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François Heisbourg : “Un deal entre Trump et Poutine est malheureusement vraisemblable…”


Pour tous ceux, nombreux en France et en Europe, qui nourrissent de grands espoirs dans une victoire de Kamala Harris à l’élection présidentielle du 5 novembre, on ne saurait trop recommander le nouvel essai de François Heisbourg. Dans Un monde sans l’Amérique (Odile Jacob), le conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) et conseiller principal pour l’Europe de l’International Institute for Strategic Studies (IISS) montre que quelque soit l’identité du prochain locataire de la Maison-Blanche, les Etats-Unis poursuivront leur retrait, notamment en Europe, tout en se focalisant sur la Chine.

Pour L’Express, François Heisbourg imagine à quoi pourrait ressembler le monde de 2025 avec Donald Trump ou Kamala Harris président. Dans les deux cas, l’Europe devra apprendre à faire face seule face à la menace russe…

L’Express : Selon vous, l’identité du prochain président américain ne changera pas une tendance de fond : le retrait américain. Seule la forme sera très différente…

François Heisbourg : Dans les deux cas, pour l’Europe, ça va être rock’n’roll, mais de façon effectivement différente. Avec Donald Trump, il y aura un bouleversement dans la brutalité, alors que dans le cas de Kamala Harris, l’effacement américain se fera plus dans la durée. Mais n’oublions pas qu’il y a un troisième candidat : le bordel. C’est-à-dire l’absence d’une victoire claire. On a déjà connu ça lors de l’élection de 2000 entre George W. Bush et Al Gore.

A l’époque, ça s’était passé sans drame, car les protagonistes respectaient encore les institutions, et notamment la Cour suprême. Les démocrates avaient accepté la victoire des républicains, bien que ça ne s’était joué qu’à 537 voix en Floride, autrement dit, rien dans un pays de 280 millions habitants. Et il y a bien sûr eu le 6 janvier 2020, avec un perdant qui a refusé de reconnaître la victoire de son adversaire, jusqu’à recourir à la force. L’invasion du Capitole était une tentative insurrectionnelle destinée à empêcher la certification des résultats par le Congrès. Cette fois-ci, je vois mal les démocrates accepter un “remake” de 2000. Du côté des républicains, Trump a déjà annoncé la couleur en déclarant que si l’élection l’annonçait perdant, c’est que les résultats seraient forcément truqués. Dans cette troisième hypothèse, les Etats-Unis n’auront guère l’occasion de se consacrer à leur politique étrangère…

Dans votre livre, vous allez jusqu’à imaginer que Donald Trump, après s’être accordé sur un cessez-le-feu en Ukraine dans les 24 heures suivant son investiture, comme il l’a annoncé, fasse un “deal” avec Vladimir Poutine, au détriment de la Lituanie, mais aussi de la Chine. Est-ce un scénario vraiment crédible ?

C’est malheureusement trop vraisemblable pour laisser indifférent. Si Poutine considère qu’il a gagné la guerre contre l’Ukraine, que représenterait la Lituanie pour lui ?

La Lituanie est dans l’Otan…

Si l’Otan existe encore. Trump, qui n’aime pas les alliances et ne jure que par les “deals”, a déjà laissé entendre qu’il s’asseyait sur l’article 5 de l’Alliance atlantique. Durant son premier mandat, il a failli sortir les Etats-Unis de l’Otan – il suffit de lire ce que racontent les protagonistes, et notamment l’ancien secrétaire général Jens Stoltenberg. Or, si l’Otan compte pour du beurre, Poutine testera le dispositif. Pour imaginer un accord entre les Etats-Unis et la Russie en cas de victoire de Trump, il faut qu’il y ait quelque chose de suffisamment appétissant offert du côté russe. J’imagine ainsi dans un chapitre de mon livre que la Russie renverse son alliance avec la Chine pour plaire à Trump.

Mais j’introduis un bémol à un scénario. Je rentre tout juste de Kiev. Comme tout le monde, les Ukrainiens se demandent à quelle sauce ils vont être mangés dans les prochains mois. Je m’attendais à ce qu’on me dise à quel point Trump est atroce. Mais chez certains Ukrainiens domine une autre grille de lecture, davantage basée sur l’imprévisibilité de Trump. Pour eux, il est possible que Poutine se méprenne sur lui, et qu’à ce moment, Trump tourne casaque et renverse la table, augmentant l’aide à l’Ukraine. Aujourd’hui, il est allé très loin pour appâter Poutine, critiquant ouvertement Zelensky. Mais en Europe orientale, certains pensent qu’avec Trump, ça peut basculer d’un côté ou de l’autre, et qu’il faut savoir traiter avec lui. L’espoir fait parfois vivre…

Mon livre n’est pas le énième ouvrage sur un supposé déclin américain

François Heisbourg

Et si Kamala Harris l’emportait ?

