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Robert Bourgi et la Françafrique : “Sous Jacques Chirac, j’ai vu du cash arriver à l’Elysée par millions”

On a l’impression d’être dans Les Tontons flingueurs avec Lino Ventura et Francis Blanche lorsqu’on écoute Robert Bourgi. Pendant deux heures, attablé au Flandrin – une brasserie chic dont il connaît chaque serveur par le prénom – ça dézingue, ça “ventile”, ça “éparpille façon puzzle”. Dans Ils savent que je sais tout*, ses mémoires publiés chez Max Milo, l’homme des missions discrètes pour le compte de la droite française et des hauts dignitaires africains se met à table. Et c’est du brutal.

C’est que le dauphin de Jacques Foccart, l’inventeur de la Françafrique, affirme connaître beaucoup de secrets, petits et grands, notamment le montant de valises de grisbi qui parvenaient à flux continu au RPR de Jacques Chirac, puis à l’Elysée, le goût de Dominique de Villepin – surnommé “Mamadou” par Omar Bongo – pour les cadeaux, la passion de Chirac et de Mitterrand pour les marabouts, l’avion mis à la disposition de Jacques Toubon par Mobutu, les bonnes affaires de Roland Dumas en Afrique (la gauche est aussi concernée), les vins préférés de chaque ténor de la droite, leurs restaurants favoris, leur psychologie. Sans oublier, évidemment, le prix des costumes de François Fillon qu’il a pulvérisé politiquement en 2017, en révélant que le “candidat de la transparence et de la probité” se faisait offrir des ensembles par ses soins. Eh oui, c’est en partie à ce “tonton flingueur” qu’Emmanuel Macron doit sa place à l’Elysée !

Pendant plus de trente ans, Robert Bourgi, Franco-libanais né au Sénégal, a tutoyé tous les chefs d’Etat de l’Afrique francophone : Félix Houphouët-Boigny et Laurent Gbagbo (Côte d’Ivoire), Mobutu Sese Seko (République démocratique du Congo), Denis Sassou-Nguesso (Congo Brazzaville), Blaise Compaoré (Burkina Faso), Mathieu Kérékou (Bénin) ou encore Abdoulaye Wade et Macky Sall (Sénégal). ll n’en vouvoyait qu’un seul : Omar Bongo (Gabon), qui l’appelait “Fiston” et dont il était le “conseiller spécial”. Pris ensemble, ces présidents faisaient parvenir au moins 10 millions d’euros en cash à Paris avant chaque échéance électorale. Des opérations clandestines dont Bourgi était un rouage essentiel, comme il le raconte lui-même.

Avec quelques regrets à la vingt-cinquième heure (“Vers la fin des années 1990, j’ai commencé à être gêné…”), le lobbyiste Robert Bourgi, grassement rémunéré, en a bien profité. L’époque le permettait encore… jusqu’à ce que le Parlement mette fin à ces pratiques douteuses en légiférant sur le financement des partis politiques. Le “fiston” de Bongo est passé entre les gouttes et, de toute façon, aujourd’hui, les faits sont couverts par la prescription. Après une vie passée dans l’intimité des présidents – ses préférés furent Bongo, Chirac et Sarkozy – et à la table des meilleurs restaurants, le “tonton flingueur” de 79 ans rigole et admet qu’il s’est bien amusé. “Si c’était à refaire, je rempilerais mais, jure-t-il, en m’adaptant aux règles du temps.” L’aventure, c’est l’aventure…

Le dernier témoin de la Françafrique publie ses mémoires au titre explosif, “Ils savent que je sais tout”. Il y a raconte comment les chefs d’Etat africains ont secrètement financé la droite française pendant des décennies.

Votre définition de la “Françafrique” ?

