Alors que le gouvernement Barnier peaufine le projet de budget pour 2025 qui sera rendu la semaine prochaine, une grande partie de la gauche rêve encore d’une relance par la dépense publique, dénonçant le virage de la rigueur. Les “alchimistes de l’économie” sont toujours présents, déplore l’économiste et professeur émérite à l’ESCP, Jean-Marc Daniel. Dans Les nouvelles leçons d’histoire économique (Odile Jacob), ce libéral démonte une à une les idées folles, les vieilles lunes et les propositions idéologiques qui gangrènent, selon lui, le débat économique hexagonal. Et suggère en passant quelques idées à rebours de la pensée dominante, comme le rachat d’une partie de la dette par la Banque centrale en échange d’un véritable rétablissement des comptes. Décoiffant.
L’Express : Dans le livre, vous citez plusieurs fois Michel Chevalier, fervent défenseur du libre-échange et professeur d’économie au Collège de France au milieu du XIXe siècle. “La nation française brille par l’éclat et la fécondité de son imagination” écrivait-il, soulignant que si c’est une qualité dans les arts, c’est beaucoup moins le cas en économie. La pensée magique domine-t-elle toujours cette discipline aujourd’hui ?
Jean-Marc Daniel : Il faut relire Michel Chevalier car ses écrits sont d’une modernité folle ! Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, en 1849 et alors que le pays s’est laissé aller au romantisme et à l’illusion du socialisme, il explique que les Français ont commis deux erreurs. La première : confondre économie et alchimie. Selon lui, on ne peut pas résoudre les problèmes en créant artificiellement et indéfiniment des moyens de paiement – en l’occurrence de l’or grâce à l’alchimie ou son équivalent moderne la planche à billets – mais en travaillant et en innovant. La deuxième erreur est d’en rester toujours aux faits immédiats sans jamais voir les conséquences des décisions politiques.
Pour illustrer son propos, Michel Chevalier prend l’exemple de l’industrie textile et des barrières douanières instaurées pour soi-disant protéger les filatures françaises. Il démontre que le protectionnisme nuit non seulement au pouvoir d’achat des consommateurs mais aussi à l’industrie, puisque cela provoquera forcément des mesures de rétorsion de la part des pays visés et réduira certains de ses débouchés. A l’époque, il s’oppose à Victor Cousin, le philosophe le plus en vue de la première moitié du XIXe siècle, qui se définissait pourtant comme libéral. Ce dernier lui reprochait d’avoir inspiré le traité de libre-échange avec le Royaume-Uni, dit “traité Cobden-Chevalier” signé en 1860. Lors d’une rencontre en 1863, Cousin déclare : “Je comprends qu’un économiste soit partisan du libre-échange mais un patriote se doit d’être en faveur de la protection”. Grave erreur pour un libéral, lui répondra Chevalier : “Le protectionnisme n’est pas le patriotisme, bien au contraire”. Nous en sommes toujours là. Les deux leçons de Chevalier sur les alchimistes et le protectionnisme restent hélas toujours d’actualité…
Les alchimistes n’ont donc pas disparu ?
En réalité, la situation est bien plus grave car les alchimistes sont au pouvoir. La magie actuelle consiste à avoir un Etat qui distribue du pouvoir d’achat qui ne correspond pas à une production et à du travail. Or cet argent injecté finit par devenir soit de l’inflation, soit du déficit extérieur. Dans le cas de la France, il se retrouve dans notre déficit commercial colossal. Trois pays sont dans cette situation, les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France. Derrière tout cela, c’est la grande erreur du keynésianisme qui consiste à croire qu’on est riche parce qu’on dépense alors qu’en réalité, on dépense parce qu’on est riche.
Vous rappelez que la banqueroute a longtemps été l’obsession des économistes, à commencer par Turgot. Aujourd’hui, la France affiche une dette publique de plus de 3000 milliards d’euros, soit 112 % du PIB et pourtant plus personne ne semble vraiment s’en inquiéter…
Le programme de Turgot était simple : “point de banqueroute ; point d’augmentation d’impôts ; point d’emprunts”. Collaborateur de Turgot, Condorcet condamne la banqueroute parce qu’elle conduit les créanciers ruinés à demander sur les emprunts futurs des taux d’intérêt plus élevés. Le gain immédiat obtenu en ne remboursant pas la dette se paie le prix fort au moment où on veut recommence à emprunter. Turgot et Condorcet ont été marqués par l’histoire de l’abbé Terray, contrôleur général des Finances, qui a quitté son poste en 1774 après avoir fait banqueroute. A Paris, Terray est salué comme un sauveur de la nation. Mais quand il rentre chez lui à Montbrison, au moment de traverser la Loire, le gérant du bac le reconnaît et lui dit : “Vous nous avez ruinés. Vous avez dilapidé notre épargne alors qu’on avait confiance en la parole du Roi”. A l’époque, on a même accusé Terray d’avoir monté une brigade pour tuer les épargnants qui avaient une rente viagère, afin d’alléger les dettes de l’Etat. On voit donc à quel point la banqueroute passait pour quelque chose d’immoral.
