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Reconstruction de Ukraine : ces entreprises françaises qui préparent déjà “l’après”


Dans la ville de Khoust, un container bleu azur arbore les drapeaux français et ukrainien, côte à côte. Venu de Normandie, il a parcouru 2000 kilomètres avant d’être installé dans cette zone de l’ouest de l’Ukraine. A l’origine de cette unité modulaire de traitement d’eaux usées, conçue en deux mois, deux PME tricolores : Cohin Environnement et Beten Ingénierie International. Si la Transcarpatie, région de Khoust, est épargnée par les bombes, elle subit tout de même les conséquences de la guerre, accueillant de nombreux réfugiés. Sébastien Cohin, président de la société familiale, y observe “une surpopulation d’au moins 30 %. Et comme les installations de traitement d’eaux datent de l’ex-URSS, les réseaux sont surchargés. Il en résulte une pollution et l’apparition de maladies infectieuses”.

Cohin Environnement fait partie de cette poignée d’entreprises françaises qui préparent déjà “l’après” en Ukraine, où les besoins de reconstruction ont été réévalués en février par la Banque mondiale à 486 milliards de dollars pour la prochaine décennie. Les régions de l’Est du pays concentrent les plus grandes pertes. Logement, transports, industrie, agriculture et énergie sont en première ligne. Face à l’ampleur de la tâche, Paris s’était engagé fin 2022 à fournir des rails, ponts mobiles et semences à l’Ukraine pour une valeur de 100 millions d’euros. Les infrastructures énergétiques, régulièrement ciblées par les frappes russes, ont été un sujet prioritaire : le distributeur d’électricité Enedis a notamment fourni quatre groupes électrogènes en mars dernier pour alimenter l’hôpital de Borodianka, dans la région de Kiev, et 22 stations de pompage du service des eaux de Pavlograd.

“Si on adopte une stratégie ‘on attend la fin de la guerre et on s’y met’, les places seront prises”, avertit Bart Gruyaert, directeur projet de la société d’ingénierie Neo-Eco en Ukraine qui recycle des débris et matériaux usagers. La majorité de ses projets est située dans la région de Mykolaïv, à proximité de la mer Noire, où plus de 1 300 sites ont été endommagés. Un travail colossal, à quelques dizaines de kilomètres de la ligne de front.

Reconstruire, en mieux

Au-delà de l’aide d’urgence, les entreprises françaises ambitionnent d’œuvrer pour une reconstruction sur le temps long. “Il ne faut pas opposer les temporalités”, lance l’architecte Martin Duplantier, présent en Ukraine depuis 2015. Irrité de voir des milliers de containers préfabriqués arriver en Ukraine, il estime qu’il faut réhabiliter et réaménager les bâtiments vides plutôt que d’entasser des logements temporaires. “Cela ne coûte pas forcément plus cher et met en place une économie locale”, ajoute-t-il.

“Build back better !”, résume Alex Gittelson. “Nous expliquons aux bailleurs de fonds que la reconstruction ne commence pas avec une pelletée de terre mais par une planification”, raconte le directeur Ukraine d’Egis. Ce groupe d’ingénierie français a supervisé la reconstruction de plusieurs ponts détruits durant la guerre. Il travaille aussi sur des projets plus longs, comme la réhabilitation du métro de Kharkiv et un diagnostic en vue de la reconstruction dans la région de Tchernihiv.

Cette logique d’allier reconstruction d’urgence et modernisation durable est essentielle, selon le patron de Beten Ingénierie International, Jean Roche. Ses unités de traitement d’eau, utilisées en urgence actuellement, pourront être transférées par la suite dans le cadre de la reconstruction des quartiers de villes et villages détruits dans l’est du pays. “On peut reconstruire l’Ukraine autrement qu’en reproduisant le modèle soviétique”, affirme-t-il.

L’Ukraine pourrait même se placer à l’avant-garde de la ville européenne, envisage Martin Duplantier. Son dernier projet, un centre sportif et culturel dans la région de Kiev, recourt au bois et à la paille – des matériaux disponibles localement. Car l’écologie n’est pas une question de choix en Ukraine. “Le choix de matériaux résilients et le fait d’être indépendant énergétiquement sont une nécessité sur le terrain”, estime l’architecte. Neo-Eco ne s’y est pas trompé. La société précise même que ses matériaux recyclés sont plus compétitifs que le ciment traditionnel.

Le secteur numérique ukrainien recherche aussi la pérennité. La fédération Infranum, regroupant plus de 200 entreprises du numérique, s’est vue confier en avril la mission de rebâtir et moderniser les réseaux très haut débit, dont les dégâts ont été estimés à plus de deux milliards de dollars. “La France est réputée dans les télécoms, et pour l’Ukraine, c’est un secteur clé. Dans certains villages, ne pas avoir accès à Internet, c’est couper l’accès au système d’alertes”, souligne le président d’Infranum, Philippe Le Grand, qui travaille à rendre ces infrastructures numériques moins énergivores. “Il ne s’agit pas d’envoyer des salariés français mais de transférer du savoir-faire, de vendre du matériel ou de faire de la coordination à distance. Notre démarche est de permettre à l’Ukraine de se reconstruire par elle-même”, ajoute-t-il.

