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Adam Kirsch : “Dans l’esprit des anticolonialistes, imaginer la suppression d’Israël est plausible”


Il y a presque un an, le Hamas menait une attaque terroriste sans précédent contre Israël, faisant environ1200 morts. Comme beaucoup, Adam Kirsch, rédacteur en chef de la Weekend Review du Wall Street journal, a été frappé par la propension d’individus célébrant les actions meurtrières du groupe terroriste – certains y voyant un acte de “résistance” face au “colon” israélien. Pourquoi ? C’est la question que s’est poséel’auteur de On Settler Colonialism : Ideology, Violence, and Justice, un ouvrage qui vient de paraître (W.W. Norton, non traduit). “La réponse est assez simple : bien avant le 7 octobre, la cause palestinienne était déjà perçue dans les milieux universitaires occidentaux comme un combat contre le ‘colonialisme de peuplement’ (…) – un terme désignant la découverte par les colons européens d’une terre considérée comme ‘terra nullius’ (qui n’appartient légalement à personne), une volonté d’expansion et, pour ce faire, la destruction des peuples et des cultures autochtones”, détaille-t-il auprès de L’Express, non sans réserves concernant l’application de ce concept à l’Etat hébreu.

Le journaliste et critique culturel explique ainsi pourquoi, bien qu’il existe des similitudes, “concevoir la formation de l’Etat d’Israël comme un cas patent de ‘colonialisme de peuplement’ n’est pas honnête”. Notamment car l’Etat hébreu n’est pas issu de l’impérialisme européen. Alors pourquoi une telle obsession pour celui-ci et non pas d’autres Etats ? “Israël offre aux théoriciens et aux militants anticolonialistes une chose essentielle qu’ils ne trouveront pas dans l’étude des Etats-Unis ou du Canada : une cible crédible. (…) Imaginer sa suppression effective, donc un véritable départ des Israéliens au profit des Palestiniens qui revendiquent cette terre est plausible.” Entretien.

L’Express : Après les attaques du 7 octobre, des mobilisations propalestiniennes ont émergé dans de nombreuses écoles prestigieuses – avec, pour certaines, des glorifications des actes du Hamas. Vous y voyez le signe d’une progression du concept académique de “colonialisme de peuplement” dans le débat public…

Adam Kirsch : Absolument. Dans les premiers jours qui ont suivi les attaques, j’ai été frappé, comme beaucoup, par la propension d’individus qui célébraient les actions du Hamas. Je me suis donc demandé pourquoi. La réponse est assez simple : bien avant le 7 octobre, la cause palestinienne était déjà perçue dans les milieux universitaires occidentaux comme un combat contre le “colonialisme de peuplement” – un concept académique théorisé dans les années 1990 par des intellectuels en Australie, au Canada et aux Etats-Unis, qui a acquis une certaine importance ces dernières années dans le domaine des sciences humaines.

En principe, ce terme désigne la découverte par les colons européens d’une terre considérée comme “terra nullius” (qui n’appartient légalement à personne), une volonté d’expansion et, pour ce faire, la destruction des peuples et des cultures autochtones. Selon cette logique, les sociétés contemporaines issues de la colonisation européenne seraient donc intrinsèquement frappées d’illégitimité, car leur passé colonisateur ferait partie intégrante de leur identité. C’est ainsi que certains en arrivent à considérer les attaques du 7 octobre comme le bras armé d’une lutte légitime pour la libération du peuple palestinien face au “colon” israélien. Mais c’est bien là le problème : Israël ne remplit pas les critères qu’implique ce concept de “colonialisme de peuplement”.

Comment cela ?

Comprenez-moi bien : il existe bien sûr des similitudes. L’Etat hébreu s’est en effet créé contre la volonté d’un peuple. De fait, lorsque les sionistes ont commencé à migrer en Palestine à la fin du XIXe siècle, puis après la Première Guerre mondiale, les Arabes palestiniens n’en voulaient pas – ce qui a conduit à une lutte armée à partir des années 30, suivie d’une guerre civile entre Juifs et Arabes jusqu’en 1949 qui a abouti à l’établissement d’Israël. Ainsi, au sens où l’on parle d’un Etat créé par des individus venus d’Europe contre la volonté de ceux qui s’y trouvaient jusqu’ici, il s’agit bien d’une situation coloniale. Sans oublier le fait qu’en 1967, Israël a commencé à administrer et occuper militairement la bande de Gaza et la Cisjordanie. Aujourd’hui c’est une réalité : plusieurs millions d’Arabes sont sous autorité israélienne en Cisjordanie sans être pour autant citoyens israéliens.

