuela ou Cuba n’ont plus rien à voir avec les valeurs de gauche!

Aujourd’hui, le Nicaragua est réellement une dictature totalitaire. Ils ont supprimé toute presse indépendante. Plus de 200 journalistes sont en exils. Le régime a fait fermer toutes les ONG. Rosario Murillo a fait expulser tous ceux en désaccord avec elle, tous les chefs de partis, toute l’opposition. Elle traite de “vipères” ou de “démons” tous les critiques, dans un mélange de vaudou et de catholicisme.

Sur le plan international, le régime est aujourd’hui allié à la Russie, la Chine, l’Iran…

C’est triste quand on pense à tous les sacrifices que nous avions faits pour mettre un terme à quarante ans de dictature. Ortega prétend agir au nom du sandinisme. Mais le parti n’existe plus, il n’y a plus que lui et Murillo. C’est un régime profondément corrompu. On assiste à la même chose au Venezuela. Ces régimes “achètent” l’armée et font du chantage aux militaires pour s’assurer de leur soutien.

Toutes les révolutions socialistes ou marxistes ne sont-elles pas condamnées à finir en dictature ? On l’a vu à Cuba, au Nicaragua et aujourd’hui au Venezuela…

J’ai beaucoup réfléchi à cette question. C’est incroyable de penser que Cuba a exporté un modèle d’oppression qui a pourtant échoué de manière dramatique à apporter du bonheur et du progrès à ses citoyens. Ce régime qui ne tolère aucune opinion dissidente a été “vendu” au Nicaragua et au Venezuela. Cuba conseille et soutient activement les régimes de Maduro et d’Ortega. Quand j’étais jeune, j’ai moi aussi cru à la révolution cubaine. Mais cela a débouché sur des tragédies. Et aujourd’hui, les perspectives semblent très sombres pour ces pays. J’espère qu’il y aura un changement, mais cela semble difficile.

Avez-vous l’impression d’être assez soutenue par la gauche occidentale ?

Parfois oui, parfois pas assez. En Europe, beaucoup sont encore attachés à l’idée que les régimes au pouvoir au Nicaragua, au Venezuela ou à Cuba seraient de gauche. Mais cela n’a plus rien à voir avec les valeurs de gauche ! Ce sont juste des pays très corrompus, de plus en plus conservateurs, et qui font payer un lourd tribut à leurs populations, contre seulement quelques programmes sociaux censés bénéficier aux pauvres. Huit millions de personnes ont quitté le Venezuela. Au Nicaragua, c’est 1 million de personnes, soit un sixième de la population ! Le pays dépend ce que ces exilés envoient à leurs familles. C’est terrible. Mon héros à gauche, c’est Gabriel Boric, le président chilien. Voilà un social-démocrate qui n’a pas hésité à critiquer durement Maduro, qualifiant de manière claire son régime de “dictature”.

Pensez-vous revoir un jour votre pays ?

Je ne sais pas. Mais je ne suis guère optimiste. Le jour où Ortega mourra, il y aura sans doute une opportunité pour mettre un terme au régime. Mais avant cela, je ne vois pas de changement possible. L’opposition au Nicaragua a été complètement démantelée. Ceux qui ont dû quitter le pays n’ont plus de revenus, même plus de pension de retraite, et ils sont privés de leur passeport. Heureusement, l’Espagne s’est montrée très généreuse avec nous.

La femme habitée, par Gioconda Belli, traduit de l’espagnol par Anne Proenza. Le Cherche Midi, 504 p., 23 €.




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