Même Xavier Niel apporte sa pierre à l’édifice. Le fondateur de Free a annoncé début septembre le rachat de l’opérateur mobile ukrainien Lifecell. “A Kiev, ce rachat marque les esprits, cela montre que l’Ukraine est une terre d’opportunités, malgré la guerre”, souligne Pierre Heilbronn, envoyé spécial du Président de la République pour l’aide et la reconstruction de l’Ukraine. A plus long terme, Kiev se projette aussi dans des projets de production d’énergie. Alors que ses centrales thermiques sont visées par des frappes russes, le pays mise sur le nucléaire, et notamment sur les petits réacteurs modulaires (SMR). Et si l’américain Westinghouse semble le plus avancé sur la coopération, EDF a indiqué que des discussions étaient en cours avec l’opérateur nucléaire Energoatom au sujet du développement de ces SMR.

Une question d’image

Depuis plusieurs mois, Business France appelle les acteurs français à se rendre utiles. L’agence a publié un livre blanc à destination des entreprises en 2023 et les conseille sur la pertinence de leurs projets. Elle organise un Pavillon France pour la conférence Rebuild Ukraine, qui se tiendra en novembre prochain en Pologne.

Néanmoins, l’implication française reste limitée, certaines entreprises hésitant à investir dans un pays en guerre. “Sur des gros appels d’offres on ne voit souvent qu’un seul candidat inscrit et il est parfois refusé car il n’a pas les compétences. Pourtant les besoins sur le terrain sont énormes”, s’étonne Bart Gruyaert. Au-delà du risque sécuritaire pour leurs employés, les entreprises craignent pour la pérennité de leurs investissements. A cela s’ajoute la complexité de la structure décentralisée de l’Ukraine, où le pouvoir de décision sur des projets d’infrastructures appartient souvent aux “oblasts”, les régions administratives. Or pour l’attribution de prêts concessionnels, c’est l’État central qui doit s’impliquer, ce qui entraîne une pluralité d’interlocuteurs, confie une entreprise de génie civil.

Autre frein : sur la carte de France diplomatie, l’Ukraine apparaît entièrement en rouge, soit “formellement déconseillée”. Or “les assurances françaises ne suivent pas les projets des entreprises qui souhaitent œuvrer dans les zones classées rouges, notamment s’il s’agit d’assurer un projet”, explique Mat Hauser, cofondateur du cabinet d’intelligence économique Stratéon spécialisé sur l’Ukraine.

En quête de financements

Une palette de financements s’offre aux entreprises volontaires. Pour les projets de long terme, elles peuvent opter pour le fonds d’études et d’aide au secteur privé (FASEP), mis en place par le Trésor, qui leur permet de réaliser une étude de faisabilité ou un démonstrateur. Infranum, Egis et Neo-Eco ont sollicité ce dispositif. Ensuite, pour la réalisation de l’ouvrage, elles peuvent choisir entre un crédit acheteur ou un prêt concessionnel entre les gouvernements français et ukrainien.

En juin, Emmanuel Macron a par ailleurs annoncé un “fonds Ukraine” doté de 200 millions d’euros. Attendu par plusieurs entreprises sur le terrain depuis février, il doit financer la reconstruction d’infrastructures critiques. Un succès. “Nous avons reçu des candidatures qui représentent 2,5 fois le montant disponible. A la fin, ce sont les Ukrainiens qui vont décider des priorités pour l’attribution des financements”, explique Pierre Heilbronn.

En parallèle, l’agence Expertise France, une branche de l’Agence française de développement (AFD), répond aux besoins urgents, parmi lesquels la restauration du Théâtre régional de Tchernihiv, avec son dispositif mAIDan. La Banque européenne d’investissement (BEI) et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) se mobilisent aussi. Mais en dépit de cette pluralité d’outils, certaines entreprises évoquent des difficultés à trouver des fonds après l’étape du FASEP. Martin Duplantier, par exemple, dit passer la moitié de son temps à chercher des financements.

Fière d’être le premier employeur international sur le sol ukrainien avant la guerre, la France est concurrencée sur le terrain de la reconstruction. Des entreprises allemandes, telles que Siemens, ou encore coréennes et japonaises sont présentes sur place. Premier fournisseur d’aide militaire en Ukraine, les Etats-Unis ne sont pas en reste : le géant de la construction Bechtel s’est engagé à rebâtir le barrage de Kakhovka, au bord du Dniepr, tandis que la banque JP Morgan et le gestionnaire d’actifs BlackRock conseillent le gouvernement ukrainien en matière de financement.

Quelques projets ont bénéficié d’un investissement conjoint, salue Pierre Heilbronn. De retour d’Ukraine il y a quelques jours, il a d’ailleurs participé à un trilogue avec des partenaires polonais et ukrainiens sur le sujet. Mais coordonner la reconstruction prend du temps, un luxe difficile à s’offrir alors que sur le terrain, le bilan du conflit s’alourdit chaque jour.




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