La Françafrique, c’est la politique de la France en Afrique telle qu’elle a été inspirée par le général de Gaulle et appliquée par Jacques Foccart en s’appuyant sur trois pôles, Dakar (Sénégal), Abidjan (Côte d’Ivoire) et Libreville (Gabon), où se trouvaient trois chefs d’État de très grande valeur : Léopold Sédar Senghor, Félix Houphouët-Boigny et Omar Bongo, un manœuvrier de premier ordre. Dans la Françafrique, il y a eu du bon et du mauvais. Mais lorsqu’on regarde la position actuelle de la France sur le continent, on ne peut que regretter la place qu’elle occupait autrefois. La Françafrique n’existe plus. Notre déclin remonte à la fin de la présidence Chirac. Je suis un ami inconditionnel de Nicolas Sarkozy mais force est de constater qu’il n’a pas la fibre africaine. Les présidents Hollande et Macron, encore moins. En Afrique, les nouvelles générations ne supportent plus l’arrogance française. La jeunesse africaine s’est détournée de nous.

Jacques Chirac et Omar Bongo Ondimba le 30 novembre 2006 à l’Elysée.

Henri Guaino vous expliquerait que Chicago est la capitale du Tchad !

Robert Bourgi

Votre avis sur le discours de Dakar de Nicolas Sarkozy en 2007, affirmant que “l’homme africain n’est pas encore entré dans l’Histoire” ?

Ce discours – rédigé par le conseiller présidentiel Henri Guaino – est pire qu’une erreur, c’est une faute. Nous en payons encore les conséquences. Je n’étais pas à Dakar avec le président. Pourtant, je lui avais proposé de m’emmener, en lui disant ceci : “Il n’existe pas un bipède en France qui connaisse aussi bien le terroir sénégalais que moi.” Je suis né et j’ai grandi à Dakar. Et j’ai étudié auprès du grand africaniste burkinabé Joseph Ki-Zerbo, auteur d’une histoire de l’Afrique en plusieurs volumes. Mais le président Nicolas Sarkozy, nouvellement élu, m’a dit : “Non, attends-moi à Libreville”, qui était sa prochaine étape.

Je me trouvais donc au Gabon chez le président Omar Bongo lorsque Sarkozy a prononcé son discours. En l’entendant, Bongo s’est tourné vers moi, incrédule, et m’a lancé : “Mais qu’est-ce qu’il lui prend ? Il est devenu fou ! A-t-il bu ?” “Papa” Bongo n’en revenait pas. D’après ce que nous a relaté ensuite sa fille Pascaline Bongo, qui était présente à Dakar, “Sarko” a découvert le discours de Guaino au dernier moment, dans la voiture qui le menait à l’université Cheikh-Anta-Diop, sans le modifier.

Henri Guaino est-il, selon vous, un fin connaisseur de l’Afrique ?

Mieux, c’est un immense africaniste… (rires). Je plaisante, bien sûr. Guaino serait capable de vous asséner sans ciller que Chicago est la capitale du Tchad ! Quoi qu’il en soit, au lendemain du discours, Sarkozy arrive à Libreville et Bongo le sermonne aussitôt : “Mais Nicolas, tu réalises ce que tu as dit ? As-tu oublié l’histoire de nos empires (l’empire du Mali, l’empire du Bénin…), nos philosophes, nos savants, nos grands penseurs ? Mais qu’est-ce qui t’a pris ?” Il a ajouté, en ma présence : “J’ai connu Kennedy et de Gaulle et j’ai vu tous les chefs d’État imaginables. Écoute ce que je te dis : tu vas payer ce discours toute ta vie.” J’ai reparlé de cet épisode avec Nicolas [Sarkozy] plusieurs fois pour lui dire qu’il faudrait un jour faire un geste pour réparer l’affront causé par ce discours. Je crains qu’il ne soit trop tard.

Jacques Chirac, lui, était un authentique Africain, écrivez-vous dans vos Mémoires. C’est-à-dire ?

