Le surnom, ce sont eux qui l’ont trouvé, qui l’ont choisi. Les douze salopards est un film de Robert Aldrich sorti en 1967, avec notamment Lee Marvin, Charles Bronson et John Cassavetes. Pendant la Seconde Guerre mondiale, douze criminels, tous condamnés à mort, aux travaux forcés ou à de longues peines de réclusion, se voient proposer une mission suicide qui pourra leur valoir une amnistie : attaquer un château près de Rennes. En l’occurrence, ce n’est pas le sujet.
Simplement, ils sont douze. Ils ? Oui, que des hommes, à l’époque on pouvait encore lancer une aventure politique en laissant la parité au placard. Nous sommes en 1989. Un an plus tôt, à l’élection présidentielle, François Mitterrand a écrasé Jacques Chirac. Le socialiste a ainsi renvoyé la droite à ses chères études. Or certains en son sein voudraient bien enfin passer et si possible réussir un examen. Les européennes se profilent, mais ce sont les vieux de la vieille qui veulent encore tenir le haut de l’affiche. L’ancien président Valéry Giscard d’Estaing serait à la tête d’une liste commune, avec en numéro 2 Edouard Balladur, poussé par Jacques Chirac. Evidemment, le casting ne plaît pas à tout le monde, et il se trouve une bande de quadras à ironiser sur une “liste Louis XV-Louis XVI”.
Comment, en même temps, sortir de la guerre des chefs et de la naphtaline ? C’est là qu’interviennent nos douze salopards. Certains ont déjà fait parler d’eux, comme Michel Noir, Alain Carignon ou Philippe de Villiers, ministres médiatiques de la première cohabitation. Le premier a déclaré, dans une retentissante interview accordée au Monde, pour protester contre d’éventuelles alliances avec l’extrême droite : “Mieux vaut perdre les élections que perdre son âme.” Le deuxième connaît son heure de gloire en boutant la gauche hors de Grenoble aux municipales de 1983. Le troisième, que la réussite du spectacle du Puy-du-Fou a propulsé sur le devant de la scène, a été un secrétaire d’Etat à la Culture qui n’est pas passé inaperçu. Philippe Séguin est de la partie, venu avec deux proches, François Fillon et Etienne Pinte. François Bayrou, dont la politique coule déjà dans les veines, est accompagné de Dominique Baudis et de Bernard Bosson. Charles Millon et François d’Aubert complètent l’équipe.
Et puis il y a un certain Michel Barnier. Il est député depuis onze ans et président du conseil général de Savoie depuis sept ans. L’un des douze se souvient ou plutôt ne se souvient pas de grand-chose : “S’il est dans la fournée, il n’a pas cherché à prendre le leadership. Il est là, mais il ne prend pas les coups, il a les avantages sans les inconvénients. Il a réussi à passer entre les gouttes.” L’orage est pourtant violent. Tout commence par une interview minutieusement préparée que Charles Millon accorde à Libération : le président de la région Rhône-Alpes réclame une “révolution culturelle” et demande qu’une liste symbolisant “le renouvellement” ait “le courage” de se constituer pour les européennes de juin 1989. Les résistances sont fortes. Le jeune Nicolas Sarkozy tente d’en dissuader certains : “C’est idiot d’être au milieu de douze personnes de la même génération, il faut être derrière le responsable plus vieux !”
“Ce n’était pas un meneur, c’était un suiveur”
Dix jours plus tard a lieu un moment qui entre dans l’histoire politique médiatique. Au 20 heures de TF1, la grand-messe suivie par des millions de téléspectateurs, Dominique Baudis lance un appel à Giscard : “Ayez ce geste porteur d’avenir que le pays attend de vous : tendez le flambeau à une équipe nouvelle.” Dès le lendemain matin, à l’aube, le maire de Toulouse est convoqué par Jacques Chirac. Le rendez-vous reste nimbé de mystère. Le président du RPR l’a-t-il d’une manière ou d’une autre menacé de représailles ? Dans la foulée, l’aventure fait pschitt. Les rénovateurs rentrent au bercail et renoncent à se présenter.
Michel Barnier “n’était pas un meneur, c’était un suiveur, il a toujours été comme ça car il n’aime pas la bagarre politique”, dit pudiquement un autre. Lui s’était déjà adressé à Valéry Giscard d’Estaing, dans une tout autre ambiance. Dans l’entre-deux tours de la présidentielle de 1981, pour une émission de la campagne officielle, le sortant le sollicite dans le rôle de l’intervieweur pour une émission télévisée. VGE l’a choisi parce qu’il est “le benjamin de l’Assemblée”. Voilà le député RPR en train d’interroger le président : “Vous avez proposé au moment des élections, un peu comme miracle, un programme pour supprimer le chômage des jeunes, pourquoi ne l’avoir pas appliqué plus tôt ?” “Nous avons commencé beaucoup plus tôt et comme parlementaire, vous le savez puisque vous y avez été associé”, lui rétorque le chef de l’Etat. Les gaullistes rechignent alors à soutenir Giscard et s’estiment mal traités.
En 1989, Michel Barnier est là, sur l’une des rares photos des douze costards cravates. Il se trouve à l’extrémité de la rangée, entre Michel Noir et Philippe Séguin. Le Savoyard est l’une des figures du renouvellement, mais les plus actifs s’appellent Baudis, Noir, Séguin, Millon et Bayrou. Il a 38 ans. C’était il y a 35 ans.
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