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Guerre en Ukraine : “Rien ne permet de dire que Poutine a l’intention d’envahir d’autres pays”


Vladimir Poutine reste-t-il aujourd’hui un dirigeant pragmatique, comme il aime l’affirmer, ou est-il devenu un autocrate rongé par une idéologie de plus en plus nationaliste et impérialiste ? La question divise les spécialistes. Dans Les nationalismes russes, Jules Sergei Fediunin, chercheur à l’université d’Oslo, analyse avec finesse les courants nationalistes en Russie, divisés entre ceux qui se focalisent sur une supposée ethnie russe, et ceux qui rêvent de restaurer la grandeur impériale d’un pays multiculturel. Au sommet, le maître du Kremlin n’hésite pas à se poser en arbitre et à puiser dans la rhétorique de ces différents nationalismes, tout en écartant des figures quand elles deviennent trop critiques du régime, à l’image de l’ultra-nationaliste Strelkov et bien sûr d’Evgueni Prigojine. Pour Jules Sergei Fediunin, même s’il ne faut pas sous-estimer le rôle d’une idéologie de plus en plus conservatrice et anti-occidentale, “Poutine n’a jamais véritablement abandonné une logique managériale, y compris vis-à-vis des radicalités. C’est un calcul assez machiavélien”. Entretien.

L’Express : Vous divisez les nationalismes russes en deux grands courants sur le plan idéologique : l’un centré sur l’idée d’empire et de civilisation, l’autre focalisé sur la notion d’ethnie russe. Pourquoi cette distinction ?

Jules Sergei Fediunin : Sur le plan idéologique, il y a en effet deux grands courants, l’un ethnonationaliste, l’autre stato-impérial. Ces nationalismes russes ont commencé à se former au XIXe siècle à l’époque tsariste, mais ont surtout été réactualisés au moment de la chute de l’URSS. Ce qui les différencie, c’est que le premier courant met l’accent sur un Etat russe fort et composite, qui embrasse des territoires et populations variées en termes de cultures, de religions, d’ethnicités, de langues… C’est un nationalisme impérial et relativement “inclusif”.

A l’inverse, l’ethnonationalisme met l’accent sur les valeurs du groupe majoritaire russe, pensé parfois en termes de sang et de biologie, mais plus généralement défini par la culture, la religion orthodoxe ou la langue. Dans cette perspective, les autres groupes qui forment aujourd’hui la Fédération de Russie sont considérés comme des populations minoritaires, qui devraient respecter les intérêts et les valeurs du groupe majoritaire. Ce courant ethnonationaliste n’a constitué une idéologie que tardivement, à l’époque post-soviétique, mais il a des racines au XIXe siècle chez les slavophiles, un mouvement conservateur qui avait commencé à penser une nation russe au sein d’un empire la dépassant. A l’époque, cette nation russe a ainsi été définie comme une union de trois populations, les Grands-Russes (devenus Russes tout court à l’époque soviétique), les Petits-Russes ou Ukrainiens, et les Biélorusses. Cette conception tripartite a été rejetée par les bolcheviks, reconnaissant la singularité des identités des trois peuples slaves. Elle a toutefois été entretenue dans l’émigration des Russes blancs, avant d’être réactualisée au sortir de l’époque soviétique et, des années plus tard, reprise par Vladimir Poutine au sujet de l’Ukraine…

A quel point le prix Nobel de littérature Alexandre Soljenitsyne, longtemps adulé dans les pays occidentaux pour son opposition au communisme, a-t-il influencé ce nationalisme ethnique ?

Le courage personnel et le talent littéraire de Soljenitsyne sont incontestables. Bien que ces opinions conservatrices et traditionnalistes soient largement connues, il est toujours sous-estimé en tant que penseur de l’ethnonationalisme russe. Il articule très clairement ses idées dans un pamphlet de 1990 écrit lors de son exil aux Etats-Unis, Comment réaménager notre Russie ?. Soljenitsyne explique alors que l’Union soviétique, un empire, doit disparaître, et qu’il faut revenir à une vitalité russe, abîmée. Pour y parvenir, il convient, dit-il, de laisser partir les populations non slaves, tout en gardant un socle national défini en termes d’ethnicité et de culture, avec une histoire et une foi commune : socle fait des populations russe, ukrainienne et biélorusse.