Aucune personnalité politique française n’a atteint en Afrique francophone la dimension quasi mystique de Jacques Chirac. D’abord, il faisait quelque chose que personne n’a fait après lui : il cultivait des liens personnels et familiaux avec les chefs d’État. En tant qu’héritier de De Gaulle et Pompidou, il a eu cette chance d’avoir à ses côtés Jacques Foccart, dont la connaissance de l’Afrique et des Africains reste à ce jour inégalée parmi les Français. J’étais là quand Foccart a dit à Chirac : “Jacques, comme je l’ai conseillé au Général et à Georges Pompidou, vous devez téléphoner à quatre ou cinq chefs d’État africains chaque semaine, ne serait-ce que pendant trois minutes. Demandez-leur des nouvelles de leurs épouses, de leurs enfants ; souhaitez les anniversaires, etc.” A chaque date importante, je faisais comme Foccart : le matin même, je rappelais au président que telle personne fêtait aujourd’hui un anniversaire. Et il téléphonait au président concerné. C’était ça aussi, la “méthode Foccart”.

Jacques Foccart, “l’inventeur” de la Françafrique décédé en 1997.

Chirac avait, en outre, un don pour les contacts humains. Il inspirait la sympathie immédiatement. Combien de fois ne l’ai-je pas vu aller vers des serveurs, des cuisinières, des gens simples, des enfants ? Il leur demandait comment ils allaient, pourquoi ils n’étaient pas à l’école, etc. Il embrassait, palpait, étreignait. C’était extraordinaire. Nicolas Sarkozy, lui – et Dieu sait combien je l’apprécie – regardait sans cesse sa montre, à peine arrivé dans une capitale. Un jour, Bongo lui a fait la remarque : “Mais pourquoi regardes-tu toujours ta montre ?” Sa réponse : “Parce que, tu sais, j’ai un programme chargé à Paris.” Et Bongo : “Non, il n’y a pas de programme, arrête de regarder ta montre, tu es en Afrique ici !”

Chirac, dites-vous, consultait des marabouts…

Il était, comme d’ailleurs François Mitterrand, un adepte des forces occultes. Avant la présidentielle 1988, Charles Pasqua avait rassuré Chirac sur les sondages mais d’autres, dans son entourage, étaient moins optimistes. Omar Bongo, lui, qui suivait la politique française dans les moindres détails, voulait en avoir le cœur net. Il lui a donc envoyé son propre marabout, qui était très âgé. J’ai installé ce dernier dans un hôtel près de la mairie de Paris afin qu’il fasse, reclus dans sa chambre pendant trois jours, cette prière qu’on appelle le khalwa – c’est toujours le jeudi soir – qui lui permet en quelque sorte de “quitter la terre” pour aller vers “l’Être suprême”. Au bout de trois jours de ce travail de préparation, je passe chercher le marabout de Bongo à l’hôtel… et il m’annonce la mauvaise nouvelle : “Ce n’est pas bon, mon fils.”

J’avais prévenu Chirac qu’il fallait s’adresser au marabout en l’appelant “papa”

Robert Bourgi

Puis je l’emmène, vers 20 heures, dans le bureau de Chirac à l’Hôtel de Ville car c’était au marabout, pas à moi, de lui communiquer ses prédictions. J’avais prévenu Chirac qu’il fallait s’adresser au marabout en l’appelant “papa”. Nous entrons dans la pièce et Chirac lui demande : “Alors, papa ?” Une scène de film ! Le marabout lui apprend alors le résultat négatif. Chirac se tourne vers moi et me lance : “Mais on m’avait dit que les sondages étaient bons ?” Et moi : “Mais monsieur le maire [de Paris], ce n’est pas moi qui prie, c’est lui.” Quelques jours plus tard, Chirac était battu par K.-O. Mitterrand avait huit points d’avance sur lui.