Elle poursuivra ce processus qui m’amène aujourd’hui à parler d’un monde sans l’Amérique. Sur le plan pratique, le début de ce retrait débute avec Barack Obama qui, en 2013, n’a pas respecté ses propres lignes rouges au sujet des armes chimiques utilisées en Syrie. Mais sur le plan rhétorique, cela a commencé dès 2011 avec son discours sur “le basculement vers l’Asie”. En 2020, Biden et Trump ont tous deux refusé les forever wars, ces guerres interminables. Trump a négocié avec les talibans, mais c’est Biden qui a effectué le retrait d’Afghanistan. Sur le plan de la politique étrangère, il y a ainsi eu une continuité très forte entre les deux. Trump a tenté des choses créatives au Moyen-Orient, comme les accords d’Abraham et l’assassinat ciblé du général iranien Qassem Soleimani, commandant de la force Al-Qods. Mais il n’est pas allé plus loin.

Les Américains ont pris la décision, à porter au crédit de Biden, d’aider l’Ukraine dès le début de l’invasion russe. Mais ils l’ont fait avec des garde-fous incroyablement auto-limitant, ce qu’on a appelé l’auto-dissuasion. Biden a tracé des lignes rouges à ses propres actions. Il mène une politique qui anticipe les objections que pourrait faire la Russie. On l’a encore vu récemment quand les Américains ont refusé que l’Ukraine ne frappe la Russie en profondeur sur son territoire avec des armes occidentales. Nous sommes dans une vraie guerre, mais avec une auto-dissuasion qui n’avait pas d’équivalent du temps de la Guerre froide.

Il est évident que si la Russie donnait à sa guerre des apparences de victoire en Ukraine, dans le cadre d’un deal avec Trump ou grâce à des avancées militaires sur le terrain, la suite risque d’être très pénible pour l’Europe. Qui peut conquérir un pays de 40 millions d’habitants, plus grand que la France, ne s’arrêtera pas là si le protecteur américain a montré quelles étaient les limites de son soutien…

Vous soulignez qu’au sujet de la Chine, il y a aujourd’hui un consensus entre démocrates et républicains pour considérer qu’il s’agit d’une puissance hostile…

C’est une logique géopolitique classique. Une nouvelle superpuissance émerge, l’autre tente de défendre ses positions à travers un système d’alliances avec le Japon, la Corée du Sud, Taïwan… Mais, à la différence de l’Union soviétique, la Chine est aussi une superpuissance économique. Si l’on compare le mandat de Trump et celui de Biden, on constate qu’il y a une politique de tentative de limitation de la puissance chinoise tout à fait similaire. Biden a même pris des mesures, notamment en matière de restriction sur les transferts de procédés technologiques, plus dures que celles mises en place par Trump. Il ne faut donc pas s’attendre à une rupture suite à cette élection.

La Chine est d’ailleurs peut-être le seul grand sujet sur lequel il y a aujourd’hui un consensus aux Etats-Unis. Cependant, les approches ne sont pas les mêmes, Trump agit plus par le biais des droits douaniers, alors que Biden utilisait plutôt les subventions et les limitations de transferts technologiques. Mais dans les deux cas, on est bien dans une rivalité à la fois politique, économique, stratégique et militaire avec la Chine.

La Chine n’a-t-elle pas, ces dernières années, montré l’ampleur de ses faiblesses sur le plan économique comme démographique ?

Absolument. Mon livre n’est pas le énième ouvrage sur un supposé déclin américain. Les performances économiques des Etats-Unis sont impressionnantes. Et la Chine, qui paraissait irrésistible jusqu’à la pandémie du Covid-19, a montré ses limites. Mais de ce constat découlent deux interrogations. La première : quelle conclusion en tirera le régime chinois ? Une Chine en difficulté ne signifie pas forcément une Chine plus pacifique. Le parallèle historique qui vient à l’esprit est celui du Japon impérial des années 1930. Quand ce dernier a constaté qu’il risquait de perdre pied face aux Etats-Unis dans l’Asie-Pacifique, il a décidé de frapper à Pearl Harbor, rendant la Seconde Guerre mondiale réellement mondiale. Une Chine ayant le sentiment de déclin n’est donc pas automatiquement un gage de sérénité.

