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Féminisme et #MeToo : faut-il brûler le marquis de Sade ?


C’était en l’an 2000 : sortait sur les écrans le Sade de Benoît Jacquot, avec Isild Le Besco (encore mineure) dans le rôle de la jeune fille à initier, et Daniel Auteuil dans celui du divin marquis. L’écrivain vit alors l’apogée de sa réhabilitation, comme nous le confirme Michel Delon, qui fut chargé de l’édition de Sade en Pléiade (trois tomes publiés en 1990, 1995 et 1998) dans la foulée de Sade vivant, la monumentale trilogie biographique de Jean-Jacques Pauvert parue à la fin des années 1980 : “En 1990, nous restions dans une euphorie post-soixante-huitarde. L’interdiction de certains textes de Sade à l’affichage était tombée en désuétude, et la publication des volumes de la Pléiade semblait une reconnaissance irréversible. C’était ne pas tenir compte des mouvements de balancier de l’Histoire…”

La récente affaire Jacquot, pendant laquelle furent révélés les sévices qu’il infligeait à ses différentes compagnes, en a amené certains à se poser cette question : les admirateurs de Sade (comme de Casanova) cachent-ils forcément des pervers polymorphes bien heureux de pouvoir masquer leurs travers sous des paravents esthétiques ? Depuis peu, le nom de Sade n’est plus en odeur de sainteté, ainsi que nous le raconte encore Michel Delon : “Quand on visite l’exposition Surréalisme au Centre Pompidou, on constate que des deux figures tutélaires du mouvement, Lautréamont et Sade, la première reste mise à l’honneur et la seconde disparaît, réduite à quelques éditions, à un objet désagréable de Giacometti et à quelque autre allusion dans la rubrique ‘Les Larmes d’Éros’. Annie Le Brun, tout juste disparue cet été, aurait trouvé les mots pour stigmatiser cet escamotage…”

Mort à 74 ans en 1814, Sade aura passé une grosse vingtaine d’années de sa vie en prison puis à l’asile. Faut-il le condamner à nouveau ? La parole est à la défense. Dans une lettre envoyée à sa femme en 1781, Sade plaidait en ces mots sa propre cause : “Oui, je suis un libertin, je l’avoue ; j’ai conçu tout ce qu’on peut concevoir dans ce genre-là, mais je n’ai sûrement pas fait tout ce que j’ai conçu, et ne le ferai sûrement jamais. Je suis un libertin, mais je ne suis pas un criminel ni un meurtrier.” Un livre très complet sur le fond et magnifiquement illustré qui vient de paraître chez Perrin permet de peser le pour et le contre. L’auteur, Christian Lacombe, y rappelle quel est le péché originel de Sade, à l’origine de sa légende noire : l’affaire de Marseille. Le 27 juin 1772, accompagné de son laquais, Sade convie quatre prostituées à une partie fine. Problème : il fait manger aux participantes des bonbons contenant de la poudre de cantharide. Cet aphrodisiaque rend affreusement malades les quatre femmes. On accuse Sade de les avoir empoisonnées, et le voilà enfermé à la forteresse de Miolans, dont il s’évade tel Casanova de la prison des Plombs… A partir de là, longtemps soutenu par son épouse mais poursuivi par sa féroce belle-mère, qui a des relations et le préfère incarcéré, Sade passera le plus clair de son temps au trou.

Sade, un ami des femmes ?

