C’est un apparent mystère. Alors que l’on compte 6 000 à 7 000 langues dans le monde, les bébés, sous toutes les latitudes ou presque, désignent de manière affective leur père et leur mère avec les deux mêmes mots : “mama” et “papa”. Et ce à quelques nuances près.
Jugez plutôt. En italien ? Mamma et papà. En espagnol ? Mamá et papaá. En roumain ? Mama et tata. En occitan ? Mamà et papà. Oh, j’entends déjà l’objection : “Rien d’étonnant à cela : ce sont toutes des langues latines.” Très bien, alors voyons ce qu’il en est d’une langue germanique comme l’allemand : mama et papa ; du polonais, langue slave : mama et tata ; du gallois, langue celtique : mam et dad… Les fortes têtes vont encore répliquer que j’ai choisi uniquement des langues indo-européennes ? Très bien, alors passons au swahili, parlé en Afrique de l’Est : mama et baba. Ou au mandarin : mama et bàba. A ce stade de mon article, logiquement, les fortes têtes ont dû rentrer dans le rang…
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Soyons honnêtes : on observe bien de temps en temps de petites différences. “Maman” et “papa” se disent mom et bav en kurde ; mamma et babbu en corse ; mãe et pai en portugais. Mais cela ne change pas le constat général. A moins que votre mauvaise foi ne rivalise avec la mienne lorsque je regarde un match de rugby de la Section Paloise, il faut bien admettre qu’il se passe quelque chose. D’autant que l’on n’observe pas du tout la même équivalence pour un mot comme “chien”, qui se dit hund en allemand, mbwa en swahili et gou en mandarin.
Les linguistes se sont penchés sur cette proximité depuis plusieurs décennies et ils pensent avoir trouvé la solution, notamment grâce aux travaux de l’un des membres les plus célèbres de la profession, Roman Jakobson (1896-1982). Selon lui, l’universalité des mots “mama” et “papa” serait liée à l’apprentissage de la parole par les bébés. Le premier son qu’émet un nourrisson est en effet toujours la voyelle [a] tandis que les premières consonnes qu’il parvient à articuler sont celles dites “labiales”, que l’on forme en fermant les lèvres, comme le [m], le [p], le [b]. Plus tard, l’enfant les associe pour composer des syllabes comme [ma] ou [pa], avant d’avoir l’idée de les répéter : voici notre “mama” et notre “papa” ! Suivront bientôt d’autres mots bâtis sur le même modèle comme “mémé”, “pipi” ou “popo”. Encore quelques mois de patience et le tout-petit parviendra à des combinaisons plus variées : “bato”, “gato”, “tati”, “l’express”, etc (cherchez l’intrus).
Depuis les travaux de Jakobson, la recherche a évidemment progressé, mais ses conclusions ont globalement été validées : oui, des mots comme “mama” et “papa” sont bien privilégiés parce qu’ils sont constitués de syllabes faciles à articuler par les nourrissons. Mais n’allez pas en déduire que les capacités de nos bambins soient limitées. “Au contraire, on sait aujourd’hui que, lorsqu’un enfant babille, il joue avec le langage et explore un maximum de possibilités, si bien qu’il dispose à huit mois d’une gamme de sons bien plus large que celle de ses parents ! souligne la linguiste Naomi Yamaguchi, maîtresse de conférences à l’université Sorbonne nouvelle. C’est seulement à partir du moment où il commence à vouloir communiquer qu’il se focalise sur les seuls phonèmes de sa langue maternelle et élimine ceux qui ne lui sont pas utiles.” Raison pour laquelle les Anglais adultes ont tant de mal à prononcer le [r] français alors qu’ils auraient été capables de le faire sans difficultés quelques mois après leur naissance.
En clair ? S’il existe des similitudes pour des mots comme “mama” et “papa”, n’allez pas en conclure à l’existence d’un langage universel des bébés n’est pas établie. “Les études sont formelles : les nourrissons francophones ne babillent pas comme les nourrissons anglophones, arabophones ou japonophones, reprend Naomi Yamaguchi. Et cela pour une raison simple : chacun d’entre eux est influencé par la langue qu’il entend autour de lui. Concrètement, un petit Japonais va prononcer plus de sons [k] tandis qu’un enfant parisien aura tendance à allonger la dernière syllabe.”
Voilà pour les bébés. Mais les chercheurs ont également remarqué que nous autres, adultes, nous adressons à eux d’une manière particulière. Non seulement nous avons tendance à recourir à un vocabulaire spécifique (“faire dodo” pour dormir, par exemple), mais nous employons une voix plus aiguë qu’à l’ordinaire et ralentissons le rythme de nos phrases. Et cela dans un double objectif : capter l’attention de l’enfant et l’aider à acquérir le langage.
Notons au passage qu’en la matière, les supposées grandes personnes ne craignent pas le ridicule. Car avouons-le : il nous arrive de nous pencher sur le berceau de la petite Chloé en énonçant d’une voix chantante : “Il va bien, le bébé ?” Eh bien, conseil d’ami : ne vous avisez surtout pas d’utiliser le même ton lors de votre entretien annuel en lançant à votre n + 1 : “Il va bien, le chef ?”. De vous à moi, je ne suis pas certain que ce soit là le meilleur moyen de décrocher votre augmentation…
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