Mario Draghi n’a pas eu de mal à le démontrer : face aux Etats-Unis, l’Europe est à la traîne dans l’innovation, en particulier numérique, a souligné l’économiste dans son retentissant rapport sur la compétitivité de l’UE. Il lui a suffi de jeter un oeil aux cinq premières capitalisations boursières au monde : Microsoft, Apple, Nvidia, Google et Amazon. Toutes dans la tech, toutes américaines.
Cette domination absolue, bien que challengée par la Chine, n’est pas récente. Il est souvent pointé que les investissements privés sont deux fois moins élevés en Europe qu’aux Etats-Unis. Par ailleurs, l’Union européenne peine à dépenser plus de 2 % de son PIB dans la recherche et le développement, quand bien même elle s’était fixée l’objectif de 3 %, à Lisbonne, en 2000 – les Etats-Unis sont à environ 3,5 %. Certains pointent également le manque d’une organisation dédiée aux technologies les plus avant-gardistes, de “rupture”. Sur le Vieux continent revient donc une idée : copier la Defense Advanced Research Projects Agency américaine, plus connue sous son acronyme “Darpa”. “Cette agence est de tous les rapports sur la compétitivité de l’Europe depuis une vingtaine d’années”, souffle Valérie Mérindol, professeure à la Paris School of Business, et auteure de plusieurs travaux sur l’innovation dans la défense avec son confrère David Versailles. Emmanuel Macron, par deux fois, à la Sorbonne en 2017 puis en 2024, en avait émis le souhait. L’ex-Premier ministre italien, lui non plus, n’a pu s’empêcher de l’ajouter à ses 170 propositions.
Pourquoi ? La Darpa, née en 1958, est un véritable “mythe”, livre la spécialiste. Elle est à l’origine d’Internet – via le projet Arpanet -, du GPS, a permis des percées dans l’intelligence artificielle, l’ARN messager, les drones, les véhicules autonomes. Ses challenges réputés et ses financements ont permis à des entreprises telles que Moderna, Boston Dynamics ou SpaceX de prendre leur envol – des titans, désormais, révolutionnant les domaines de la science, de la robotique et du spatial. “A la base, ce sont pour la plupart des projets militaires, mais finalement, nombre d’entre eux ont eu des débouchés civils”, note Valérie Mérindol. Sa frise chronologique, sur son site, répertoriant ses plus beaux faits d’armes, retrace peu ou prou les grandes avancées technologiques du siècle écoulé. On constate que la Darpa est impliquée partout, ou presque.
On demande pardon après, pas la permission
Le monde politique et économique rêve de s’en inspirer. “Ce qui est intéressant avec le modèle instauré par la Darpa, c’est que l’Etat devient le principal client des start-up, avec des financements et des précommandes. Cela permet d’allouer des moyens importants à la R&D”, se réjouissait récemment auprès de L’Express Maya Noël, directrice Générale de France Digitale, le premier collectif de startups et d’investisseurs en Europe. Le plan se heurte cependant, pour l’heure, à de nombreux défis. “Beaucoup en parlent sans vraiment savoir de quoi il en ressort”, expose Pierre Azoulay, professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT), et co-auteur d’un rapport sur le “modèle Arpa” pour le National Bureau of Economic Research. Car il s’agit bien d’une méthode, dupliquée aux Etats-Unis avec des prismes énergétiques (Arpa-E créée en 2009), ou sanitaires (Arpa-H, imaginée en 2022).
“L’autonomie est la composante la plus importante”, reprend l’expert. Des chefs de projets (program manager en VO) composent une agence – ils sont une centaine pour la Darpa. Chacun défend dans un premier temps ses propositions, ses sujets, auprès de ses pairs. “Et quand un programme de recherche est autorisé, ce manager va bénéficier d’une grande liberté pour assembler ses équipes, et évaluer les projets qui permettront d’atteindre un but technique ambitieux.” Toute la recherche est externalisée auprès d’entreprises ou de chercheurs. La Darpa n’embauche, au total, que 220 personnes. “Derrière les chefs de projets, les personnes les plus importantes sont celles qui leur réservent leurs avions”, note avec humour Pierre Azoulay. La structure est dépouillée de toute autre forme de hiérarchie, bureaucratie, et les managers sont recrutés pour des périodes allant de 3 à 5 ans, afin de renouveler les idées en permanence et d’ajuster les besoins. Ces hommes et ces femmes sont de véritables stars dans leurs domaines respectifs, avec des expériences professionnelles dans la recherche académique, le monde du capital-risque et celui de l’entrepreneuriat. Des profils hybrides rares.
“Mais est-ce que l’Europe serait capable de laisser ce type d’autonomie à des équipes si réduites ? Ce n’est pas vraiment dans sa culture de travail jusqu’ici, plutôt en silo”, estime Valérie Mérindol. La Darpa, aussi, communique peu sur ses échecs. “Et ils sont vraisemblablement très nombreux”, souligne la spécialiste. Tout juste sait-on qu’une proposition de bombe à base de métal hafnium a échoué, il y a longtemps. Peu de comptes sont demandés sur l’utilisation de cet argent public. “Son directeur ou sa directrice – actuellement Stefanie Tompkins – communique directement avec le secrétaire d’Etat, juste en dessous du président des Etats-Unis. Il n’y a pas d’intermédiaire”, rappelle également le professeur du MIT. La prise de risque et la rapidité font partie inhérente de l’agence – la légende raconte que le financement d’un million de dollars pour l’Arpanet aurait été négocié en 15 minutes. “On demande pardon après, et pas la permission avant”, résume Pierre Azoulay. Ce qui explique pourquoi l’Europe peine à créer une Darpa : sa matrice idéologique est on ne peut plus américaine.