La seconde interrogation : que feront les Etats-Unis par rapport à Taïwan ? Sous Joe Biden, leur position était relativement claire. Le président a employé des mots suffisamment forts pour montrer que la dissuasion fonctionnerait pour Taïwan, et qu’il ne fallait pas que la Chine teste trop la détermination américaine à ce sujet. La décision de Biden d’aider l’Ukraine a d’ailleurs renforcé cette dissuasion. Si Trump gagne, cela sera bien moins évident. Il a employé des mots durs contre Taïwan du fait de leur position dominante en matière de microprocesseurs de pointe, indispensables pour le développement de l’intelligence artificielle. On n’a pas trop entendu Kamala Harris sur ce sujet. Dans les deux cas, il y aura donc un flou. Or l’un des risques de guerre peut justement découler d’un flou au sujet de Taïwan, et de la façon dont la Chine interprétera cette incertitude.

Trump peut-il être tenté par un accord avec la Chine ?

C’est possible, en se disant qu’il y a un win-win. Là encore, il est imprévisible. Mais en attendant, il y a une certitude : les ressources américaines seront de plus en plus focalisées sur l’Asie, et de moins en moins sur l’Europe. En ce qui nous concerne, les conséquences sur le long terme seront donc pratiquement identiques entre Trump et Harris.

On a tous la trouille de Trump, à juste titre

François Heisbourg

Vous ne semblez pas partagez la “kamalamania” qui s’est répandue en France…

Pour l’instant, on ne sait pas grand-chose sur sa politique étrangère. Je connais bien son conseiller stratégique Phil Gordon, un bon connaisseur de l’Europe et de la France. Mais nul ne sait si elle lui fera confiance en arrivant aux responsabilités. En politique étrangère, l’étendue de l’indétermination d’Harris est gigantesque, à une exception près : la question israélo-palestinienne. Comme elle ne veut pas perdre les jeunes et l’aile gauche du parti démocrate, elle fait en sorte de rester crédible aux yeux des pro-palestiniens aux Etats-Unis, qu’ils soient étudiants à Columbia ou électeurs arabo-américains dans le Michigan. C’est un exercice difficile, car Kamala Harris pourrait perdre les élections si les 200 000 électeurs arabo-musulmans du Michigan, un “swing state”, ne se déplaçaient vers les urnes – la candidate s’est d’ailleurs fait huer dans cet Etat.

Mais en dehors de cette question de politique intérieure, nul ne connaît réellement ses positions sur l’Ukraine, le Moyen-Orient ou l’Asie. C’est une femme très prudente. En tant que vice-présidente, elle n’a pas paru manifester d’intérêt personnel pour les alliés des Etats-Unis. La meilleure hypothèse pour les Ukrainiens, si elle est élue, serait simplement une reconduction de la politique de Biden.

Pour l’Europe, une victoire de Kamala Harris serait un soulagement. Mais selon vous, il ne faudrait pas que cela se transforme en illusion…

On a tous la trouille de Trump, à juste titre. Je ne dis pas que Trump et Harris, c’est la même chose. La brutalité du premier n’a pas d’équivalent. Mais aujourd’hui, je constate que les chancelleries se préparent à un retour de Trump. Or, je crains que s’il n’est pas élu, le soulagement sera tel que les initiatives que l’Europe a commencé à prendre pour accroître son autonomie stratégie et renforcer sa défense ne passent à l’as, en nous disant qu’on a le luxe de gagner du temps. Ce serait une erreur monumentale. Mais c’est un vrai risque si Harris est élue.

Sur le climat, la différence ne serait-elle pas majeure entre les deux candidats, en sachant que Donald Trump est ouvertement climato-sceptique ?

Trump et Elon Musk sont désormais unis sur ce sujet. Avec le premier, les Etats-Unis feront partie du problème et non pas de la solution, alors qu’avec Harris, cela sera différent. Mais il faut quand même constater que Biden a mis en place une législation de subventions pour les industries américaines et de blocages contre le dumping chinois dans le domaine des technologies de la transition énergétique, comme les voitures électriques. C’est une tentative de captation de l’économie verte au profit des Etats-Unis qui se fait au détriment des Chinois, mais aussi des Européens. Même si Biden, contrairement à Trump, a réellement voulu agir dans la lutte contre le réchauffement climatique, cela ne signifie donc pas qu’Européens et Américains cheminent ensemble vers ces objectifs de décarbonation. Kamala Harris n’est pas Hillary Clinton. La mondialisation heureuse, c’est fini. Là aussi, il y a une convergence entre démocrates et républicains. Les premiers mettent l’accent sur les subventions, les seconds sur les droits de douane. Mais dans les deux cas, il s’agit de bâtir la forteresse américaine.

*Un monde sans l’Amérique, François Heisbourg (Odile Jacob), 201 p., 21,90 €.




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