Des bombardements massifs dans le sud et l’est du Liban, des centaines de morts et des milliers de personnes sur les routes. Depuis le 17 septembre et sa spectaculaire opération visant les bipeurs du Hezbollah, l’armée israélienne a choisi l’escalade militaire contre la milice chiite, déterminée à repousser ses troupes et ses roquettes loin de sa frontière nord.
La situation n’en est toutefois pas à la guerre à grande échelle, d’après l’ancien chef de la division stratégique de Tsahal, Assaf Orion. Aujourd’hui brigadier général de réserve et chercheur au Washington for Near East Policy, il analysela situation mouvante et explosive au Liban.
L’Express : Ces derniers jours, l’affrontement entre l’armée israélienne et le Hezbollah semble être entré dans une nouvelle phase, bien plus agressive. Sommes-nous face à une guerre totale ?
Assaf Orion : Non, pas encore. Depuis plus de onze mois, le Hezbollah attaque Israël sans relâche et répète qu’il continuera d’attaquer jusqu’à la résolution du conflit à Gaza. Pour nous, le casus belli vient du Hezbollah, ce sont eux qui décident de la tournure des événements.
Jusqu’à récemment, même en menant des attaques, Israël restait sur la défensive et le Liban ne constituait qu’un théâtre d’opérations secondaire. Ces dernières semaines, nos dirigeants ont décidé qu’il fallait porter nos efforts principaux vers le nord du pays, comme la souligné le ministre de la Défense Yoav Gallant alors que les opérations à Gaza se rapprochent du statut de “mission accomplie”. Le 16 septembre, le gouvernement a ajouté comme but de guerre le retour en lieu sûr des communautés déplacées du nord d’Israël. Le Hezbollah a dit “non, ça n’arrivera pas”, et c’est là que les attaques ont commencé : les bipeurs, les talkies-walkies, la frappe sur le commandement de [la force d’élite] Radwan… Puis les bombardements contre des centaines de lance-missiles et d’équipements militaires placés dans des zones résidentielles, après que les populations civiles aient été averties.
Israël va de l’avant mais ne se trouve pas encore dans la logique d’une guerre à grande échelle, comme définie en 2015 et 2018 par la stratégie de l’armée israélienne : il s’agirait alors potentiellement de milliers de frappes par jour, soit de nombreuses fois plus que ces derniers jours. Même si l’escalade semble rapide, l’objectif reste apparemment la soumission du Hezbollah, qu’il accepte nos conditions. Donc nous ne sommes pas encore dans une guerre à grande échelle mais plusieurs pièces du puzzle peuvent bouger dans cette direction ces prochains jours.
A quel point le Hezbollah vous paraît-il diminué après les attaques qu’il vient d’encaisser ?
L’offensive israélienne ne vise pas à infliger un maximum de dégâts au Hezbollah. Ils ont certes perdu quelques dizaines de combattants avec les frappes ciblées et plusieurs centaines de ses membres actifs dans les bombardements de lundi [23 septembre]. Mais c’est une organisation qui possède de 50 000 à 100 000 hommes !
Leur principale défaite réside sur le plan moral, psychologique et dans la perturbation de son commandement. Ils ne parviennent pas à suivre le rythme imposé par Israël. Mais une guerre ne se juge pas à son entrée en matière et nous devons observer l’évolution des événements.
L’armée israélienne a-t-elle néanmoins pris le dessus ?
D’un point de vue opérationnel, c’est évident. Mais nous n’en sommes qu’au début et nous ne pouvons tirer des conclusions qu’à la fin de la partie. Aucun objectif stratégique n’a été défini publiquement, si ce n’est le retour à la maison des communautés du nord d’Israël et le fait de repousser le Hezbollah loin de la frontière israélienne. L’objectif militaire et le but final restent flous pour le moment, tout comme la stratégie derrière.
“Quel pays occidental accepterait que son territoire soit attaqué tous les jours ?”
Assaf Orion
Est-il encore possible de négocier entre Israël et le Hezbollah ?
