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Cancer, diabète, obésité… Entretien avec Michael Hall, le scientifique qui ouvre de nouveaux espoirs


A présent, il ne lui manque plus que le Nobel ! Déjà multiprimé, avec notamment le Breakthrough Prize in Life Sciences en 2014 et le prix Lasker en 2017, le biologiste moléculaire Michael N. Hall vient de recevoir la Grande médaille de l’Académie des sciences, une des récompenses les plus prestigieuses dans notre pays. Ce scientifique d’origine américaine, professeur au Biozentrum de l’université de Bâle, a été le premier à comprendre pourquoi les cellules grossissent. Une question à laquelle pendant longtemps nul ne s’intéressait, jusqu’à ce que ses recherches ne viennent bouleverser notre compréhension du vivant. Ses travaux, passionnants, ouvrent de nouvelles perspectives dans la lutte contre le cancer, le diabète, l’obésité ou encore les maladies neurodégénératives. Entretien.

L’Express : Vous avez mis au jour un mécanisme cellulaire essentiel à la vie. De quoi s’agit-il ?

Michael Hall : Tout a commencé par la découverte d’une protéine, que nous avons appelée TOR. Nous l’avons trouvée dans les levures, puis d’autres chercheurs ont montré qu’elle est également présente dans les insectes, les plantes, les animaux et chez les humains. Elle a été conservée de l’apparition des organismes eucaryotes jusqu’à l’homme, sur des milliards d’années. Cela vous indique déjà son importance, sinon elle aurait été éliminée par l’évolution.

Et de fait, elle joue un rôle clé : elle contrôle la croissance des cellules. L’avoir compris est la découverte dont je suis le plus fier. Imaginez : notre corps est composé de centaines de milliards de cellules, et chacune doit avoir une taille spécifique, pour que nos organes soient bien proportionnés. Toute cette mécanique de précision, d’une immense complexité, est sous le contrôle de ces protéines TOR.

Pourquoi ces protéines jouent-elles un rôle aussi crucial ?

Chacune reçoit des informations de l’extérieur de la cellule, et en fonction de ces informations, elle active ou inhibe de nombreux processus à l’intérieur de cette même cellule, qui vont contribuer, ou non, à sa croissance. Pour grandir, la cellule va avoir besoin de “briques” – des protéines, des lipides, des nucléotides… -, et c’est TOR qui va activer leur synthèse.

Les signaux extérieurs perçus par TOR sont de trois ordres : les nutriments, des hormones de croissance comme l’insuline, et l’ATP, qui transporte l’énergie tirée de l’alimentation. Si ces signaux viennent à manquer, si par exemple vous n’avez plus assez à manger, alors TOR va activer une sorte de système de récupération : elle va indiquer aux autres protéines qu’elles doivent se décomposer et recycler leurs propres composants pour permettre à l’organisme de se nourrir et de survivre. C’est l’autophagie, qui signifie en grec “se manger soi-même”.

Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à la croissance cellulaire ?

En réalité, je ne m’y intéressais pas lorsque j’ai démarré mes recherches, car à la fin des années 1980, la croissance cellulaire n’intéressait personne. A ce moment-là, les travaux de mon laboratoire portaient sur les médicaments immunosuppresseurs, et notamment sur la rapamycine. Cette molécule a rendu les greffes possibles : jusque-là, la plupart des transplantations échouaient car le système immunitaire du receveur rejetait le greffon. Sa découverte a été une véritable révolution. Mais au-delà du fait qu’elle empêchait la multiplication de certains lymphocytes T, son mode d’action restait mystérieux.

Avec un de mes postdoctorant, nous avons décidé de travailler sur cette question à partir des levures. L’idée pouvait sembler farfelue, car ces médicaments avaient été développés pour être utilisés chez l’homme, pas sur des champignons unicellulaires. Mais nous nous sommes souvenus de l’histoire de la rapamycine. Cette molécule a été isolée en 1975, à partir d’échantillons de sol collectés sur l’île de Pâques par des scientifiques qui cherchaient de nouveaux antimicrobiens : ils avaient trouvé ce produit, secrété par une bactérie pour se défendre contre des champignons qui occupent la même niche écologique. Son développement n’avait pas été poursuivi, car un anti-infectieux qui diminue l’efficacité du système immunitaire, c’est vraiment la dernière chose que l’on veut ! Il est tombé dans l’oubli jusqu’à ce que des spécialistes des greffes s’y intéressent.

Alors que tous nos concurrents travaillaient sur des cellules de mammifères, nous nous sommes dit que si la molécule avait évolué pour combattre des champignons, son mécanisme était peut-être conservé, et que sa cible, quelle qu’elle soit, serait la même chez les champignons et chez l’homme, puisque son effet était le même (empêcher la prolifération cellulaire). Par ailleurs, nous voulions utiliser la génétique pour identifier et isoler cette cible. Or, dans les années 1980, les techniques de modification du génome n’existaient pas, et ce type d’expérience était beaucoup plus facile à réaliser sur des levures que sur des cellules de mammifères. Il nous a fallu quatre ans pour trouver le gène correspondant à la protéine TOR. Et vous comprenez mieux l’origine de son nom : “Target of Rapamycin”, soit en français “cible de la rapamycine”.