Arrive la présidentielle de 1995. De nouveau, Omar Bongo fait travailler son marabout tandis que, de mon côté, je sollicite le marabout du président sénégalais Abdou Diouf, un saint homme qui vivait à Ziguinchor, en Casamance, loin de la capitale. Jacques Chirac croyait dur comme fer à ce genre de prédictions. Un soir, à l’approche du scrutin – ce devait être début avril 1995 –, j’assiste à une scène surréaliste à la mairie de Paris : le marabout prend les deux mains de Chirac avant de lancer un flot d’incantations et de paroles cabalistiques que je comprenais en partie, certaines étant tirées du Coran. Il regarde Jacques Chirac et lui fait savoir que, cette fois-ci, la victoire est assurée. Après la cérémonie, Jacques Chirac a téléphoné au président gabonais pour lui dire : “Omar, je viens de terminer avec notre ami. C’est bon pour moi, je te remercie. Si je suis élu, je t’appellerai en premier.”

Vous insistez sur le fait que Chirac aimait vraiment, mais vraiment l’argent…

Il est certain qu’il a bénéficié du concours financier de très nombreux chefs d’État africains, mais ceci s’inscrit dans un scénario qui existait avant lui. Foccart avait récolté des fonds pour Pompidou et sans doute aussi pour le général, mais ça, on le dit moins car on ne touche pas à la “statue” de De Gaulle. Chirac aimait le bon vin, la bonne chère, les bons hôtels, était habitué à la bonne vie, mais il n’aimait pas l’argent pour l’argent, comme Fillon. Chirac disposait de moyens considérables, mais il n’avait pas le culte de l’argent.

Votre travail de “conseiller spécial” d’Omar Bongo et d’autres présidents consistait notamment à faire parvenir des valises d’argent en France, surtout pour le compte de Jacques Chirac. De quelle manière ?

Attention, je n’ai jamais convoyé des valises. Ce n’était pas mon travail. Les choses se passaient ainsi : avant chaque élection, Chirac me faisait venir pour m’expliquer qu’une campagne se profilait à l’horizon. “Il faudrait que vous alliez voir nos amis en Afrique”, me disait-il. Ensuite je me rendais à Libreville pour transmettre le message à “Papa” – c’est ainsi que j’appelais Bongo, qui m’appelait “Fiston” – ou ailleurs, par exemple Brazzaville (Congo) ou Ouagadougou (Burkina). Je transmettais le message et je retournais à Paris. Trois ou quatre jours après mon retour, Bongo m’appelait pour me dire : “Je t’envoie telle personne.” C’était soit un émissaire, soit sa fille Pascaline en qui il avait une totale confiance. Dans ce cas, il me disait : “Je t’envoie ta sœur.”

Robert Bourgi, en centre, avec le président du Burkina Faso Blaise Compaoré (de 1987 à 2014)

Tel jour à telle heure, l’émissaire arrivait, souvent en voiture diplomatique, avec un sac de voyage de taille moyenne. De mon côté, j’avais pris rendez-vous avec le cabinet de Chirac à l’Hôtel de Ville de Paris et plus tard, à l’Elysée où les choses transitaient par le secrétariat général. L’émissaire livrait le sac. Après une demi-heure, la porte s’ouvrait. C’était le grand Jacques, qui faisait une arrivée à l’américaine, en bras de chemise, sans veste. Magnifique ! Alors, tout le monde se levait. “Robert !, lançait-il. Quel bon vent vous amène ?” Moi : “Monsieur le président, j’ai quelque chose ici pour vous.” Chirac : “Le père Omar a-t-il été généreux ?” Je disais : “Oui je crois.” Chirac : “Bon, vous remercierez le président pour ce geste de générosité. La France en a besoin.”

Qui avait le code secret des attachés-cases ? Moi.

Robert Bourgi

Quelles sommes renfermaient ces sacs ?

C’étaient souvent de très fortes sommes, 1 ou 2 millions d’euros en billet de 500. Cela tenait dans un sac de voyage. Lorsque c’étaient des sommes moindres, il arrivait qu’elles tiennent dans de simples attachés-cases en croco. Pour éviter que des billets s’évaporent pendant le voyage, à cause de convoyeurs indélicats, les bagages étaient fermés par un code que j’étais l’un des seuls à connaître : 555, parce que le chiffre 5 était le préféré de Bongo.