J’ai vu que l’envoyé spécial des Nations unies au Liban avait dit qu’employer les moyens militaires n’allait améliorer la situation pour personne et qu’il fallait laisser une chance à la diplomatie. Bien sûr, mais la diplomatie a eu sa chance depuis 2006 ! La résolution 1701 [NDLR : du Conseil de sécurité de l’ONU] établit très clairement que tous les équipements militaires non gouvernementaux sont interdits au sud du fleuve Litani, or le Liban viole cette résolution avec le Hezbollah. Les Nations unies ont gaspillé le mandat de l’UNIFIL [Force intérimaire des Nations unies au Liban] en ne rapportant pas les faits réels sur le terrain, ce qui pose désormais une crise de crédibilité au sein du système des Nations unies et de ses efforts diplomatiques. Maintenant que les flammes sont allumées, il est soudainement devenu urgent de donner une chance à la paix… Tous ceux qui appellent à éviter la guerre aujourd’hui devraient s’interroger sur ce qu’ils ont fait ces dix-huit dernières années, quand Israël alertait sans cesse sur les capacités militaires de plus en plus importantes du Hezbollah au sud du fleuve Litani.
Depuis le 8 octobre dernier, il y a des tirs quotidiens entre le Hezbollah et Israël, et tout le monde semble trouver la situation normale. Quel pays occidental accepterait que son territoire soit attaqué tous les jours ? Est-ce que la France serait d’accord pour faire évacuer toute sa population près d’une frontière parce qu’un groupe terroriste aurait décidé de lui balancer des roquettes ? Je ne pense pas. Sur ce point je suis aussi critique envers Israël, qui a attendu trop longtemps pour agir et doit maintenant décider d’escalader.
Derrière le Hezbollah, il y a le régime iranien, qui le finance et le parraine. Quelle pourrait être la réaction de Téhéran dans les prochains jours ?
Tout dépend si cette guerre continue en slow motion ou si elle devient une guerre à grande échelle, ce dont l’Iran ne veut pas. Tant que les Iraniens estiment que le Hezbollah ne risque pas d’être anéanti, ils se montreront hésitants, puisque les Etats-Unis sont dans la région avec un autre porte-avions en approche.
En revanche, ils vont mobiliser de plus en plus leurs proxys : les milices irakiennes ont déjà intensifié leurs attaques, nous nous attendons à du mouvement avec les Houthis au Yémen, peut-être des milices en Syrie… L’Iran redouble déjà d’efforts pour déstabiliser la Jordanie et inonde la Cisjordanie d’armes et de financements. Il est aussi probable que le régime iranien se serve du chaos pour faire avancer son programme nucléaire, d’autant que la période d’incertitude avant les élections américaines lui est propice.
Considérez-vous les explosions des bipeurs du Hezbollah comme le plus grand succès de l’histoire des renseignements israéliens ?
Il s’agit d’un succès opératoire et pas seulement de renseignements. S’il s’agit bien d’une opération israélienne, c’est un grand succès, bien qu’elle soit arrivée trop tôt et en dehors du contexte pour lequel elle avait été conçue à l’origine.
Et quel était ce contexte ?
L’ouverture d’une guerre, en simultané avec des bombardements de grande envergure et de possibles manoeuvres au sol. Imaginez le Hezbollah qui subit un tel revers, avec des milliers de blessés, alors que l’armée de l’air israélienne démontre toute sa puissance et que des troupes au sol se déploient au Liban. Ce serait absolument dévastateur. Mais cela reste un coup de force stupéfiant et renversant, dont le Hezbollah mettra du temps à se relever.
Non seulement la structure de commandement du Hezbollah se retrouve bouleversée, mais cette opération a aussi ébranlé leur moral, leur confiance en eux et leur conviction que leur organisation pouvait les protéger. Le Hezbollah cultive un culte du secret et de la sécurité, il cache son arsenal dans des zones résidentielles, mais Israël semble connaître toutes ses cachettes et ses lieux de rencontre. Ces derniers jours ont été une démonstration de la supériorité du renseignement israélien, à la surprise totale du Hezbollah.
Israël envoie aussi un message avec ces opérations : voilà ce qu’il se passe quand vous nous menacez au-delà de ce qui est nécessaire pour de la dissuasion. Le Hezbollah empile son arsenal militaire depuis des années et la menace est devenue tellement importante qu’elle devient notre priorité. Leur obsession à nous détruire est devenue notre obsession à savoir ce qu’ils préparent et à les arrêter.
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