En 1991, après le putsch raté de Moscou suivi par la déclaration d’indépendance de l’Ukraine, Soljenitsyne envoie une lettre à Boris Eltsine dans laquelle il parle de “fausses frontières léninistes” de l’Ukraine. Le romancier devient ainsi une figure de référence pour les cercles ethnonationalistes, qui se constituent dans les années 2000. L’idée dominante, c’est qu’il n’y a pas besoin d’empire : mieux vaut se concentrer sur le peuple russe (défini la plupart du temps comme comprenant des Ukrainiens russophones et des Biélorusses) et restaurer sa force démographique et morale après l’expérience soviétique.

A l’inverse, la figure la plus connue du nationalisme impérialiste russe, Alexandre Douguine, défend lui une approche civilisationnelle…

Douguine rejette même le terme de nationalisme. C’est un auteur très prolifique, qui peut d’ailleurs se contredire. Il s’est inspiré des radicalités idéologiques occidentales, dont le mouvement völkisch en Allemagne et la Nouvelle Droite d’Alain de Benoist en France. Mais il puise aussi dans des courants d’idées russes, dont l’eurasisme, doctrine qui s’est développée au sein de l’émigration russe dans les années 1920-1930 et qui explique que la Russie n’est pas un pays européen, mais qu’elle doit être considérée comme une civilisation à part entière, telle une union des populations slaves et turciques ayant bénéficié des invasions mongoles et tatares.

Douguine reprend ces idées, se définissant comme “néo-eurasien”. Il repense la Russie à la fois comme empire et civilisation, en adoptant une vision géopolitique. A ses yeux, les Etats-Unis, après la Grande-Bretagne, incarnent le pôle atlantiste, la puissance maritime, alors que la Russie est le “heartland” (terme introduit par Mackinder), c’est-à-dire un pôle de résistance terrestre à l’hégémonie occidentale. Mais Douguine, très croyant, y ajoute une dimension théologique. Pour lui, la Russie est le “katechon”, une force empêchant l’arrivée de l’Antéchrist, associé naturellement à l’Occident supposément décadent.

Comment Vladimir Poutine gère-t-il ces différents courants nationalistes ? Comme vous le souligniez, il reprend à l’ethnonationalisme la conception tripartite de la nation russe, tout en étant capable d’embrasser le Coran en Tchétchénie…

Poutine est avant tout un opportuniste. Lui-même se définit depuis des années comme un pragmatique. C’est un politicien rusé, jouant sur plusieurs tableaux. Dès ses débuts au sommet de l’Etat russe, il a gardé une approche gestionnaire de la politique. Mais il a toujours eu plus d’affinités avec le courant stato-impérial. Comme Eltsine avant lui, Poutine a été soucieux de préserver l’intégrité territoriale de la Russie face au séparatisme tchétchène. La Tchétchénie est un petit territoire représentant moins de 1 % de la population de la Fédération de Russie. Mais le conflit russo-tchétchène a déstabilisé toute la société. Très vite, Poutine a exclu de sa politique officielle les ethnonationalistes : qu’ils s’expriment au nom des groupes minoritaires ou de la majorité ethnique, ils ont tous été considérés comme une menace pour l’ordre établi. Poutine a toujours insisté sur le caractère pluriethnique et multiconfessionnel de l’Etat russe. Il peut ainsi embrasser le Coran et rencontrer des leaders d’autres confessions religieuses, malgré sa proximité personnelle avec le patriarche Kirill. Dans ce sens-là, il reste un homme soviétique.

Si vous vous montrez déloyal envers Poutine, c’est fini…

Mais au sujet de l’Ukraine, Poutine a mobilisé une conception plus ethnoculturelle de la nation russe. Dans son célèbre discours entérinant l’annexion de la Crimée le 18 mars 2014, il a déclaré que le peuple russe était le plus divisé au monde par des frontières. Or, il s’agit là d’une revendication commune à tous les idéologues ethnonationalistes, qui expliquent que les Russes ethniques doivent se regrouper et bénéficier automatiquement de la nationalité russe et du statut officiellement reconnu au sein de l’Etat, un peu sur le modèle israélien.

Vous rappelez qu’Alexeï Navalny, avant de devenir la figure de proue de la lutte anti-corruption, était au départ un nationaliste s’opposant à l’immigration et au financement des régions musulmanes dans le Caucase…

Navalny a commencé par militer dans un parti social-libéral de l’opposition, Iabloko. Il en a été exclu en 2007 du fait de son engagement nationaliste. Navalny a même co-fondé le mouvement politique Narod avec l’écrivain Zakhar Prilepine, aujourd’hui promoteur du “nationalisme Z” qui célèbre la guerre en Ukraine et chante la gloire des armées russes. A l’époque, Navalny portait un discours anti-migrants très dur. Au début des années 2010, il mélangeait encore propos anti-corruption et propos racistes envers les populations issues de l’immigration, originaires du Caucase et de l’Asie centrale. Aux côtés des ethnonationalistes russes, il a soutenu le slogan “Arrêtons de nourrir le Caucase”, en signe de protestation contre les transferts budgétaires vers les républiques majoritairement musulmanes de la région. Sa stratégie consistait alors à chercher l’union des différentes forces de l’opposition, y compris les nationalistes opposés au régime. Garry Kasparov avait tenté la même chose avec le chef des “nationaux-bolcheviks” Edouard Limonov au milieu des années 2000.

