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George Orwell analysé par des femmes : de Big Brother à Big Sister ?


George Orwell (1903-1950) n’a pas toujours été la référence qu’il est aujourd’hui. Le Prix Nobel Claude Simon l’avait ainsi tourné en dérision dans un livre. Ce qui avait fait bondir le grand Simon Leys, qui corrige ce drôle dans son indispensable Orwell ou l’horreur de la politique : “Notons qu’un de ses tardifs calomniateurs fut l’illisible Claude Simon. Dans ses Géorgiques (1981), la calomnie bête et basse n’est tempérée que par l’inintelligibilité de sa prose. Mais, à moins d’être un académicien suédois, qui donc voudrait lire Simon ?” Cet essai clair et très informé est l’occasion pour Leys de battre en brèche les “psychanalystes sagaces et autres profonds crétins” qui ont raconté n’importe quoi sur Orwell. On se demande comment il aurait réagi en ouvrant L’Invisible Madame Orwell d’Anna Funder qui, dans le registre, atteint des sommets.

Anna Funder a longtemps vénéré Orwell pour son œuvre. Un jour, elle a découvert sa vie en lisant dans la foulée sept biographies. Parce que leurs auteurs minimisaient l’importance de sa première épouse, Eileen O’Shaughnessy, elle s’est interrogée : et si son héros cachait en vérité un “connard” ? Ni une ni deux, elle s’est lancée dans l’écriture d’une “fiction inclusive” ayant pour but de réhabiliter Eileen. Fille de son siècle, Anna Funder tombe dès l’introduction de son pensum dans trois des panneaux de l’époque : la victimisation, le charabia et le narcissisme. On imagine qu’elle a aimé Les Heures de Michael Cunningham sur Virginia Woolf, et qu’elle a voulu comme lui mélanger les temporalités. Elle alterne ainsi passages sur Eileen et considérations fumeuses sur sa vie à elle de “privilégiée péri-ménopausée” en quête de sens, écrasée par la charge mentale – une épreuve à l’évidence pire que la guerre d’Espagne.

Du début à la fin on ne comprend pas ce qu’elle reproche à Orwell. D’avoir longtemps mangé de la vache enragée ? Eileen n’avait qu’à se trouver un banquier. D’avoir passé le plus clair de son temps à travailler ? Sans cela, il n’aurait pas construit une des œuvres les plus marquantes du XXe siècle. Anna Funder nous explique qu’Orwell n’aimait pas coucher avec sa femme et qu’il allait voir ailleurs, alors qu’elle lui donnait toutes ses idées. Rien que ça ? Dans des pages hallucinantes, elle entend faire d’Eileen la coauteure de La Ferme des animaux. Rebelote avec 1984 puisque Eileen avait dans sa jeunesse écrit un poème portant ce titre. Problème : Eileen est morte en 1945 et 1984 n’a été publié qu’en 1949. A moins de croire aux fantômes, difficile d’imaginer qu’Eileen ait pu dicter le texte à Orwell alors qu’elle n’était plus de ce monde quand il rédigeait péniblement son roman, luttant contre la tuberculose qui allait l’emporter…

1984, du point de vue de Julia

Si on voulait faire du mauvais esprit (ce qui n’est pas le genre de la maison), on pourrait affirmer que c’est grâce à son veuvage qu’Orwell a pu mener à bien son chef-d’œuvre. Nous ne nous autoriserons pas une plaisanterie d’aussi mauvais goût. Rétablissons juste la vérité : Eileen O’Shaughnessy n’a en rien été “invisibilisée”, elle n’avait simplement pas le génie de son mari. Prétendre le contraire est aussi sot que d’affirmer que Mirka Federer (l’épouse de Roger) aurait eu une plus brillante carrière que son mari si elle avait été tenniswoman au lieu de femme au foyer. “Il y a des gens, comme les végétariens et les communistes, avec qui il est impossible de discuter”, affirmait Orwell. On peut désormais ranger Anna Funder parmi ces fâcheux.

On conseille aux gens sérieux de se tourner plutôt vers Julia de Sandra Newman, qui s’amuse à réécrire 1984 en changeant de point de vue. On se souvient que, dans le livre original, une des trames narratives est l’histoire d’amour que connaît le héros Winston Smith avec Julia. Leur liaison clandestine prend fin quand ils se font arrêter, torturer et laver le cerveau. On retrouve cet imaginaire sombre dans Julia, à cette différence près que c’est désormais elle le personnage principal. Qu’est-ce qui change dans une dystopie totalitaire quand on est une femme ? Sandra Newman explore les angles morts laissés par Orwell, faisant en quelque sorte le lien avec La Servante écarlate de Margaret Atwood. La romancière a plusieurs avantages par rapport à Anna Funder : elle publie son livre avec l’accord des ayants droit d’Orwell et, quand elle écrit en novlangue, c’est volontaire. Dommage que le malicieux Simon Leys ne soit plus de ce monde : il aurait savouré cette variation pleine d’inventivité.

L’Invisible Madame Orwell, par Anna Funder, traduit de l’anglais (Australie) par Carine Chichereau. Héloïse d’Ormesson, 486 p., 23 €.

Julia, par Sandra Newman, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hélène Cohen. Robert Laffont, 409 p., 22,50 €.




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