Vous affirmez que vous n’avez jamais touché à cet argent. Vraiment ?

Je ne voulais pas y toucher. Il y a des émissaires et chacun tient son rôle. J’ai toujours gagné ma vie comme conseiller ou lobbyiste en remplissant des missions pour les gouvernements du Gabon, du Congo, du Burkina Faso, du Sénégal, de la Côte d’Ivoire, etc. Je ne vais pas me plaindre. J’ai bien gagné ma vie. J’étais avocat, je faisais une note d’honoraires et c’était terminé. Auprès du gouvernement gabonais, c’était différent. J’avais un fixe. Mes émoluments se montaient à 50 000 euros mensuels. J’ai bien vécu. Mais je tiens à dire que je n’ai rien fait d’illégal.

Sans l’argent de la Françafrique, qui finançait ses campagnes, Chirac serait-il, selon vous, devenu président ?

Disons que ça l’a beaucoup aidé. Une campagne présidentielle demande beaucoup, beaucoup de cash. Mais je le répète : il y en a eu des procès, la juge Eva Joly est passée par là, mais jamais je n’ai été inquiété. Et pourtant il y a eu mille et un scandales autour de la Françafrique. J’ai pris ma retraite en 2012. Je n’ai pas connaissance que de l’argent africain circule. Par mon intermédiaire, ça s’est arrêté avec l’arrivée de Sarkozy. Dès 2007, en fait, c’était terminé [NDLR : à partir du milieu des années 1990, la loi sur le financement des partis politiques se renforce].

Au cours de ces années, combien d’argent a été convoyé par ces fameux émissaires ?

Je ne peux pas vous dire précisément. Je parle dans mon livre de 10 millions d’euros minimum pour la campagne de 1995, versés par Omar Bongo, Denis Sassou-Nguesso, Blaise Compaoré et Mobutu Sese Seko. Et sensiblement la même chose pour celle de 2002. En revanche, je peux vous garantir une chose : jamais un franc CFA n’est allé chez Nicolas Sarkozy.

Troyes (Aube) 31 aout 2006. SEMINAIRE Nicolas SARKOZY (Ministre d’Etat, ministre de l’Interieur et de l’amenagement du territoire) et Dominique de VILLEPIN (Premier Ministre) lors d’un seminaire gouvernemental

L’épisode des djembés, raconté dans votre livre, est plutôt cocasse…

C’est une histoire de fou. A l’automne 2001, Blaise Compaoré, président du Burkina, me dit, très en amont de la présidentielle l’année suivante : “Jacques m’a demandé de l’aider, mais il faut être très prudent. Tout est surveillé, même nos émissaires, il faut se méfier, on ne sait jamais. Alors, je vais trouver un stratagème.” Je rentre à Paris et nous suivons la “procédure” habituelle, je demande un rendez-vous à l’Élysée afin d’être reçu, accompagné de l’émissaire du président burkinabé. Il s’agissait de Salif Diallo, ministre de l’Agriculture, un proche de Blaise Compaoré. Le rendez-vous est fixé un dimanche à 19 h 30. Je rejoins Salif Diallo à son hôtel, un Sofitel. Et dans sa suite, que vois-je ? Quatre djembés ! Je lui demande de quoi il s’agit. D’un groupe folklorique, peut-être ? (rires).

Et lui de me répondre : “C’est l’argent, le patron a dit qu’il fallait le mettre dedans.” Bourré de billet, chaque tambour pesait son âne mort. Or j’avais une sciatique. J’avais été opéré et ne pouvais soulever quoi que ce soit. J’appelle mon fils à la rescousse. Et nous voilà en route tous les trois pour l’Elysée. Les consignes avaient été données : on pénètre par la Cour d’honneur. Et sous les yeux des gendarmes interloqués, nous ouvrons le coffre pour sortir les quatre djembés pleins à craquer. Un sketch. J’appelle alors la secrétaire qui descend. Chacun prend un djembé. Au total, 3 millions de dollars en petites coupures. Une fois là-haut, il a fallu découper les peaux des djembés au ciseau !

