Forcément, l’atterrissage est brutal. Avec l’arrivée de l’automne, la France entre dans un sevrage douloureux, après des années d’irréalisme économique et financier. Comment retrouver la valeur des milliards quand le “quoi qu’il en coûte” a noyé le sens du chiffre ? De l’aveu du nouveau ministre du Budget, Laurent Saint-Martin, le déficit public dépasserait les 6 % du PIB cette année, contre 4,9 % en 2023. Un dérapage de 14 % par rapport à ce qui avait été projeté et gravé dans le marbre du projet de budget pour 2024.
Jamais, hors période de récession grave comme en 1993, en 2008 ou en 2020 lors du Covid, les finances n’avaient autant dérivé. Le feu couve au Trésor, l’institution chargée de vendre la dette française aux investisseurs, notamment étrangers. Pour continuer à payer les enseignants, les policiers, les juges, faire tourner l’hôpital, et régler ses créanciers, l’Etat français va devoir emprunter un peu plus de 315 milliards d’euros l’an prochain. Un montant historique. Or, depuis quelques jours, la France s’endette à des taux supérieurs à ceux du Portugal, de l’Espagne ou de la Grèce, les anciens cancres de la classe européenne. Imposé par les marchés financiers ou par la Commission de Bruxelles qui a placé la France sous surveillance, le rétablissement des finances est impératif. Priorité à la baisse de la dépense publique, martèle Laurent Saint-Martin, quand le Premier ministre Michel Barnier évoque, lui, quelques hausses d’impôts ciblées, au nom de la sacro-sainte “justice fiscale”.
Ces choix vont immanquablement ranimer les querelles de chapelles qui ont enflammé la communauté des économistes ces derniers mois. Austérité suicidaire, clameront les uns, quand les autres regretteront des décisions trop timides. Priorité à la lutte contre les inégalités pour certains ; nécessité de restaurer l’attractivité et la compétitivité pour d’autres. Les oppositions entre économistes classiques, néoclassiques, keynésiens ou post-keynésiens, chantres de l’école de la régulation ou adeptes de l’école libérale autrichienne, ont toujours été intenses. “Mais là, les débats sont d’une radicalité inédite depuis 1981”, soupire Christian Gollier, le président de Toulouse School of Economics (TSE).
Rarement, ces questions de politiques budgétaires, souvent arides, n’auront autant été étalées sur la place publique. A l’instar des médecins au temps du Covid, les économistes trustent aujourd’hui les plateaux des chaînes d’information continue. Stars – éphémères ? – au chevet d’un malade atteint d’une insoutenable légèreté budgétaire. La polarisation et la culture du clash qui gangrènent la sphère politique gagnent aussi le monde policé des universitaires. “Ce qui est grave c’est que certains de mes collègues ont un peu oublié que notre responsabilité est de faire le partage entre ce qui est possible et ce qui ne l’est pas”, soutient Jean Pisani-Ferry, professeur d’économie à Sciences Po et inspirateur du programme d’Emmanuel Macron en 2017.
Scientifique ou citoyen ?
Les économistes auraient-ils perdu leur casquette de scientifiques ? Comme si la partie droite du cerveau, celle qui régit les émotions, avait pris le pas sur l’hémisphère gauche, centre analytique de la machine. Un problème, quand la science est attaquée de toute part. “En France, plus qu’ailleurs, l’idéologie prend le pas sur les faits dans les débats économiques”, assure Christian Saint-Etienne, titulaire de la chaire d’économie industrielle au Cnam et membre de LR.
La séquence des quatre derniers mois, avec la dissolution surprise de l’Assemblée nationale, la campagne éclair pour les législatives et la crainte de voir le Rassemblement national (RN) s’installer à Matignon, a hystérisé les débats. “Ce qui s’est passé est extrêmement grave pour la profession”, déplore Christian Gollier. Dans l’urgence, chaque camp politique a élaboré un programme économique, souvent vite fait, mal fait, miroir aux alouettes, fourre-tout sans colonne vertébrale, catalogue d’incantations creuses. Et pour crédibiliser les “paquets-cadeaux”, tous ont frappé à la porte des universitaires. Après tout, le tampon “économiste” est un gage de sérieux. Bien plus que le “vu à la télé”. Le 24 juin, dans une tribune publiée sur le site du Nouvel Obs, 300 économistes de renom s’engagent en faveur du programme du Nouveau Front populaire (NFP) : “Les orientations proposées répondent aux défis de notre époque”, écrivent-ils.