Mais à ce moment-là, vous ne connaissiez toujours pas sa fonction…

Nous avons d’abord pensé que nous avions fait une découverte très importante à propos de la division cellulaire. Pourtant, rien ne collait. Toutes nos expériences échouaient. Ce fut une période très difficile. Et puis, en 1993, j’ai été invité à un colloque à Vienne organisé par l’un des grands spécialistes de la division cellulaire, lui-même totalement persuadé que nous avions tort. A force de discussions, j’ai fini par dire que si TOR n’agissait pas sur la division cellulaire, alors il ne pouvait agir que sur la croissance cellulaire. Je suis ensuite retourné à Bâle, nous avons recommencé des expériences et tout d’un coup, tout fonctionnait parfaitement. Nous avions bien découvert le mécanisme de contrôle de la croissance cellulaire. Nous avons donc rédigé un article, et c’est là que les difficultés ont commencé, car aucune revue ne voulait le publier.

Pourquoi ?

A cette époque, nul ne pensait que la croissance cellulaire était activement contrôlée. Nous-mêmes avions mis très longtemps à envisager cette possibilité. Il était communément admis qu’il s’agissait d’un système passif : vous mangez, les cellules se développent, et c’est tout. Rétrospectivement, cela paraît très naïf. Les trois étapes fondamentales de la biologie sont la croissance, la division et la mort cellulaire : pourquoi les deux dernières seraient-elles activement contrôlées et pas la première ? Mais alors que la division cellulaire et la mort cellulaire étaient des domaines d’étude très actifs, dont la compréhension a été récompensée par des prix Nobel, personne ne s’intéressait à la croissance cellulaire.

Nous avons montré qu’en bloquant TOR, on bloquait la croissance cellulaire, et que cet effet était si important que la cellule ne pouvait ensuite pas se diviser et mourrait. C’était un changement de paradigme. Notre article a fini par être publié en 1996, et cela a ouvert un immense champ de recherche, avec aujourd’hui plus de 7000 publications scientifiques par an. Notre découverte a fourni de nouvelles bases de compréhension pour de nombreuses maladies – du cancer au diabète en passant par les affections neurodégénératives – mais aussi pour le processus de vieillissement.

Justement, près de trentre ans après la publication de votre article initial, quelles sont les implications de vos travaux pour la médecine ?

Ces dernières années, les généticiens qui travaillent auprès des cancérologues ont séquencé le génome de très nombreuses tumeurs. Il s’est avéré que la voie de signalisation rattachée à TOR est l’une de celles dont les mutations provoquent le plus de cancers. C’est finalement assez logique car cette maladie est liée à une croissance cellulaire incontrôlée. Il a été calculé que TOR est activé de manière inappropriée dans près de 80 % des cancers, et cette voie est aujourd’hui l’une des plus étudiées par les sociétés pharmaceutiques dans ce contexte. La beauté de TOR est qu’un médicament existait déjà, la rapamycine, qui a été approuvée contre certaines tumeurs. En agissant sur TOR, on bloque la croissance tumorale, et beaucoup d’autres molécules, seules ou en combinaison, font aujourd’hui l’objet de recherches et d’essais cliniques. C’est un domaine très vaste et très actif. De mon côté, je travaille sur les tumeurs hépatiques, avec pour objectif de comprendre comment, au niveau moléculaire, l’hyperactivation de TOR entraîne l’apparition d’un cancer, car les mécanismes exacts restent encore mystérieux.

Qu’en est-il dans le diabète ?

Ce serait plutôt l’inverse, avec une sous-activation de TOR. Le diabète est une maladie liée à l’insuline. On sait que dans le cas du diabète de type 2, le corps, suralimenté, exposé à des quantités trop importantes de sucre et de gras, devient peu à peu résistant à l’insuline. Je vous ai dit que l’insuline est l’une des voies d’activation de TOR : en simplifiant à l’extrême, dans le diabète, c’est TOR qui ne répond plus à l’insuline. Comme cette voie n’est plus activée, le glucose n’est plus consommé par l’organisme, il s’accumule et fait des dégâts.

Cela m’amène à un autre sujet fascinant : la capacité de la protéine TOR à agir à distance sur d’autres cellules. Cette découverte a été faite par un Français, Pierre Léopold, de l’Institut Curie, dans une très belle étude sur la mouche drosophile. Alors que mon laboratoire ne travaillait que sur la levure, un organisme unicellulaire, cette publication nous a poussés à nous intéresser aux organismes complexes. Nous avons choisi la souris. En inactivant TOR dans leur tissu adipeux, nous avons montré des effets métaboliques sur tout l’animal. En clair, nos souris peuvent manger tout ce qu’elles veulent, elles ne grossissent pas, et ne développent pas de diabète.

Comment les protéines TOR présentes dans un tissu donné communiquent-elles avec le reste de l’organisme ?