Cela étant posé, concevoir la formation de l’Etat d’Israël comme un cas patent de “colonialisme de peuplement” n’est pas honnête : Israël n’est pas issu de l’impérialisme européen. Son existence n’est pas le produit de l’envoi de troupes en vue d’étendre un territoire et de l’exploiter par la force, comme ce fut le cas lors de la colonisation européenne de l’Amérique du Nord à la fin du XVIe siècle, ou de l’Afrique à la fin du XIXe siècle. Quand les juifs sont arrivés en Palestine dans les années 1880, ils ne sont pas arrivés en tant que colons mais comme victimes de persécutions religieuses et politiques (qui plus est, en petit nombre, dans un premier temps). Ensuite, la création de l’Etat hébreu n’a pas entraîné la destruction des peuples indigènes (même si beaucoup de personnes ont été déplacées). Or l’idée de “colonialisme de peuplement” induit bien souvent l’existence d’un génocide du peuple autochtone. Je comprends qu’à l’heure où des dizaines de milliers de personnes meurent à Gaza, cette nuance soit délicate à exprimer. Reste que la réalité historique n’est pas celle d’une volonté génocidaire. Là où la population amérindienne de la Nouvelle-Angleterre a été divisée par dix au minimum en raison de la colonisation, la population arabe de Palestine a quintuplé après 1948, passant de 1,4 million à environ 7,4 millions aujourd’hui.

Dans son livre La guerre de Cent Ans contre la Palestine, l’historien Rashid Khalidi écrivait que l’objectif du sionisme était de créer une “colonie de colons européens blancs”. Dans votre ouvrage, vous postulez au contraire que “si les études sur le colonialisme de peuplement n’étaient pas déterminées, pour des raisons idéologiques, à rejeter tout lien entre les juifs et la terre d’Israël, elles pourraient trouver dans le sionisme un archétype du type de décolonisation qu’elles espèrent pour l’Amérique”. Expliquez-nous…

Oui. Comme je l’ai dit, le concept de colonialisme de peuplement repose sur la distinction colon/indigène (ou autochtone), et l’idée que les colons devraient rendre tout ou partie de la terre qui leur a été enlevée aux autochtones. Or dans la doctrine du sionisme, les juifs sont aussi perçus comme un peuple indigène qui réclame la terre qu’il a perdue depuis longtemps. Ça ne signifie pas que les Palestiniens ne peuvent pas revendiquer cette terre eux aussi. Je dis simplement que le sionisme en tant que tel n’est pas une idée colonisatrice. Le croire, ce serait se méprendre fondamentalement sur les motivations des sionistes.

On pourrait vous répondre que de nombreux sionistes radicaux revendiquent l’occupation de la Cisjordanie en prônant l’idée d’un “Grand Israël”.

Bien sûr, la situation en Cisjordanie est un gros problème. Mais les procès en “colonialisme” visant Israël ne reposent pas sur cela. Là est l’enjeu. Il est important de noter que les attaques du Hamas du 7 octobre se sont déroulées derrière la ligne verte (les frontières d’Israël internationalement reconnues) et non pas en territoire occupé. Pourtant, ceux qui ont célébré les attaques du Hamas y ont vu une démarche de “libération” face au “colon israélien”. Autrement dit, qu’importe ce que fait Israël : aux yeux des partisans de ce concept, Israël est un Etat intrinsèquement colon, non pas pour son occupation de la Cisjordanie ou d’un autre territoire, mais pour ce qu’il est.

Quel serait, selon vous, le cas le plus emblématique de “colonialisme de peuplement” du XXI siècle ?

