C’est un drame silencieux que les pays riches et leurs citoyens préfèrent oublier. Ils regardent ailleurs, pris qu’ils sont par leurs préoccupations du moment : guerre en Ukraine, conflit israélo-palestinien, inflation, montée des populismes… Pourtant, les chiffres sont là, frappants, affolants : 400 millions d’enfants dans le monde ne mangent pas à leur faim. “Dans certains pays, jusqu’à 40 % des enfants sont malnutris. Ils ne se développent pas correctement, ni physiquement, ni intellectuellement, ils sont plus fragiles et s’avèrent deux fois plus à risque de mourir avant l’âge de 5 ans s’ils sont touchés par une pneumonie, le paludisme ou des diarrhées”, rappelle Bill Gates dans un entretien accordé à L’Express à l’occasion de la publication de Goalkeepers, le rapport annuel de la fondation cofondée avec son ex-épouse Melinda. Parce qu’il est convaincu que toutes ces souffrances liées au manque de nourriture n’ont rien d’inéluctable, le milliardaire a choisi cette année de mettre l’accent sur cette triste réalité.
Après plusieurs décennies d’avancées, marquées par un net recul de la pauvreté, de la mortalité maternelle et infantile, ou encore des infections (VIH, malaria, tuberculose…), tous les progrès ont été stoppés net depuis la pandémie. L’explication ? Très simple : “Les montants consacrés à l’aide au développement en général, et à l’Afrique en particulier, diminuent, c’est tragique”, déplore Bill Gates. Sans changement de cap, la situation va même se dégrader dans les années à venir, sous l’effet notamment du réchauffement de la planète. D’ici à 2050, 68 millions d’enfants de plus pourraient souffrir de malnutrition sévère à cause du changement climatique, selon les calculs de l’Institute for Health Metrics and Evaluation, un institut de statistiques cofondé par la Fondation Bill and Melinda Gates. “Si vous organisez une réunion sur le climat, comme récemment à Dubaï, des milliers de personnes se déplacent. Avec la mortalité infantile, en revanche, il est beaucoup plus difficile d’attirer les foules. Pourtant les plus touchés par le réchauffement sont les enfants des pays pauvres. Les évolutions climatiques fragilisent tout particulièrement les systèmes agricoles de ces pays, et les plus jeunes en sont les premières victimes”, insiste Bill Gates.
La bonne nouvelle, c’est qu’il existe des solutions pour sauver ces enfants. “Nous soutenons depuis longtemps de nombreux travaux de recherche sur la nutrition, et nous avons démontré la faisabilité et l’intérêt d’interventions simples et peu coûteuses, qui ont un impact important”, souligne le président de la Fondation Bill and Melinda Gates. Il en va ainsi des cocktails de vitamines à destination des futures mères. Ces compléments alimentaires, à prendre en une fois au cours de la grossesse, contiennent une quinzaine de micronutriments essentiels (acide folique, fer, zinc, iode, protéines, acides gras…). Pour 2,60 dollars par femme enceinte, ils préviennent l’anémie chez la maman et réduisent le risque que le bébé ait un petit poids à la naissance, un facteur de fragilité supplémentaire.
Fortifier les bouillons cubes, améliorer les rendements agricoles
Autre piste, l’addition de micronutriments à des aliments d’usage courant. Une pratique ancienne : cela fait déjà plusieurs décennies que de l’iode, impliqué dans la synthèse des hormones thyroïdiennes et dans la croissance cérébrale des fœtus, est ajouté au sel de table dans de très nombreux pays. “J’ai passé personnellement beaucoup de temps à rencontrer des producteurs de bouillons, de riz, de blé ou de sel pour voir avec eux comment, très concrètement, ajouter des vitamines à leurs produits pour un coût réduit”, détaille Bill Gates. Aujourd’hui, le Nigeria envisage de “fortifier” avec des cocktails de vitamines les fameux “bouillons cubes”, un des ingrédients de base de la cuisine locale, présent dans la quasi-totalité des foyers.
La Fondation Gates plaide aussi pour une amélioration des pratiques agricoles dans les pays en développement. Avec par exemple une augmentation de la productivité des vaches laitières, ou encore des poules. “En Ethiopie, j’ai pu me rendre compte que le croisement de variétés de poules pondeuses européennes très productives avec des variétés locales a fait une énorme différence. On donne des poussins aux mères de famille, elles les élèvent et peuvent nourrir leurs enfants avec leurs œufs, mais aussi en vendre, ce qui leur apporte des ressources financières supplémentaires”, raconte Bill Gates.
Un nouveau “Fonds pour la nutrition des enfants”
Sa fondation finance également des recherches sur le microbiote intestinal, ces milliards de bactéries qui peuplent nos intestins. Il joue un rôle crucial dans la santé, mais peut se trouver sérieusement perturbé chez des enfants à la fois malnutris et exposés à de nombreux pathogènes. L’inflammation induite empêche alors une bonne absorption des nutriments. “Des essais avec des probiotiques, des cocktails de ‘bonnes’ bactéries, sont en cours, et les premières données sont très encourageantes. D’ici deux ans, nous devrions avoir des preuves suffisantes sur leur efficacité. Nous travaillons en parallèle à en réduire suffisamment le coût pour envisager de les distribuer à grande échelle”, poursuit le fondateur de Microsoft.
Au-delà des sommes investies directement par la Fondation dans la lutte contre la malnutrition, ses équipes ont aussi participé à la création d’un nouveau système international de financement dédié, sur le modèle du Fonds mondial contre le sida, la tuberculose et le paludisme et de Gavi, l’alliance pour les vaccins : le Fonds pour la nutrition des enfants. Sous l’égide de l’Unicef, l’organisation des Nations unies pour l’enfance, ce fonds a pour objectif de coordonner les financements dédiés à la lutte contre la malnutrition, afin de les allouer au mieux. La Fondation y contribue à hauteur de 70 millions de dollars, sur des besoins estimés à 2 milliards de dollars d’ici à 2030 – à ajouter à ceux, encore plus importants, de Gavi et du Fonds mondial.
Les pays riches seront-ils au rendez-vous ? Au-delà de l’obligation morale de permettre à tous les enfants, quel que soit leur lieu de naissance, de manger à leur faim, Bill Gates ne manque pas d’arguments pour inciter les différents gouvernements – et notamment celui de la France – à relever ce défi. “Si l’on n’aide pas les Africains à vivre mieux dans leurs pays, l’immigration de masse va continuer, et avec elle les difficultés politiques en Europe et les drames humains en Méditerranée. Paradoxalement, la lutte contre la malnutrition et la mortalité infantile reste par ailleurs l’un des moyens les plus efficaces pour réussir la transition démographique : quand les parents savent que leur progéniture va survivre et atteindre l’âge adulte, ils font moins d’enfants”, constate-t-il.
Un système de santé de bon niveau s’avère aussi un rempart efficace contre les pandémies, car il permet de détecter très tôt les alertes de santé – mais il faudrait pour cela investir 20 dollars par an et par personne, quand des pays comme le Nigeria, étranglés par les intérêts de leur dette, ne disposent que de 5 dollars par an et par personne. “Ce n’est pas tout : si on aide ces Etats dans leur développement et dans celui de leurs citoyens, ils seront plus stables et pourront aussi devenir des partenaires commerciaux”, insiste Bill Gates. Sera-t-il entendu ?
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