Mais en 2013-2014, Navalny a compris que l’engagement nationalisme lui nuisait plus qu’il ne lui bénéficiait, et ce, sur fond de grandes tensions au sein des milieux nationalistes à la suite de l’Euromaïdan en Ukraine. Devenue une figure bien connue dans les milieux urbains, Navalny a pratiquement délaissé ce sujet, se concentrant sur la dénonciation des élites kleptocratiques, stratégie qu’il jugeait plus mobilisatrice.

Comment expliquer que le Kremlin, après avoir longtemps toléré les critiques nationalistes contre l’état-major et le ministre de la Défense Choïgou, ait l’année dernière effectué une reprise en main, symbolisée par la mort de Prigojine et l’arrestation de Strelkov ?

Vladimir Poutine n’a jamais véritablement abandonné une logique managériale, y compris vis-à-vis des radicalités. C’est un calcul assez machiavélien. L’ultranationaliste Strelkov (pseudonyme d’Igor Guirkine) avait été mis à l’écart dès 2014, car il critiquait le régime pour ne pas avoir annexé le Donbass au moment de la signature des accords de Minsk. En juillet 2023, il est devenu l’une des icônes du “nationalisme Z” mais aussi l’un des plus fervents critiques de désorganisation et de la “mollesse” du commandement militaire russe et de Poutine en personne. Il a été arrêté en raison des propos “extrémistes” qu’il exprimait sur les réseaux sociaux, avant d’être condamné à quatre ans de prison.

Poutine a peur d’être dépassé par des nationalistes radicaux qui ont des objectifs maximalistes

En revanche, Prigojine a eu un parcours singulier. Sa milice Wagner a été utilisée comme une présence militaire et politique à l’extérieur de la Russie (Syrie, Afrique, Ukraine…). Mais Prigojine, en devenant en 2022-2023 le chef de guerre le plus connu et le plus populaire dans les milieux nationalistes et pro-guerre, a pu développer des ambitions politiques. Il a contesté directement le général Guerassimov et le ministre Choïgou, se permettant ce que les autres ne pouvaient pas se permettre. Prigojine n’a cependant jamais osé critiquer Poutine directement, alors que Strelkov avait franchi ce pas. Poutine a en tout cas pris le parti de Choïgou à partir du moment où il a exigé que toutes les unités combattantes rentrent dans les rangs. Prigojine avait des soutiens haut placés, mais il a surestimé ses capacités. Il y a une dimension carnavalesque dans sa rébellion de juin 2023 : c’était une performance qui ne se réduit pas aux motifs rationnels. Connaissant le fonctionnement du régime, il était clair qu’un tel acte ne pouvait pas rester impuni. En effet, le régime se fonde sur la loyauté qui constitue la valeur première pour le “chef suprême”, Vladimir Poutine. Si vous vous montrez déloyal envers lui, c’est fini…

Peut-on définir le poutinisme ? Vous soulignez que l’idéologie sur laquelle s’appuie Poutine est très composite, défendant à la fois la mémoire tsariste et la mémoire soviétique, tout en prenant une tournure de plus en plus conservatrice et anti-occidentale…

Depuis son accession au sommet de l’Etat russe, Poutine a même souvent été critiqué pour ses positions jugées trop libérales et pro-occidentales. Douguine a ainsi théorisé “la double face” de Poutine, avec un Poutine occidental et un Poutine souverainiste, en se réjouissant que ce soit le second qui l’ait emporté au moment de l’invasion de l’Ukraine… Poutine a vraiment un côté gestionnaire, qui est toujours d’actualité. Mais il ne faut pas sous-estimer l’influence des idées et des émotions qu’elles véhiculent. Il s’est mis à promouvoir des valeurs conservatrices et illibérales, avec la mise en avant d’un agenda anti-LGBTQ + et anti-égalité de genre.