Au premier rang des signataires, Eric Berr, professeur à l’université de Bordeaux, mais aussi animateur du think tank La Boétie, machine à penser de LFI. L’économiste a coécrit le programme économique du parti de Jean-Luc Mélenchon lors de la présidentielle de 2022. On y retrouve Thomas Piketty et Gabriel Zucman, professeurs à Paris School of Economics, Emmanuel Saez, de Berkeley, et Camille Landais, de la London School of Economics, également président du Conseil d’analyse économique (CAE), un collectif directement rattaché à Matignon. Trois jours plus tard, sur le site du FigaroVox, une centaine d’économistes plaident, eux, pour un programme centriste, renvoyant dos à dos NFP et RN. Parmi les signataires, Philippe Aghion, professeur au Collège de France, ou Gilbert Cette, de Neoma Business School, deux chercheurs qui ont largement alimenté le programme d’Emmanuel Macron en 2017. Entre les deux camps, l’ambiance est électrique. “J’ai officiellement soutenu le programme du NFP, même si je savais que certaines mesures n’étaient pas crédibles, comme le blocage des prix par exemple”, assume David Cayla, professeur à l’université d’Angers. Pour lui, comme pour beaucoup d’autres, il fallait, avant tout, faire barrage au RN. Le temps du réalisme viendrait après, une fois les élections gagnées, croyaient-ils. “Le moment était exclusivement politique. Il n’y avait aucune place pour construire ou discuter de vrais programmes. Les orientations, en revanche, importent”, plaide aujourd’hui un des grands noms de cette fameuse tribune.
Mais la politique peut-elle supplanter la raison ? A gauche, ceux qui ont refusé de se laisser embarquer dans l’aventure s’en souviennent encore. “Certains de mes collègues m’ont accusé de jouer contre mon camp. Ils ont fait passer le militantisme avant la pensée et savaient pertinemment que ce programme ne tenait pas la route. Ils l’ont soutenu sans conscience professionnelle”, attaque Henri Sterdyniak, professeur d’économie, classé à gauche. Ce cofondateur des Economistes atterrés, un groupe de chercheurs opposés à la pensée néolibérale, a même été radié en septembre du conseil d’administration de l’association. “Je suis trop keynésien, trop républicain, trop favorable au nucléaire, pas assez décroissant. Avec quelques autres, nous avons été ‘purgés’ par des plus radicaux”, dénonce-t-il, amer.
Quelques jours avant le premier tour des législatives, sur le réseau social X, Olivier Blanchard, l’ancien chef économiste du FMI et chercheur au Peterson Institute aux Etats-Unis, résumait la situation : “Je suis frappé par la prédominance de l’argument suivant : si vous rejetez le RN, vous devez voter NFP. Comme s’il n’y avait pas d’alternative. Il y en a évidemment une, voter pour un des partis du centre, que ce soit Ensemble, ou le LR qui n’a pas rejoint le RN, ou les ‘divers gauche’ qui n’ont pas rejoint le NFP.” Difficile de dire si ces différentes prises de position ont joué sur le choix du bulletin de vote dans l’isoloir. Ce qui est sûr, c’est que le soutien de grands noms de la science économique au programme du NFP a forgé l’idée, dans une partie de l’opinion publique, qu’une dette ne se rembourse pas forcément, qu’il suffit de taxer toujours plus pour faire rentrer l’impôt, que les contraintes de productivité et de coûts de production des entreprises sont presque secondaires. Des idées qui ne manqueront pas de ressurgir dans les prochaines semaines, lors du débat sur le budget pour 2025. “Collectivement, nous ne sortons pas grandis de cette séquence”, conclut Jean Pisani-Ferry.