Ne vous effleurait-il pas que cet argent aurait pu servir au développement de l’Afrique ?

Au fil des années, je commençais à être gêné, très gêné par tout ça. Je savais que cet argent aurait pu servir à des cliniques, à des écoles, à des maternités. Trop d’argent s’en allait en France, vraiment trop. Une autre chose me gênait. Vers la fin de son règne, Omar Bongo ne recevait plus les mêmes égards, n’était plus considéré par la France. Il voyait moins Chirac, qui ne le prenait presque pas au téléphone. C’était injuste. En 2011, j’ai donné une interview explosive. Maintenant je publie mes Mémoires. Et j’ai encore de quoi écrire un tome II.

Vous êtes l’homme qui a “tué” Fillon en révélant qu’il se faisait offrir des costumes par vos soins. Pourquoi ? Simplement parce qu’il ne répondait pas à vos SMS ?

On dit que j’ai facilité la victoire de Macron… ce qui n’est pas faux. J’ai connu François (Fillon) en 1979 lorsqu’il était chef adjoint de cabinet du ministre de la Défense, Joël Le Theule. Nous avons sympathisé. Beaucoup plus tard, je l’ai soutenu à la présidentielle mais, comme beaucoup d’autres, je n’ai pas supporté qu’il attaque Nicolas Sarkozy [alors fragilisé par l’affaire Bygmalion] de manière aussi basse. En août 2016, en meeting dans son fief de Sablé-sur-Sarthe, il déclare : “Vous imaginez le Général de Gaulle mis en examen ?” Cependant le lendemain matin, un lundi, François me téléphone pour que l’on se voie. J’accepte et nous nous retrouvons à l’hôtel Ritz, selon son souhait.

François Fillon à La Réunion le 12 février 2016

Je lui ai tout de suite dit que j’avais mal digéré son discours de la veille. D’abord, parce qu’il y avait associé le Général et une mise en examen dans la même phrase. Ensuite, parce qu’il avait traîné dans la boue celui qui l’avait “fait” en le nommant Premier ministre. Fillon m’a expliqué que, emporté par l’ambiance du meeting, il avait dérapé. J’ai passé l’éponge et je lui ai dit que s’il remportait les primaires de la droite, alors je lui offrirais deux costumes Arnys que je lui avais commandés. Ce que j’ai fait.

Quelques jours plus tard, il remporte la primaire de l’UMP contre Juppé. A partir de là, il m’a ignoré. Je l’appelais ? J’envoyais des SMS ? Aucune réponse. Les semaines passaient ? Toujours pas de réponse. C’était devenu une obsession chez moi, une blessure. Ma femme m’interrogeait : “Tu as eu François ?” Je lui répondais que non. Un jour, je suis dans la rue Cler, dans le VIIe arrondissement de Paris, tout près de chez lui. Je lui envoie un message : “Descends, je suis au café, à côté de ton poissonnier.” Sa réponse : “Je n’ai pas le temps, j’ai la tête sous l’eau et j’ai peur des journalistes. Laissons passer quelques semaines.” On aurait dit que le type que je voyais deux ou trois fois par semaine avait honte de moi, comme si je sortais de Sing Sing, d’Alcatraz ou de la Santé ! C’était incompréhensible. En lisant son message, je suis devenu blême au point que les gens autour de moi l’ont remarqué.

