On invoque souvent comme causes du mal-être des collaborateurs le manque de sens, les injonctions contradictoires, la toxicité du management, mais l’absence de liberté d’esprit me semble en être l’une des causes non négligeables. J’entends par manque de liberté d’esprit une forme de conformisme à la fois moral et intellectuel. Par peur, par mimétisme, par facilité, par désir de plaire, les voix les plus dissidentes se répriment face aux désastreuses congrégations coacho-consultano-militantes qui imposent une moralisation terrorisante de la pensée sous la bienveillance de leurs discours bien-pensants. Cette ostentation de bien-pensance est devenue hégémonique dans le monde professionnel. Elle encercle la pensée de chacun au point de doucement l’éteindre. Si elle a beau se figurer bonne et morale, la bien-pensance est cependant tout l’inverse d’une réflexion morale et la moins bonne des choses pour la pensée.
Premièrement, elle réduit la réflexion à un manichéisme, à une gigantomachie de points de vue opposés. Pour ou contre la parité, pour ou contre l’inclusion, pour ou contre la diversité… Autant de questions qui perdent en intérêt et en intelligence dès lors qu’on en fait des combats militants. C’est oublier qu’il n’y a pas le camp du bien d’un côté et le camp du mal de l’autre, mais que toute réflexion morale cherche à déceler le mal dans le bien et les vices cachés derrière la vertu apparente. La réflexion suppose un dépassement des oppositions dans un mouvement dialectique qui réconcilie en les surmontant les oppositions. Aux dogmes rigides, elle préfère la fluidité des idées.
Deuxièmement, la bien-pensance étouffe la pensée sous l’opinion majoritaire. L’esprit s’incline devant elle comme s’il s’agissait de quelque chose de plus fort que sa propre affirmation. A l’audace d’un point de vue, la conformité avec telle ou telle opinion établie l’emporte. La valeur d’une idée n’est plus tant liée à sa pertinence qu’à sa conformité au credo du moment. Car la conformité est éminemment confortable. Comme il est sécurisant de se sentir dans les clous des idées communément admises, du bon côté de l’opinion majoritaire ! Or, penser, c’est chercher à être non pas conforté, mais inquiété dans ses certitudes, contrarié dans ses convictions, et dérouté dans ses évidences.
L’arme des faibles qui se veulent forts
Troisièmement, la bien-pensance est une identification plus qu’une réflexion. S’identifier, c’est préférer au mouvement spontané de sa propre réflexion une posture normative, car il est plus facile de se réfugier derrière un rôle déjà écrit par la société que de convoquer le courage de son esprit pour s’aventurer dans une parole libre. Mais plus on s’apparente, et moins on pense par soi-même. La pensée forte n’est jamais une révérence. Retrouver les promesses d’une pensée oblige à se défaire de toute identification.
Par ailleurs, la bien-pensance est un stratagème dans l’art d’escamoter la réalité. L’usage des formules convenues, des phrases tièdes aromatisées aux clichés du moment sont autant d’écrans placés devant la nouveauté et la variété des choses. L’arsenal d’expressions toutes faites immunise contre les multiples nuances de l’existant. Hannah Arendt qualifie de “sombres temps” ces moments où le discours dominant voile le réel par des exhortations morales et le reconstruit par ses fictions moralisatrices qu’il impose comme réelles. Si la bien-pensance donne une version du monde, la réflexion morale dit ce qui est tel qu’il est.
Enfin et surtout, la bien-pensance est l’arme des faibles qui se veulent forts. Pis, le paravent des vicieux qui se figurent vertueux. Combien les portiers du bien, de Gérard Miller jusqu’à l’abbé Pierre, se sont révélés être de vraies crapules ? Combien de donneurs de leçons sont devenus des hontes sociales ?
Morale (si je puis dire !) de l’histoire : combattons la bien-pensance pour mieux penser. La conformité, le puritanisme, l’identification et la dissimulation du réel sont quelques-unes de ces caractéristiques qu’une pensée libre et forte ne peut ratifier. C’est par cette résistance que la moralisation ne se substituera pas à la réflexion morale et que l’intelligence triomphera de la bien-pensance asphyxiante !
Julia de Funès est docteur en philosophie.
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