Les conseillers du prince
Derrière cet épisode, c’est le rôle de l’économiste au sein même de la société qui interroge. “L’économie est la seule science sociale confortablement installée au cœur du pouvoir politique. Une position acquise aux Etats-Unis, pendant la Seconde Guerre mondiale, quand il a fallu quantifier l’effort de guerre”, observe Béatrice Cherrier, historienne de l’économie et chargée de recherche au CNRS-Polytechnique. Dès 1946, le premier Council of Economic Advisers est créé à la Maison-Blanche. Mais la frontière est ténue entre le conseil et l’instrumentalisation. “L’hyper politisation et la négation du temps démocratique ont enfermé les économistes dans un rôle d’idiots utiles”, souffle l’un des pontes qui a signé la tribune des 300 économistes. Plus les responsables politiques sont décrédibilisés, plus ils cherchent le soutien des économistes, pour restaurer leur légitimité. “La profession est devenue le nouveau clergé”, concède David Cayla. Quand il s’est agi de proposer un nom pour occuper Matignon, parmi les nombreux candidats, le NFP a pensé un temps à Laurence Tubiana, une économiste de renom, spécialiste des questions de développement durable. Puis ce fut Lucie Castets, présentée au départ comme une jeune économiste de 37 ans, rompue aux sujets de fraude fiscale et de criminalité financière.
Au début de son premier quinquennat, Emmanuel Macron a, lui aussi, largement usé de l’aura de la profession, mettant en scène ses rencontres mensuelles avec un groupe d’une quinzaine d’économistes chargés de l’éclairer sur les réformes à mener. Les conciliabules se sont espacés au fil des années, les rangs des conseillers du prince se sont clairsemés. Et les réformes ? Pour avoir la réponse, il n’y a qu’à voir la tonne de rapports commandés par les gouvernements successifs, à France Stratégie ou au Conseil d’analyse économique, deux cercles de réflexion sous la tutelle du Premier ministre, qui prennent la poussière sur les étagères de Matignon.
Si la relation entre les deux mondes – politique et économique – est devenue aussi étroite, et la frontière parfois poreuse, c’est aussi par le poids donné aux chiffres. Le culte de la quantification, la mathématisation à outrance de la science économique, le développement des modèles économétriques ont nourri ce besoin de chiffrage. Et les économistes, passés maîtres dans l’art de faire “parler” les bases de données, ont alimenté la machine. Sauf que ces fameux modèles ont des limites. “Il faut s’en méfier, ils ne sont que la reproduction du passé”, explique Jean-Marc Daniel, professeur émérite à l’ESCP Business School. Tout dépend des hypothèses choisies, et des élasticités retenues. En clair, de la sensibilité d’un élément à la variation d’un autre. Quel sera l’effet d’une baisse des charges sur l’augmentation de l’emploi ? Quel impact un retour de l’ISF peut-il avoir sur l’investissement des entreprises ?
Des chiffres avant tout
Des résultats forcément intéressants pour un décideur politique, mais qu’il doit prendre avec des pincettes. “Un modèle qui fonctionne à un moment donné ne sera pas forcément efficient dans un autre contexte, dans un autre pays. Et puis, les ménages et les entreprises évoluent, changent de comportement avec le temps. Ce ne sont pas des atomes qui réagissent toujours de la même manière lors d’une expérience en laboratoire”, résume Pierre Bentata, maître de conférences à l’université d’Aix-Marseille. Depuis deux ans, les économistes de Bercy en ont fait l’amère expérience. Dans la construction du budget, ils ont surestimé l’élasticité des recettes fiscales à la croissance. D’où les mauvaises surprises en matière de rentrées d’impôts, notamment de TVA, à l’origine des mauvais chiffres du déficit par rapport aux prévisions initiales. Le politique peut bien essayer de s’en défaire : les faits sont têtus, ils finissent toujours par s’imposer.
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