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“Comme si on était avant le krach” : l’ombre d’une “crise des subprimes” de l’édition scientifique


Le mot “bulle”, Paolo Crosetto n’a pas voulu l’écrire dans son étude. Mais c’est bien ce vocabulaire emprunté aux crises financières que choisit cet économiste quand on lui demande ce que veulent dire toutes ces courbes qu’il nous a envoyées par mail, début septembre. Avec trois de ses confrères, il vient de signer une analyse portant sur la santé du secteur de l’édition scientifique, publiée dans Quantitative science studies. Celle-ci a, en apparence, l’air positive : obtenues en analysant les registres en ligne des principaux acteurs du secteur, ses données montrent une envolée du nombre d’articles scientifiques publiés entre 2016 et 2022, de l’ordre de + 47 %. Mais à en croire l’exposé du chercheur, affilié à l’Inrae (institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement), cet apparent dynamisme masque en réalité un sérieux risque de crise dans le secteur.

Car en auscultant de plus près ses données, une large partie de cette croissance semble reposer sur la prolifération de produits particulièrement à risque sur le plan scientifique, menaçant, en plus de l’économie de l’édition, la qualité de la connaissance accumulée. Paolo Crosetto file la métaphore : “C’est comme si on était au printemps 2007, juste avant le krach. Sauf qu’au lieu du système financier et du pouvoir d’achat, c’est la confiance dans la recherche qui pourrait être affectée”.

La ruée vers les “hors-séries”

Sur la période étudiée, de nombreux journaux scientifiques se sont rués dans la fabrication de numéros d’un genre nouveau : les “hors-séries”, des éditions spéciales organisées autour d’une thématique plutôt que d’une discipline. Normalement exceptionnelles, ces publications comptent désormais pour 38 % dans la production scientifique des principales maisons d’édition, garantes de la probité et de la rigueur de la littérature scientifique. C’est trois fois plus qu’en 2016.

Paolo Crosetto compare ces numéros spéciaux aux “subprimes”, ces lots de crédits en apparence sûrs mais comprenant des emprunts à risque, qui ont inondé les marchés financiers en 2008 : “Ces productions scientifiques sont adossées à des revues bien cotées et ont l’air de bonne facture, mais en réalité ils sont particulièrement à risque de véhiculer des contenus de mauvaise qualité, du plagiat ou des fraudes”, résume le chercheur.

Dans une édition classique, des chercheurs indépendants mandatés par la revue relisent les travaux. Les hors-séries sont, eux, constitutés par un “éditeur invité”, un scientifique extérieur, chargé de recruter son propre comité de relecture et d’attirer les contributions. Une sous-traitance gagnant-gagnant, en théorie : “Flattés, les invités mobilisent leur réseau pour remplir leurs pages, et les revues se développent”, poursuit Paolo Crosetto. Le système permet d’attirer plus de publications, et donc plus d’argent pour les revues qui se rémunèrent en faisant payer aux chercheurs les coûts de publication.

De premières faillites

Un système attractif, mais plus volatil. Difficile de critiquer une étude qui provient de connaissances. “En déléguant, les éditeurs s’exposent plus fortement aux comportements prédateurs de scientifiques ou de structures qui cherchent à publier en masse pour augmenter leurs statistiques, sans se préoccuper du contenu de leurs articles”, constate Hervé Maisonneuve, membre de l’European Association of Science Editors. Au sein de cette association qui regroupe les rédacteurs des principaux journaux européens, le spécialiste a lui aussi vu “la bulle” arriver. Il craint désormais qu’une partie du secteur s’effondre.

Un scénario catastrophe, mais pas improbable. De premières faillites ont déjà eu lieu : en 2022, la maison d’édition Hindawi, dont la croissance mirobolante dépendait essentiellement de ces produits, a vu sa production détournée par des “moulins à papier”, ces structures qui placent des papiers bidons pour des scientifiques désespérément en quête de notoriété, et qui ont réussi à polluer au moins 2 % de la littérature scientifique. Lorsque les marchés ont appris l’affaire, le propriétaire du titre, Wiley, qui avait racheté Hindawi pour 298 millions de dollars en 2021, a perdu 400 millions de dollars en une journée. Il a dû fermer Hindawi pour éviter de s’écrouler.

Le naufrage fait penser à ces banques qui, en s’apercevant de la toxicité des subprimes, ont coulé en 2008. Si les études scientifiques ne sont pas des actifs financiers, le risque de contagion, lui, est bien réel. La chute d’Hindawi a causé la plus grande “rétractation” de l’histoire : 8 000 papiers ont été, d’un coup, retirés de la littérature, sentence la plus sévère pour des travaux scientifiques. Frontiers et MDPI, deux éditeurs qui avaient massivement investi dans la production de hors-séries – bien plus qu’Hindawi – ont brusquement ralenti leur production à la suite de cet incident.

Un brusque ralentissement

Ces maisons, relativement jeunes dans le secteur, affichaient jusqu’en 2022 une croissance affolante : le nombre de travaux publiés par ces trois structures a bondi de 675 et 1079 %, entre 2016 et 2022, d’après les travaux de Paolo Crosetto. Cette hausse exponentielle – 6 à 10 fois celle d’Hindawi – leur a permis de passer du Top 100 au Top 6 mondial des maisons d’éditions scientifiques les plus productives. A titre de comparaison, les plus prestigieux de leurs concurrents, Springer, Nature (une branche du groupe Springer) ou encore BMC, ont vu leur production progresser de 51, 32, et 3 % seulement.