La Chine. Que ce soit au Tibet ou au Xinjiang, les campagnes menées sur place comportent des caractéristiques évidentes du colonialisme de peuplement – à commencer par le fait de remplacer un peuple et une culture par une autre importée par une puissance impériale par le biais de moyens génocidaire. En 2023, le Bureau des droits de l’homme des Nations Unies a rapporté que le gouvernement chinois aurait forcé un million d’enfants tibétains à partir en pensionnat pour “assimiler” ce peuple et le siniser. De fait, cette volonté d’effacement implique également l’installation de Chinois Han dans la région du Tibet. Et le constat est le même dans la province du Xinjiang, où l’on observe des stérilisations forcées pour limiter les naissances et où plus d’un million de musulmans ouighours ont été arrêtés pour être placés dans des camps de rééducation ou de détention… Et pourtant, le Tibet comme le Xinjiang sont très peu évoqués lorsqu’il s’agit de parler du colonialisme de peuplement, contrairement à Israël.

Comment expliquez-vous ce déséquilibre ?

Il y a bien sûr des raisons pratiques (la barrière de la langue rend parfois nécessaire pour les chercheurs de se concentrer sur des pays où les ressources sont en anglais et non censurées), mais surtout, Israël offre aux théoriciens et aux militants anticolonialistes une chose essentielle qu’ils ne trouveront pas dans l’étude des Etats-Unis ou du Canada : une cible crédible. Pourriez-vous imaginer que les deux pays que je viens de citer soient concrètement décolonisés, au sens où les descendants des colons originels reviendraient dans leurs pays historiques pour rendre la terre qu’ils occupaient aux autochtones ? La réponse est évidemment “non”. Désormais, les descendants de colons y sont majoritaires, les peuples autochtones trop peu nombreux et les territoires sont immenses. Pour ces pays, comme pour la Chine, que j’évoquais, la critique de la colonisation porte donc davantage sur la culture, les institutions politiques. En clair, cela se passe sur un plan moral.

Dans le cas d’Israël, la situation est très différente. C’est un pays jeune, moins puissant (malgré ce que l’on en dit), et la volonté de le détruire est ancienne. Imaginer sa suppression effective, donc un véritable départ des Israéliens au profit des Palestiniens qui revendiquent cette terre, est plausible. Vous savez, dans les années 60, il était possible d’imaginer que l’Algérie se décolonise car le rapport de force était favorable aux colonisés (environ 9 millions d’arabes et de berbères contre 1 million de colons), et c’est ce qui s’est produit. Aujourd’hui, il n’y a qu’en Israël qu’il est possible d’imaginer que la lutte contre le colonialisme devienne une réalité. C’est donc un cas d’étude et un objet de militantisme idéal pour qui voudrait voir se concrétiser ce qui ne pourra de toute évidence pas se produire dans les pays historiquement colonisés les plus emblématiques.

Vous avez étudié le lien entre accusations de colonialisme de peuplement visant Israël et antisémitisme. Qu’en est-il ressorti ?

Ce lien peut exister, mais il n’est pas systématique. L’anticolonialisme, en un sens, se rapproche parfois des formes traditionnelles d’antisémitisme en ce qu’il considère Israël comme le mal universel. Pour certains, beaucoup des problèmes de notre monde sont ainsi illustrés par Israël – par exemple la destruction de l’environnement, le racisme, les conflits militaires… Si bien qu’il arrive qu’une analogie fallacieuse soit faite entre la judéité et ces problématiques. Je pense que cela tient notamment aux restes de doctrines anciennes chrétiennes présentant les juifs comme matérialistes et sans cœur, qui ont longtemps imprégné les sociétés européennes.

Dans votre livre, vous vous inquiétez des conséquences de cette accusation de “colonialisme de peuplement” à l’endroit d’Israël. Pour l’État hébreu, mais aussi pour les Palestiniens…

Absolument. Si l’on se place dans la logique des théoriciens du colonialisme de peuplement qui appliquent ce concept à Israël, cela implique donc de considérer que les juifs n’ont rien à faire là-bas, quelle que soit la politique qu’ils mènent. Il faudrait donc les expulser. Mais où iraient-ils ? Quel serait leur pays “d’origine” ? Il n’y en a pas ! L’utilisation systématique du concept de colonialisme de peuplement va totalement à l’encontre de l’objectif d’une solution à deux Etats, qui est, à mon avis, la seule solution moralement juste (même si sa réalisation semble peu probable à l’heure actuelle) et surtout à deux peuples vivant pacifiquement côte à côte, puisqu’elle implique fondamentalement de vaincre l’autre partie. En ce sens, elle est à l’image des nationalistes israéliens extrémistes qui rêvent d’un “Grand Israël”. Ni plus, ni moins.




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