C’est un conseil de vieux sage. De ceux qu’aime donner Michel Barnier aux jeunes élus, du haut de ses cinquante ans de vie politique. “Ce qui compte n’est pas le nombre d’amis que vous vous ferez, mais le nombre d’ennemis que vous ne vous ferez pas.” Éviter la foudre des uns, avant de penser à s’attirer la grâce des autres. La consigne est frappée du sceau de l’évidence. Mais est-elle utile au nouveau Premier ministre ? Il est permis d’en douter, tant les vieux repères volent en éclat dans cette Assemblée nationale émiettée.
Qui sont les amis de Michel Barnier ? Qui souhaite sa perte ? Nul ne prétend endosser le rôle du méchant, en pleine formation du gouvernement. Non, les électeurs ne pardonneraient pas un tel acte d’irresponsabilité ! Mais les difficultés rencontrées par le négociateur du Brexit pour constituer son équipe révèlent le jeu ambigu joué par chacun. Derrière l’allié, l’adversaire n’est jamais loin. Elles racontent aussi un homme. Sûr de son autorité sur le bloc central par la grâce de sa nomination par Emmanuel Macron. Certain de son influence sur la droite, sa famille de toujours. “Tu as gagné le jackpot en étant nommé, attention maintenant à ne pas faire un gouvernement de minoritaires”, l’a pourtant prévenu Bruno Le Maire. Gare aux certitudes, elles cachent bien des raideurs. “Tu pourrais être protestant, toi !”, lui a lancé un jour Gérard Larcher, le converti qui s’y connaît en huguenots et a su néanmoins rester souple quand il le fallait.
En quelques jours, l’homme que l’on présente comme celui des compromis, celui qui a su convaincre les parlements de toute l’Europe d’accepter le Brexit, a braqué plusieurs piliers de l’ex-majorité. Gérald Darmanin n’a pas forcément apprécié de n’être reçu que tardivement, seulement après qu’Emmanuel Macron eut demandé à Michel Barnier s’il avait vu le ministre de l’Intérieur. Sébastien Lecornu n’a pas forcément apprécié que le nouveau chef du gouvernement lui rappelle dès qu’il l’a croisé que “la dernière fois que nous nous sommes vus, tu avais une demi-heure de retard”. Puis, lors d’une discussion, de s’être entendu dire : “Je dois te concéder que de temps en temps on me dit du bien de toi. Mais tu n’es pas assez présent aux réunions à Bruxelles”. Et que dire de Stéphane Séjourné, qui n’a pas forcément apprécié que le Premier ministre lui lance : “Tu sais, je veux enfin des ministres compétents.” “Même Edouard Philippe, qui a tant soutenu Barnier, a appris que Matignon sollicitait pour entrer au gouvernement des élus autres que ceux qu’il avait mis en avant, et sans le tenir informé”, raconte un ministre démissionnaire. Lui non plus n’a pas forcément apprécié. Alors, certains jubilent en faisant circuler ce jugement prêté à Nicolas Sarkozy : “Si Barnier n’a jamais été nommé pendant trente ans, c’est qu’il y a bien une raison.”
“Il est flou”
Les ténors macronistes ont de l’ego. Les petites mains aussi. Peu après sa nomination, une vieille connaissance met en garde Michel Barnier : “Tes emmerdes, ne les cherche pas à gauche ou au RN. Elles sont dans le groupe d’Attal.” Ces députés n’apparaissent guère enthousiastes à la perspective d’un mariage forcé avec la droite, partenaire indocile depuis 2022. Soucieux aussi que le parfum d’alternance ne dilapide pas l’héritage d’Emmanuel Macron. Convaincus, enfin, de leur pouvoir malgré leur nombre ; certains n’ont-ils pas rebaptisé la cohabitation “trihabitation” ? Tous ont des interrogations. Cela tombe mal, Michel Barnier n’a pas de réponses. Lors d’entretiens à Matignon avec les responsables de l’ex-majorité, le Premier ministre reste mutique sur la politique qu’il compte mener. “Il est flou”, note un interlocuteur. Le patron des députés Modem Marc Fesneau vient à sa rencontre munie d’une liste de priorités, allant de la démographie médicale à la défense des services publics. Son hôte écoute, mais ne s’avance guère. Tout juste la droite a-t-elle droit à des remarques positives sur son pacte législatif. Aussitôt tempérés. “Je ne peux pas vous promettre de tout prendre”, lance-t-il aux députés LR à l’occasion de leur séminaire de rentrée.
Nécessité fait loi. L’homme ne peut s’exposer, au risque de subir un tir d’artillerie de sa fragile coalition. LR a ses lignes rouges, le bloc central les siennes. Ces dernières divergent parfois au sein même d’une formation. “S’il faisait une déclaration de politique générale avant la nomination du gouvernement, il se tirerait une balle”, juge un ministre. Mais tout de même… Qu’il est agaçant de voir ces noms de ministres LR circuler dans la presse.
Et que dire de cette hypothèse d’une hausse des impôts, révélée par le toujours bien intentionné Gérald Darmanin ? On ne bouscule pas impunément un totem macroniste. “On veut bien donner sa chance au produit, mais on s’interroge sur ce qu’il veut faire. Là, on nous dit ‘Voici le capitaine, montez à bord, on vous dira après où on va'”, raille un député, résumant un sentiment assez partagé.