Fillon va me le payer

Robert Bourgi

C’est peu dire que je ne conçois pas les relations humaines ainsi. Quarante années d’amitié ne se soldent pas comme ça avec un SMS. Et je sais tout ce que j’ai fait pour ce garçon. Alors je me suis dit : il va me le payer. Les gens ont cru que Sarkozy était derrière tout ça mais au contraire, Nicolas, une fois averti de mon intention de pulvériser Fillon, a tenté de me tempérer : “Pense à notre famille politique, me disait-il, François Fillon est en train de remonter dans les sondages. Pense aux dégâts que cela ferait.” C’était inutile. Ma décision était prise, au-delà de tout calcul politique. J’ai dit à Nicolas : “Je ne suis plus membre de l’UMP, je suis juste Robert Bourgi et je vais le pulvériser. Il n’entrera pas à l’Elysée.” Le discours de Fillon sur la probité, sur la transparence, tout ça, je l’ai réduit à néant. J’ai demandé à ma secrétaire de me sortir le dossier Arnys, de faire des photocopies des factures et je les ai données au Journal du dimanche. Après avoir lu ces documents dans mon bureau, le journaliste du JDD a relevé la tête et a dit ces trois simples mots : “Il est mort.”

Dans votre livre, vous égratignez aussi Dominique de Villepin en affirmant qu’il n’a pas autant de courage que Nicolas Sarkozy…

Après l’AVC de Chirac en 2005, les chefs d’État africains l’encourageaient : “Présente-toi, tue le père, nous te financerons !” Il n’a jamais osé. Puis ils lui ont dit : “Alors soutiens Nicolas Sarkozy”. Ce qu’il n’a pas fait non plus. J’aurais tellement voulu réunir et réconcilier ces deux-là, mais c’était peine perdue. Un jour, j’ai assisté à une scène en haut de l’escalier, à Matignon. Ils se hurlaient dessus ! L’un, Sarkozy, mesurait 1,65 m, l’autre 1,90 m. Mais c’était le premier qui avait l’ascendant, l’autre ne disait plus rien. J’ai fait demi-tour immédiatement et quand je suis arrivé en bas, les gendarmes, qui me connaissaient bien, m’ont fait signe que ça bardait…

Revenons à l’Afrique. Quelles y sont aujourd’hui les puissances les plus influentes ?

J’aurais voulu vous dire la France, mais économiquement nous ne pesons plus grand-chose. A la place, il y a la Turquie, la Russie, le Brésil, la Chine et les Américains. S’il y avait un nouveau Robert Bourgi aujourd’hui, la France serait peut-être encore n° 1 ! En 2009, les WikiLeaks ont révélé un télégramme du Pentagone me concernant, où ils disaient en substance : l’homme qui nous empêche de pénétrer l’Afrique, c’est Bourgi [NDLR : le télégramme en question le dépeint comme “la quintessence de l’acteur de la Françafrique impliqué dans des intrigues n’importe où en Afrique”]. Je me rappelle, Chirac ou “Sarko” me disaient : “Robert, il y a un appel d’offres à Libreville, Ouagadougou ou Brazzaville, il y a des concurrents étrangers, faites en sorte qu’Omar, Denis, ou Blaise [NDLR : le prénom des chefs d’Etat] nous choisisse…” Je prenais l’avion et j’allais “terminer” l’appel d’offres… Mais ça, c’est fini.

Il n’y a plus personne et ces méthodes n’existent plus. Comme on dit en Afrique, Bourgi n’a pas son pareil. Il faut être costaud pour me remplacer. Je tutoyais tous les chefs d’État et les appelais par leur prénom. Je n’en vouvoyais que deux : Abdou Diouf et Omar Bongo. Ce dernier m’a dit un jour : “Fiston, un fiston, ça tutoie son père.” Je lui ai dit : “Papa, jamais je ne vous tutoierais.” Chirac lui aussi m’a dit un jour à la mairie de Paris de l’appeler par mon prénom. Ce à quoi j’ai répondu : “Monsieur le maire, jamais je ne vous appellerai par votre prénom. D’abord vous êtes mon aîné et deuxièmement, vous êtes mon patron. Vous êtes Monsieur le maire, Monsieur le Premier ministre et demain, j’espère, Monsieur le président.” Ça, c’est ma fibre africaine. Et arabe, bien sûr.

*Ils savent que je sais tout (ma vie en Françafrique), par Robert Bourgi, avec Frédéric Lejeal (Max Milo), 509 pages, 24,90 euros.




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