L’étalon-or
Mais la vraie raison pour laquelle l’UE n’a pas encore de Darpa est peut-être plus simple : en dépit des discours, elle n’a jamais vraiment essayé d’en avoir. “Une ancienne directrice de l’agence m’a confié avoir rencontré de nombreux décideurs européens désireux d’étudier son système. Elle regrettait n’avoir jamais eu de retour de leur part”, confie André Loesekrug-Pietri, à la tête de la Joint European Disruptive Initiative (Jedi), une fondation européenne, copiant elle-même la Darpa, mais financée par des capitaux privés. Un “objet politique non-identifié”, décrit-il, qui comme son modèle américain, dispose de program managers, et de projets dans les nouveaux matériaux, les médicaments ou encore l’imagerie hyperspectrale, soutenus à hauteur de plusieurs millions d’euros. Ce qui reste peu, toutefois, comparé aux 4 milliards de dollars de financement dont dispose la Darpa. La Jedi et ses 6000 contributeurs, aux quatre coins du continent, reste ce qui s’en approche le plus actuellement.
Mario Draghi a lui, dernièrement, émis la possibilité de transformer l’European Innovation Council (EIC) – lancée en 2021 après une phase pilote de trois ans, et doté d’un budget d’1,4 milliard d’euros par an – en une agence type Arpa. Son fonctionnement actuel se compare pour le moment à celui d’un fonds d’investissement. Et seulement 30 % de l’argent dépensé va, d’après la revue Nature, à des technologies de rupture. “L’EIC semble plus axé sur la correction des imperfections perçues du marché des capitaux que sur la promotion de l’innovation, étant donné qu’une part substantielle de ses dépenses soutient la structure du capital des petites et moyennes entreprises (PME) et, dans une mesure plus limitée, des start-up”, critique une étude sur l’innovation européenne publiée en avril, à laquelle participait notamment le prix Nobel d’économie Jean Tirole.
Sa transformation est louable, mais le chantier s’annonce d’envergure. L’étude, plaidant elle aussi pour une Darpa européenne, déplore un processus d’étude des projets à l’EIC presque trois fois plus long en Europe qu’aux Etats-Unis, avec une bureaucratie plus lourde et bien moins de chefs de projets compétents. Le fameux décalage culturel. Mais aussi une question casting. “Les membres du conseil d’administration de l’EIC ne sont pas tenus d’être des scientifiques de premier plan, et nombre d’entre eux ont une formation commerciale. Seuls 4 de ses 21 membres sont des professeurs et moins de la moitié d’entre eux sont titulaires d’un diplôme en sciences ou en ingénierie.” Globalement, conclut le document, les programmes actuels de l’UE visant à encourager l’innovation sont donc loin de ce que les auteurs nomment “l’étalon-or” en la matière.
“Moment Spoutnik”
A la décharge de l’Europe, l’adaptation du modèle Arpa n’est pas simple. Y compris aux Etats-Unis. Toutes les tentatives ne sont pas auréolées de succès. L’Arpa-E, dans l’énergie, a connu des baisses de financement, et a bien failli être torpillée par Donald Trump. Pour l’instant, ses déboires ont davantage fait parler que ses innovations. De nouvelles verticales, dans l’éducation ou l’agriculture ou le climat, n’ont pas réussi à voir le jour, par manque de financement ou de concrétisation politique.
Le succès initial de la Darpa, il faut le rappeler, tient en un généreux client : le ministère de la Défense américain, et ses 850 milliards de dollars de budget, à lui seul près de 30 % du PIB d’un pays comme la France. Le timing de sa création est important : au début de la guerre froide, après l’alerte majeure qu’est le lancement du premier satellite Spoutnik par l’ennemi russe. D’ici découlent sûrement l’esprit de conquête, l’agilité et la vivacité qui caractérisent encore la Darpa aujourd’hui. Il est enfin bon de se souvenir que l’Europe, elle, ne dispose pas de défense à proprement parler : ni armée, ni ministre. Un point qu’elle entend muscler, dans les années à venir. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a peut-être été son “moment Spoutnik”.
A l’heure actuelle, les agences type Arpa qui essaiment sur le continent sont moins orientés défense. A l’exemple de la Jedi, mais aussi de Sprin-D, en Allemagne. Même constat, ailleurs dans le monde, avec Moonshot R&D au Japon, et l’Aria, au Royaume-Uni, dirigée par un ex-program manager de l’Arpa-E, Ilan Gur. Un bon signal d’”ouverture d’esprit” et de progrès du modèle Arpa en dehors de son pays d’origine, note Pierre Azoulay. Jusqu’à se concrétiser dans l’UE ?
Valérie Mérindol, passée par le ministère de la Défense, évoque d’autres véhicules d’innovation de rupture possibles pour l’Europe. L’experte cite les instituts allemand Fraunhofer dans les sciences appliquées et ceux, français, du CEA-Leti dans la microélectronique, à la pointe de leurs domaines respectifs grâce à un mélange de financements publics-privés. L’Imec, en Belgique, où se pressent tous les fabricants de semi-conducteurs au monde – une technologie décisive, notamment dans la course à l’intelligence artificielle – entre également dans la catégorie des réussites. Une manière de rappeler que le Vieux continent sait innover, même sans Darpa.
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