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Michel Barnier et les JO d’Albertville, une surprenante obsession


“Et puis, vous savez, on pourrait faire comme quand on reçoit des amis à la maison et ne passer qu’un coup d’aspirateur pour faire semblant que tout soit propre. Moi, je veux que nous enlevions tous les meubles pour enlever tout et refaire à neuf.” Quand il prononce cette métaphore ménagère destinée à galvaniser ses auditeurs – maires montagnards de la Savoie –, Michel Barnier a 35 ans et la raie blonde sur le côté. Elu plus jeune député de l’Assemblée nationale aux législatives de 1978, le tout nouveau – et derechef – plus jeune patron du conseil départemental conduit à l’époque une folle entreprise : organiser à Albertville, 17 000 habitants, les Jeux olympiques de 1992. De fait, il va, comme promis, retirer les meubles pour en installer de nouveaux, dotant le département de sept gares, dix stations d’épuration et moult infrastructures routières. Le succès dont il aime réveiller – et flatter – le souvenir, l’exposant dans ses livres, le citant dans les couloirs de Bruxelles, l’a toujours habité.

Depuis qu’il fut chargé, au terme d’un slalom interminable et pentu, de former un gouvernement, il exhume les grandes heures d’Albertville au rythme du canon à neige. En rafale. Le 5 septembre, sur le perron de Matignon, quelques tacles à son prédécesseur, rapide hommage à son épouse, et le voici rappelant avoir consacré “dix ans de sa vie à organiser des Jeux olympiques”. Le lendemain, 20 heures de TF1, même schéma : deux précisions biographiques et déjà surgissent sur le plateau les flocons radieux. La constante référence intrigue de la part d’un responsable qui, depuis quarante ans, a pas mal roulé sa bosse, affichant au compteur cinq postes ministériels et deux mandats de commissaire européen.

Pourquoi cette fixation ? Première explication, facile, Albertville signe l’âge de son auteur, induisant son expérience, sa sagesse. Souvenons-nous que le politique se flatte, comme il le confia en 2016 lors d’une conférence au centre Sèvres, d’avoir acheté à cette occasion un “système de traitement de texte sur écran”, tandis que les bénévoles des Jeux savoyards portaient des gants doublés d’amiante et que c’est le footballeur milieu de terrain Michel Platini qui alluma la vasque. Ça date. Pour autant, l’obsession de “ses” Jeux olympiques est trop envahissante pour se résumer à une ligne glorieuse sur son CV. S’il en parle tant, c’est qu’Albertville opère comme un talisman, un “Rosebud”, puissant souvenir dont il cherche la compagnie pour se rassurer. Citer Albertville, c’est se convaincre qu’il sait faire face à des conditions extrêmes, triompher d’une adversité belliqueuse.

Car si les Jeux de 1992 furent une réussite, ils furent d’abord pendant dix ans un terrible parcours d’embûches. L’histoire est à sa naissance celle d’un gigantesque toupet. Décembre 1981, attablé devant une raclette à Val d’Isère en compagnie du skieur et triple champion olympique Jean-Claude Killy, l’idée surgit, deux ans plus tard, les deux compères l’annoncent. A Chambéry, préfecture de la Savoie, le maire socialiste Louis Besson s’étrangle devant le coup de son cadet de quatorze ans, mais il se met, malin, à son service. Autour de Michel Barnier, une minuscule équipe : Jean-Claude Killy, donc, figure populaire et lumineuse, le préfet François Lépine, Rémy Charmetant, directeur général, et Armand de Rendinger, chargé de la communication. Le commando planche, bosse, turbine, mais jamais il ne dîne ou ne s’amuse ensemble. D’ailleurs, ces premiers temps, les cinq hommes ne partagent pas le même bureau. Au terme de six tours de scrutin, en octobre 1986, la commune de Savoie est officiellement désignée. Ce choix consacre cinq premières années de labeur, le mi-parcours. Le jour où Albertville est choisi, Michel Barnier est certes satisfait, il sourit, il partage quelques mots chaleureux, puis chacun rentre chez soi. Pas de champagne. La seconde moitié du projet s’avère aride.

“Réglé en vingt minutes avec Killy, en trois heures avec Barnier”

Passé les promesses destinées à emporter l’adhésion collective des communes des deux vallées, la Tarentaise et le Beaufortain, il faut d’urgence composer avec un budget de 3 milliards d’euros, éliminer des sites, raccourcir les distances. Janvier 1987, Jean-Claude Killy annonce que les Ménuires n’auront pas les épreuves féminines de descente ni le super géant, Tignes devra se satisfaire du ski artistique (exit le géant et le slalom masculin). Les flancs neigeux grondent, Pralognan refuse de verser au pot pour sa patinoire de curling, c’est la bronca. Derrière les édiles des Ménuires et de Tignes, les maires se liguent, manifestent, ils encerclent la préfecture en sonnant des clarines. Jean-Claude Killy, coprésident du Comité d’organisation des Jeux olympiques avec Michel Barnier, résiste mal au désamour. Il claque la porte. Le départ de l’enfant chéri de l’olympisme français, tête d’affiche des JO savoyards, choyé par le CIO, est rude. Or Michel Barnier ne pipe mot. Il serre les mâchoires, impavide. Jamais son équipe, entretemps bien plus nombreuse, ne l’entendra prononcer un mot agacé à l’endroit du champion démissionnaire. Quelques phrases de circonstance, exprimées sur un ton taciturne à la presse locale, puis le “grand”, comme le surnomment les habitants du département, poursuit son travail, sourd aux inquiétudes. Bien lui en prit.

Un an plus tard, Jean-Claude Killy revient. Et là encore Barnier se garde de triompher, il se tait. Partant, le projet accélère. Le duo se complète. “Ce que vous régliez en vingt minutes avec Killy, vous le traitez en trois heures avec Barnier”, se souvient un ancien. Côté skieur médaillé, c’est la fulgurance, l’intuition, et l’ego. Et côté politique précautionneux, c’est la prudence, la lenteur – et l’ego. Soupesant chaque choix, Michel Barnier travaille avec scrupule, toujours dans le contrôle, soucieux de son image, capable de changer d’avis à condition que cela se fasse doucement : “La durée d’un dossier lui importe peu, il ne pense qu’au résultat”, ajoute un autre témoin. Il ne s’emporte pas, ne s’échauffe pas, ne s’éparpille pas, il grimpe, méthodique et austère. Les Jeux finis, le président du conseil départemental ne réunit pas son équipe à dîner, il ne sabre toujours pas le champagne, et, depuis lors, trois décennies écoulées, il n’organisa jamais de retrouvailles pour partager ces victoires. Il chérit seul ce souvenir. “Réussir à mener à terme les Jeux olympiques entre des vallées, toutes rivales, chacune ne pensant qu’à son avantage, aux côtés d’une star rayonnante et soucieuse d’elle-même comme Killy, ce fut un sacré truc”, estime aujourd’hui, dans un parallèle narquois, un ancien collaborateur de premier plan.

Sur la plateforme Vinted, la combinaison intégrale, semblable à celle qui habillait Michel Barnier le soir de la cérémonie d’ouverture, se vend entre 650 et 1020 euros. Le prix varie selon le nombre d’accrocs. Cet automne, associer les vallées rivales sous le regard d’une star narcissique devrait provoquer quelques accrocs.




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