Et ses idées nationalistes ont fini par affecter sa perception du monde. On a ainsi aujourd’hui du mal à distinguer ce qui relève d’un calcul rationnel et ce qui vient de l’idéologie martelée dans le discours officiel, comme par exemple l’idée selon laquelle Ukrainiens et Russes seraient historiquement un même peuple. Le recyclage des idées nationalistes semble avoir forgé une véritable obsession chez Poutine, et ce, dans un régime politique très personnel, centré sur sa figure. Cette obsession est toutefois nettement différente d’une doctrine codifiée comparable à celle des milieux idéologiques impérialistes ou ethnocratiques.

Si le régime était tant obsédé par le rassemblement des “terres historiques” de l’Empire russe et de l’Union soviétique, pourquoi n’aurait-il pas procédé à l’annexion de la Transnistrie ou de l’Ossétie du sud, dépendantes de Moscou ?

Justement, Poutine a peur d’être dépassé par des nationalistes radicaux qui ont des objectifs maximalistes. A l’heure actuelle, rien ne permet d’affirmer qu’il ait l’intention d’envahir d’autres pays (pays baltes, Pologne), car il est conscient que cela pourrait se retourner contre lui au vu des mesures impopulaires et risquées qu’il serait amené à prendre, à l’instar de la mobilisation générale. Je ne pense donc pas que le Kremlin soit complètement aveuglé par un instinct belliqueux. De là découle le caractère limité de l’effort de guerre russe, que ce soit sur le plan humain ou matériel.

L’issue de la guerre en Ukraine n’est nullement déterminée

Pour l’Ukraine, je pense qu’il reste une marge de manœuvre. Les nationalistes pro-guerre ralliés au régime veulent récupérer toute l’Ukraine, mais le régime me semble plus pragmatique, ou peut-être plus hésitant… Il a en revanche pris des engagements officiels, ce qui le contraint aux yeux de sa population. Quand vous dites qu’Ukrainiens et Russes sont un même peuple et que vous avez lancé une “opération militaire” de plus en plus sanglante pour protéger les populations russes, vous ne pouvez pas vous retirer complètement des territoires occupés ou de finir la guerre sans imposer à l’Etat ukrainien des contraintes quant à sa future organisation interne. En Russie, cela passerait pour une défaite.

Comment voyez-vous l’avenir du conflit ? Les deux parties sont-elles aujourd’hui plus ouvertes à des négociations ?

On voit des évolutions des deux côtés. L’Ukraine et ses soutiens occidentaux ont publiquement accepté de négocier avec la Russie sans plus exiger le départ de Poutine. Du côté russe, c’était pour l’instant plutôt “niet” : pas de négociation tant que les forces n’auront pas quitté la région de Koursk. Mais il y a quand même des signaux qu’on ne voyait pas il y a encore quelques mois : beaucoup dépendra certes de la situation sur le champ de bataille, mais aussi des choix politiques des belligérants et de leurs alliés.

L’issue de cette guerre n’est en tout cas nullement déterminée. Le scénario le plus probable à long terme est celui d’un conflit gelé. Bien des guerres n’ont jamais pris officiellement fin, comme en Corée. Cela serait alors une situation de ni guerre, ni paix, sans aucun accord. Mais il peut aussi y avoir un accord formalisé. Tout dépendra de la situation sur le terrain, de la volonté des différentes parties engagées – l’Ukraine et la Russie bien sûr, mais aussi l’Occident et plus indirectement la Chine – avec des intermédiaires comme les monarchies du Golfe. Cela dépendra aussi de la mobilisation des ressources des belligérants, en sachant que l’Ukraine n’a pas les mêmes réserves démographiques, militaires et industrielles que la Russie. Ce n’est en tout cas pas aujourd’hui une guerre totale, contrairement à ce qui a été souvent dit.

La situation est encore très incertaine. Mais on sait que pour la Russie, la Crimée et, sans doute, le Donbass ne sont pas négociables, car se serait considéré comme un retrait aux yeux de l’opinion russe. L’Ukraine pourrait, elle, accepter de perdre ces territoires sans jamais l’assumer moralement, mais ce serait un peu comme l’Alsace-Lorraine pour la France après 1870, ce qui alimenterait d’autres passions nationalistes à l’avenir. Regardez Israël et la Palestine, ou l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Des passions nationalistes peuvent perdurer pendant des décennies, avec des rebondissements réguliers, sans qu’on ne voie d’issue véritable. Quelle que soit l’issue de la guerre russo-ukrainienne, une chose est certaine : elle transformera profondément les sociétés belligérantes et aura des conséquences importantes dans la région, et au-delà, pour les décennies à venir.

Les nationalismes russes, par Jules Sergei Fediunin. Calmann-Lévy, 364 p., 22,50 €.




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