Après le démantèlement de Hindawi, le nombre d’articles publiés par Frontiers et MDPI a dégringolé de respectivement 14 % et de 21 % au second semestre 2023. Dans ces maisons, les numéros spéciaux avaient tellement proliféré qu’ils dépassaient, et de loin, la production normale. Il faut les compter, pour se rendre compte de l’ampleur réelle phénomène : en 2022, MDPI, champion incontesté de la pratique, a publié environ 188 000 articles, dans des numéros “exceptionnels”, contre seulement 25 400 dans des éditions normales. S’exposant, de fait, à un immense risque en cas de pratiques frauduleuses.

Le navire a déjà tremblé, deux fois. En 2023, deux journaux de MDPI, Journal of Risk and Financial Management et International Journal of Environmental Research and Public Health (IJERPH), ont été “délistés” des encyclopédies scientifiques, ces annuaires qui agrègent toutes les productions. Des hors-séries portant sur des thématiques très éloignées de leur expertise initiale s’étaient infiltrés au milieu de volumes contenant de la science pourtant convenable. Ainsi invisibilisés, ces deux titres, pourtant bien insérés dans la recherche, souvent cités dans les travaux, ont dû brusquement réduire la voilure, passant de plusieurs milliers d’articles publiés à quelques centaines.

Le mécontentement des chercheurs

Alertés par ces secousses, les scientifiques sont de plus en plus nombreux à faire connaître leur mécontentement. “Je ne connais pas un chercheur qui n’ait pas été invité dans des hors-séries sur des sujets sur lesquels il n’avait aucune expertise”, déplore ainsi Megha Sud, docteur en géographie et membre du International Science Council, l’union internationale des syndicats de scientifiques. De nombreux chercheurs rapportent les mêmes histoires : du démarchage hors-sol, purement mercantile.

Des scientifiques ont même décidé de faire leurs cartons à cause des risques sur la santé financière des maisons d’édition et, surtout, sur la qualité de la littérature scientifique. Ce fut le cas de Gemma E. Derrick, partie de la rédaction en chef de Publications MDPI à cause de ce comportement “prédateur”. Et d’une quarantaine de relecteurs de la revue NeuroImage d’Elsevier, qui ont quitté le navire après une hausse des prix pratiqués jugée inadéquate avec la relecture proposée.

En 2022, l’Unesco, l’organe des Nations unies entre autres responsables des sciences, s’est vue obligée de publier un guide pour discerner les initiatives à risques des autres, tant le système est perméable. En Suisse, le Fonds national pour la recherche, principal financeur public de la science, a décidé l’année dernière de réserver ses aides à la publication aux éditions normales. “Tout le monde a été stupéfait de la vitesse à laquelle les hors-séries se sont répandus”, commente son président, Matthias Egger.

Vers une réforme du modèle ?

Si les agences nationales de recherche des grandes nations scientifiques, comme les Etats-Unis, le Royaume-Uni ou la France n’ont pas suivi ce mouvement, considérant que la liberté de publication primait, elles ont banni le recours aux “indices bibliométriques”, indicateurs qui compilent le nombre d’articles publiés ou le nombre de fois qu’ils sont cités. “Cela permet d’éviter que les scientifiques soient trop incités à publier et se tournent vers des numéros suspects”, relate Patrick Couvreur, président du comité Evaluation et Science ouvert de l’Académie des sciences.

La mesure n’a pas réglé le problème : “Les indices bibliométriques sont, dans les faits, encore trop regardés. Car les jurys qui examinent les promotions, les recrutements, ou les projets scientifiques ne peuvent pas être experts sur tous les sujets”, poursuit le spécialiste. Les courbes de Paolo Crosetto ne l’ont pas surpris : une fois, une revue l’a inscrit à un comité de relecture sans même l’en informer. “Les mauvaises pratiques sont trop répandues, avec de nombreuses revues dans la zone grise”, regrette le spécialiste.

En mai 2024, Paolo Crosetto a été invité par le Global Research Council, le forum des institutions scientifiques, pour présenter son étude. Depuis, sa boîte mail est remplie de propositions de collaboration d’agences nationales voulant bénéficier de ses idées pour lutter contre les mauvaises pratiques éditoriales. L’économiste voudrait que les éditeurs, en grande partie des entreprises privées mais dont le profit dépend de fonds publics, soient obligés de publier leurs statistiques. Le nombre de hors-séries publiés, mais aussi le temps passé à relire les articles, en forte baisse ces dernières années.

De son côté, Frontiers réfute l’idée que les hors-séries soient des produits à risque. L’éditeur préfère les voir comme une “innovation” plutôt que comme des opérations commerciales. “La protection contre la recherche frauduleuse est strictement une question de contrôle de la qualité éditoriale, liée aux politiques, processus et pratiques de chaque éditeur, et ne dépend pas des hors-séries”, assure le groupe à L’Express. Frontiers s’est attaqué publiquement au sérieux de l’étude de Paolo Crosetto, considérant qu’elle était tronquée. Ce qui n’a pas empêché la revue Quantitative Science Studies de la publier. De nombreux scientifiques indépendants ont confirmé le sérieux de son analyse à L’Express. MDPI n’a pas souhaité répondre à nos questions.




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