Est-ce un mal pour un bien ? Très certainement. Bouclé ici ou là, cet aventurier flambeur se passionne pour la lecture et trouve le temps et la concentration nécessaires pour devenir un écrivain prolifique – “Tout le bonheur des hommes est dans l’imagination”, disait-il. “Athée jusqu’au fanatisme”, comme il se définit lui-même, en avance sur son temps quand il dénonce la peine de mort, esprit bien plus sensible qu’on le pense (il vénère Mme de Sévigné et Mme de Lafayette), c’est aussi un homme charitable. En 1793, alors libre et bien placé à la section des Piques, il apprend que ses beaux-parents risquent d’être envoyés à la guillotine. Il intervient pour les sauver : “Les Montreuil sont mes plus grands ennemis. Ce sont de plus des gueux, des scélérats reconnus et que je pourrais perdre d’un mot si je le voulais. Mais j’ai pitié d’eux, je leur rends mépris et indifférence pour tout le mal qu’ils m’ont fait.” Le Consulat puis l’Empire seront moins miséricordieux à son égard. En 1803, le préfet Dubois envoie à l’asile d’aliénés de Charenton “cet homme étant dans un état de perpétuelle démence libertine”. Il n’en sortira plus jusqu’à sa mort onze ans plus tard. Que lui reproche-t-on ? Ses romans. Napoléon, qui n’est pourtant pas un enfant de chœur, voit dans Justine ou les Malheurs de la vertu “le livre le plus abominable qu’ait enfanté l’imagination la plus dépravée”. Quant au fourbe Fouché, inoxydable ministre de la Police, il déteste ses “exécrables ouvrages”.

Au fil de ses séjours en prison, Sade aura croisé Mirabeau ou Choderlos de Laclos, de qui on peut le rapprocher. On n’a rien dit de ce diable d’homme tant qu’on n’a pas abordé la question épineuse de son rapport aux femmes. Apollinaire écrivait : “Le marquis de Sade, cet esprit le plus libre qui ait encore existé, avait sur la femme des idées particulières et la voulait aussi libre que l’homme.” A rebours de certains clichés, peut-on voir en Sade un ami des femmes ? Absolument, selon l’universitaire Stéphanie Genand : “Sade se trouve à une passionnante croisée des chemins. Notre époque et le dessillement qu’a provoqué #MeToo mettent en lumière la formidable complexité de ce que son œuvre nous dit de la violence sexuelle et des rapports de genre. Le moment est donc idéal pour sortir Sade du purgatoire, ou des idées reçues qui n’ont déjà que trop régné le concernant : qu’il serait un apologiste de la violence, un libertin cruel, un misogyne. Sade questionne au contraire notre étonnante faculté à ne pas questionner l’injustice ni la domination ; à considérer la violence faite aux femmes ou les rapports de force ou de prédation économique, par exemple, comme évidents et naturels. Son œuvre se veut émancipatrice, pour les femmes et pour l’humanité en général. La grande abrasion à laquelle elle se livre vise à nous défaire des préjugés et des fausses autorités qui nous aveuglent et nous empêchent d’être libres. C’est évidemment encore plus vrai pour les trajectoires féminines : de l’idéal de la virginité à la nécessité du mariage ou au stéréotype de la pudeur, Sade dévoile les aliénations spécifiques qui pèsent sur les femmes et les empêchent d’acquérir la maîtrise de leur corps, de leur désir et de leur existence.” Sade serait donc un moderne pouvant encore inspirer nos contemporains ? Christian Lacombe en est convaincu : “Pour la première fois dans l’histoire littéraire, Sade observe, approfondit, note, déchiffre le désir et la jouissance. Dans son œuvre, il montre comment le désir sexuel, s’il n’est pas pensé, produit du désordre, et quel désordre ! De nos jours, une romancière comme Emma Becker poursuit, de manière différente, cette interrogation sur le désir en tant que fauteur de trouble…”

Au fond, ce que l’on reprochera toujours au marquis libertin, c’est son élitisme aristocratique – telle était déjà la thèse de Simone de Beauvoir dans son essai Faut-il brûler Sade ? Si son nom est très célèbre, connu de tous, son œuvre demeure occultée. Quand on demande à Michel Delon, Stéphanie Genand et Christian Lacombe par quel titre un novice devrait commencer pour découvrir Sade, ils nous conseillent respectivement Les Crimes de l’amour et La Philosophie dans le boudoir, Aline et Valcour et la correspondance, et L’Histoire de Juliette ou les Prospérités du vice. Une chose est sûre : quoi qu’on pense de Sade, mieux vaut se plonger dans ses livres révolutionnaires que dans la sinistre filmographie de Benoît Jacquot.

Le marquis de Sade. Le Libertin enchaîné, par Christian Lacombe. Perrin, 251 p., 25 €.




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