Janvier 2024. Après l’âpre vote du projet de loi immigration un mois plus tôt, le Conseil constitutionnel censure 32 articles sur la forme et trois articles sur le fond, sur les 86 que comprenait le texte. Parmi les propositions retoquées par les Sages, on retrouve certaines des mesures les plus strictes du texte introduites par les Républicains au cours de la navette parlementaire, comme la caution retour pour les étudiants étrangers, la mise en place de quotas migratoires annuels ou encore le durcissement de l’accès aux prestations sociales pour les étrangers. Bruno Retailleau, à l’époque président du groupe LR au Sénat, avait alors vivement fait pression sur le gouvernement : “Il faut reprendre au plus vite dans un texte législatif spécifique l’ensemble des dispositions invalidées.”
Neuf mois plus tard, voilà le Vendéen à la tête du ministère de l’Intérieur, et avec la volonté affichée de “prendre tous les moyens pour baisser l’immigration en France”. Et parmi les premières mesures envisagées par le nouveau patron de la Place Beauvau figure une des mesures également censurées par le Conseil constitutionnel, sur la forme et non le fond : le “rétablissement du délit de séjour irrégulier”, comme il l’a affirmé sur le plateau de TF1 ce lundi soir.
Une directive européenne limpide
Le délit de séjour irrégulier correspond au fait de rendre passible d’une amende ou d’une peine de prison le fait de se trouver sur le territoire français sans autorisation légale. Cette mesure existait dans le droit français jusqu’en 2012, date où elle fut supprimée par le gouvernement de François Hollande. Si l’ancien président socialiste avait promis d’établir un cadre de régularisation plus clair par le biais de la circulaire Valls, qui a défini les critères pour prétendre à l’obtention d’un titre de séjour – temps de présence sur le sol français, ancienneté dans le travail, promesse d’embauche… -, cette décision était en réalité largement dictée par l’Union européenne.
Et notamment d’une législation votée en 2008 à Bruxelles, la directive sur le retour des migrants, qui impose aux Etats membres de mettre en œuvre tout ce qui est dans leur pouvoir pour accompagner les personnes en situation irrégulière à retourner dans leur pays d’origine avant de pouvoir prendre des sanctions administratives à leur encontre. Par la suite, deux décisions de la Cour de justice de l’Union européenne ont acté qu’aucune sanction pénale n’était possible sur la simple base d’un séjour irrégulier, même si des procédures administratives de placement en centre de rétention ou d’expulsion restent possibles. Et enfin, une décision de la Cour de Cassation a décidé qu’il était impossible de placer en garde à vue un étranger pour sa seule situation irrégulière.
De possibles lourdes sanctions de l’UE
Malgré ce cadre législatif européen relativement strict, réintroduire ce délit de séjour irrégulier a été une promesse régulière du Rassemblement national mais aussi des Républicains lors des élections ces dernières années. Dans le projet de loi immigration, les parlementaires LR avaient ainsi fait adopter un amendement – avec le soutien de l’ancien ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin – fixant la peine de ce délit de séjour irrégulier à 3 750 euros d’amende et trois ans d’interdiction du territoire. Dans le programme du RN pour les élections législatives anticipées de 2024, le parti d’extrême droite ne précisait pas la sanction qu’il souhaitait imposer à ce délit. Mais toujours durant l’examen de la loi immigration, le sénateur RN Christopher Szczurek avait soumis un amendement – non adopté – proposant de le rendre passible d’une peine d’un an d’emprisonnement ainsi que de 3 750 euros d’amende. Soit la sanction qui s’appliquait jusqu’en 2012.
Pour le nouveau patron de la Place Beauvau Bruno Retailleau, réintroduire dans le droit français ce délit de séjour irrégulier s’avère donc un parcours particulièrement complexe. Si le Conseil constitutionnel ne devrait en principe pas trancher sur le fond du sujet, le problème se situerait davantage vis-à-vis de Bruxelles. L’Union européenne, plus particulièrement la Cour de justice, pourrait prendre des sanctions et des amendes contre la France si elle se décidait à voter une telle loi, et ce tant qu’elle ne se remettrait pas en conformité avec le droit de l’UE.
Or, au-delà de la passe d’armes juridique qui s’enclencherait, ce serait surtout le symbole politique qui serait difficile à assumer pour Michel Barnier “l’Européen” autoproclamé, mais aussi pour le président Emmanuel Macron. Comment vouloir assumer un leadership européen, tout en allant frontalement à l’encontre de sa législation ? Sans oublier les réticences de l’aile gauche de la Macronie à la mise en œuvre d’une telle mesure, la jugeant inefficace et inutile. Si cette question ne taraude visiblement pas Bruno Retailleau, elle risque de vite tendre au sein de son gouvernement.
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