Gabriel Attal sent cet ersatz de fronde. Il la manie avec habileté. Le 18 septembre, il rapporte à ses troupes le (non) contenu de ses échanges avec Michel Barnier et ses silences sur les orientations politiques de son gouvernement. Le soir même, il se fend d’un courrier pour déplorer l’absence de “visibilité claire sur la ligne politique” et sur les “grands équilibres gouvernementaux”. Un cadre EPR s’interroge : “Gabriel ne souffle pas ouvertement sur les braises, mais quand il vient nous dire qu’il n’a aucune garantie sur les personnes ou la ligne de Barnier, tout le monde entend en creux que le Premier ministre nous méprise.” Un bras de fer qui semble porter ses fruits. Ce jeudi 19 septembre, la réunion organisée autour de Michel Barnier semble avoir débloqué la situation.
Signaux faibles
Il ne faut jamais vexer un ambitieux. Gabriel Attal n’a pas apprécié les remarques cinglantes lâchées par son successeur lors de son discours de passation de pouvoir. Tout comme il n’a pas aimé n’avoir “plus de son, plus d’image” après son premier rendez-vous à Matignon. Pas plus qu’il ne supporte cette morgue de pilier de la droite républicaine, guère impressionné par ce “nouveau monde” balayé dans les urnes. “Il nous prend pour des enfants”, fulmine-t-il en privé. “On assiste à deux époques qui se découvrent, sourit un proche du chef de l’Etat. Barnier voit des mœurs politiques qui n’étaient pas en vigueur sous Chirac.”
Il ne faut jamais vexer un homme qui ne vous veut pas du bien. Pourquoi diable Gabriel Attal irait-il soutenir mordicus Michel Barnier ? Cette figure de LR incarne la promesse d’une alliance de la droite et du centre, à rebours de la promesse de dépassement du député des Hauts-de-Seine. Il veut faire renaître “l’Etat RPR” – parole de François Bayrou, encore un supposé allié. Il délaisse la Macronie, et voudrait en plus notre onction ? Jamais ! Peu après la nomination du Savoyard, un proche de Gabriel Attal glisse à un élu LR. “On va faire la p… avec Barnier. S’il ne nomme pas les gens qu’on veut aux ministères qu’on veut, on dira qu’on n’ira pas.” Une menace que l’ex-Premier ministre profère en bonne et due forme lors de son deuxième échange avec son remplaçant. “Nous, on réfléchit, lance-t-il à Banier. Il va y avoir une réunion de groupe, on sera peut-être dans une logique de soutien sans participation.” Riposte du locataire de Matignon : “Si vous faites ça, vous expliquerez au président pourquoi j’ai démissionné.” Finalement, Barnier s’adapte vite aux mœurs du nouveau monde. Alors, lequel de Gabriel Attal ou de Michel Barnier dit vrai au sujet de cette offre de “grand ministère” que le Premier ministre se souvient avoir faite à son prédécesseur mais que ce dernier assure n’avoir jamais reçue ?
Guettez les signaux faibles. Proche de Gabriel Attal, la députée Prisca Thevenot a récemment fustigé sur une boucle interne le comportement d’un député LR en commission des affaires culturelles. “S’ils veulent que cela fonctionne, il va être nécessaire que les députés LR (tous) apprennent à changer de logiciels.” De l’art de nourrir la tension avec un vernis diplomatique.
“Ça a été brutal, j’ai été brutal”
Officiellement, la droite reste en retrait. Consigne est donnée aux porte-parole de LR de ne pas surréagir à l’offensive Attal. “On ne va pas commencer une guerre interne avec des gens avec qui on va potentiellement gouverner”, assure-t-on autour de Laurent Wauquiez. Mais elle fait aussi valoir ses exigences à Michel Barnier. Aux journées parlementaires d’Annecy, on évoque le chiffre de 40 % de ministres LR. Laurent Wauquiez est aussi gourmand dans ses échanges privés avec Gabriel Attal. Il évoque avec lui les 132 sénateurs LR pour justifier les prétentions de son camp. Mais il serait vulgaire de jouer au nouveau riche. Lors d’une réunion de groupe, Laurent Wauquiez appelle mardi à trouver un juste “équilibre”. “On doit être représenté sur les sujets importants pour nous avec un poids proportionnel, mais pas excessif.”
Mais que Michel Barnier ne se trompe pas : Wauquiez à Beauvau n’est pas excessif ! En interne, l’ancien ministre pousse ses pions pour prendre l’Intérieur, quitte à entrer en conflit avec le chef de gouvernement. La semaine dernière, un échange avec le Savoyard et une visioconférence en compagnie de Bruno Retailleau virent à l’aigre. “Ça a été brutal, j’ai été brutal”, confiera en privé Michel Barnier. L’amitié politique, une notion décidément bien subjective.
Voilà le terrain de jeu de Michel Barnier. Ou plutôt le champ de mines. Au moins le Premier ministre a un atout dans son jeu. Personne n’a intérêt à ce qu’une détonation explose trop vite. Elle ne laisserait aucun survivant, tant les électeurs de droite et du bloc central veulent donner sa chance à l’ancien commissaire européen. “Les LR doivent apparaître responsables, nous aussi. Attal ne peut pas torpiller la machine”, admet un fidèle de l’ancien Premier ministre. Ainsi ce dernier s’est fendu ce jeudi d’un courrier à ses troupes pour appeler à la “réussite du Premier ministre”. “Nous ne serons jamais du côté du blocage”, écrit-il aux députés du parti présidentiel. Un adversaire de Michel Barnier s’amuse déjà : “Renverser Barnier ? Peut-être pas tout de suite. On le torture d’abord ?”
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