C’est ce que nous avons voulu comprendre. Nous sommes partis de l’hypothèse que TOR activait peut-être la production d’une hormone qui irait ensuite elle-même activer d’autres cellules à distance. Malgré dix ans de recherches, nous n’avons jamais trouvé cette fameuse hormone. Nous avions plus ou moins abandonné quand une nouvelle étudiante est arrivée dans le laboratoire. Elle a prélevé du gras sur des souris avec des protéines TOR fonctionnelles et sur des souris où TOR avait été inactivé. En les comparant, elle s’est rendu compte que les seules molécules modifiées étaient des protéines présentes habituellement dans les neurones. C’est fascinant : cela signifie, comme nous l’avons démontré par la suite, que la graisse est dotée de son propre système nerveux, qui envoie des signaux au cerveau. Cela n’avait jamais été vu jusqu’ici.

Cette découverte ouvre de multiples perspectives. Nous ne savons toujours pas ce que le système nerveux détecte exactement dans la graisse. Ni pourquoi, en éliminant TOR, ces cellules nerveuses disparaissent. Cela permet aussi d’envisager le diabète différemment, d’essayer de décrypter les liens entre la graisse et le diabète. C’est tout un champ de recherche qui s’ouvre. Actuellement, par exemple, je travaille sur la neuropathie diabétique. Le diabète induit une perte de sensibilité très invalidante dans les doigts et les orteils. Est-ce que cela pourrait avoir un lien avec le système nerveux présent dans la graisse à ces endroits ? Répondre à cette question demande des expériences très coûteuses, mais j’ai la chance de vivre à Bâle, qui est le siège de deux grands groupes pharmaceutiques. L’un d’eux, Roche, finance ces travaux.

Vous évoquiez aussi les maladies neurodégénératives : pourquoi pensez-vous que TOR joue un rôle dans ces pathologies ?

Alzheimer comme Parkinson ou Huntington sont caractérisées par des anomalies touchant certaines protéines présentes dans le cerveau. Ces protéines malformées s’accumulent sous forme de plaques autour et à l’intérieur des neurones, et les tuent. Le graal serait de pouvoir les éliminer. En agissant sur la voie TOR avec la rapamycine, il devrait être possible d’induire de l’autophagie, qui correspond à un processus de dégradation des protéines. Mais ces travaux n’en sont qu’à leurs débuts.

Certains se servent aussi de la découverte de TOR pour justifier de prendre de la rapamycine pour espérer vivre plus longtemps. Qu’en pensez-vous ?

Il est établi que chez l’animal, la restriction alimentaire prolonge la durée de vie. Mais là aussi, les mécanismes restaient mystérieux. Nous avons montré que TOR agissait sur la croissance cellulaire en réponse aux nutriments. A titre personnel, j’ai toujours préféré me tenir à l’écart des recherches sur le vieillissement, mais d’autres se sont ensuite demandé si croissance cellulaire et vieillissement ne seraient pas liés. La toute première expérience a été publiée par une équipe suisse, en 2003 : ils ont découvert qu’en inhibant TOR dans l’organisme de vers, leur durée de vie doublait.

Depuis, il a été montré que la rapamycine prolonge la vie de tous les animaux chez qui elle a été testée, ce qui a entraîné une envolée de ses ventes sur Internet. Le problème, c’est que personne n’a jamais fait d’essai chez l’homme. Quel est le bon dosage ? Quelle quantité faut-il prendre ? A quel rythme ? Selon la dose, les effets de cette molécule seront très différents : elle peut agir comme immunosuppresseur, ce qui, en dehors du cas spécifique des greffes, risque plutôt de raccourcir votre vie, ou comme traitement contre le cancer. Pour tout vous dire, je ne prends pas moi-même de rapamycine. Je mène un mode de vie sain, avec une alimentation équilibrée – mon épouse est française, cela aide [rires]. Il me semble que c’est encore la meilleure méthode pour essayer de vivre le plus longtemps possible.

Vous êtes vous-même Américain. Pourquoi avoir choisi de vous établir en Europe ?

Je n’ai jamais vraiment vécu aux Etats-Unis, en dehors de la période où j’étais étudiant, puis post-doctorant. Quand j’ai cherché une université pour ouvrir mon propre laboratoire, j’ai regardé très largement quelles étaient les possibilités, en Amérique mais aussi en Europe francophone – j’ai eu des propositions à l’Institut Pasteur, où j’avais fait un stage, et à Lausanne. Mais c’est finalement à Bâle que j’ai trouvé les meilleures conditions.

Quel regard portez-vous sur l’environnement scientifique français actuel ?

Votre pays a une histoire intellectuelle et scientifique très riche, mais la France est aujourd’hui dans une situation très difficile. Les rémunérations proposées aux scientifiques ne sont tout simplement plus compétitives à l’échelle internationale. Vous continuez à produire d’excellents chercheurs, mais ils ne disposent pas d’un environnement suffisamment attrayant. Ils auraient besoin de beaucoup plus de soutien.




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