Après la Révolution française, il n’y aura jamais de banqueroute. Dans leur Charte constitutionnelle, Louis XVIII puis Louis-Philippe précisent même que la dette de l’Etat français sera honorée. En 1848, alors même que des “alchimistes” accèdent au pouvoir, une partie des républicains exigent que la Constitution de la IIe République conserve cet engagement. Par la suite, la dévaluation va se substituer à la banqueroute. Mais là aussi, elle sera vécue comme quelque chose d’infâme. Dans le programme du Front populaire, où je rappelle que le mot inégalité n’apparaît pas, le premier slogan est “ni déflation, ni dévaluation”. Ce qui n’a empêché Léon Blum de dévaluer le franc d’environ 30 % à l’automne 1936. Même chose avec l’arrivée au pouvoir des socialistes en 1981. Quand François Mitterrand procède à une première dévaluation le 4 octobre 1981, il se console en disant qu’il a tenu trois jours de plus que Léon Blum (rires).
Aujourd’hui, l’arme de la dévaluation est inutilisable puisque nous avons l’euro. Et la banqueroute est impossible puisque derrière la dette publique, il y a l’épargne des Français investie en assurance-vie notamment… Résultat : nous croisons les doigts, alors qu’il faudrait organiser un vaste programme de réduction du déficit par des coupes importantes dans les dépenses publiques.
Ceux qui défendent une forme “d’alchimie budgétaire” prennent souvent en exemple le Japon dont la dette publique culmine à 260 % de son PIB. Et le gouvernement nippon envisage un taux d’endettement de 600 % en 2060…
La force du Japon réside dans deux éléments. D’abord, quasiment la moitié de sa dette publique est détenue par la Banque centrale. Ensuite, le pays dégage un excédent de la balance des paiements courants en dépit d’un déficit commercial conséquent. C’est grâce à une accumulation d’avoirs à l’étranger très importante. L’Archipel affiche certes des comptes budgétaires très dégradés mais il récupère des revenus très importants tirés de ses placements à l’étranger. Ce n’est pas le cas de la France…
Mais comment la France et l’Europe pourraient s’inspirer du Japon ?
Dans les traités européens, les déficits acceptables sont ceux qui sont de nature conjoncturelle. La Banque centrale pourrait très bien dire aux Etats : je rachète cette partie conjoncturelle, à condition que vous vous engagiez à réduire les déficits structurels. Dans le cas de la France, sur les 150 milliards d’euros de déficit, 110 sont structurels et une quarantaine de nature conjoncturelle. Puisqu’on ne veut pas d’inflation et pas de banqueroute, la seule option est d’apurer ces 110 milliards, issus d’un passé qui est un passif ! En outre, il faut bien voir que sur les 3200 milliards de dette française, 2500 milliards ont servi à des versements d’intérêts. Cette situation génère une déformation des revenus au profit des détenteurs de dettes publiques. Les keynésiens pensent toujours que la dérive des dépenses générera un tel surcroît de croissance que cela permettra de compenser l’alourdissement de la charge de la dette. Or en fait, il n’y a plus de croissance…
Vous fustigez l’éternel “mythe” de la relance de la croissance par la consommation…
C’est une interprétation erronée de la pensée de Keynes. Dans le chapitre 22 de sa Théorie générale, il précise bien que le vrai enjeu est de jouer sur l’investissement et sa profitabilité car la consommation est une variable relativement inerte, sauf crise exceptionnelle comme en 1929. Donc Keynes voit dans le déficit un moyen de relancer l’investissement pour préparer l’avenir. Être fidèle à Keynes, c’est identifier quelle est la partie de la dépense publique qui est porteuse d’investissement… Dans ce contexte, le grand fantasme sur la consommation est une vision idéologique. François Mitterrand en 1981 avait eu comme slogan de campagne : “remplissez les caddies, vous viderez les ANPE”.. Et ça s’est terminé par la rigueur de 1983 car les Français ont rempli leurs caddies de produits importés ! Si on écoutait certains économistes-alchimistes d’aujourd’hui, le résultat serait identique.
Si cette idée folle de relance par la consommation est si ancrée en France, c’est que finalement nous n’avons jamais vécu le traumatisme d’avoir le FMI aux commandes du pays. A la différence du Royaume-Uni, par exemple, dont le gouvernement travailliste a dû demander l’aide du Fonds pour sauver la livre sterling en 1976. De même la Suède se souvient encore du cauchemar de la crise financière de 1992 lorsque la Banque centrale a remonté les taux d’intérêt à 500 % avant de laisser tomber la monnaie.
Notre drame, aujourd’hui, c’est que la zone euro nous exonère de réformes. La monnaie unique nous a anesthésiés. Alors qu’il s’apprêtait à contrevenir encore aux règles budgétaires européennes, Jacques Chirac aurait dit à Jean-Pierre Raffarin en parlant des autorités de Bruxelles : “Ecoutez, ils ne vont pas nous envoyer des chars, car ils n’en ont pas”. Règne donc un sentiment d’impunité. Ne vous trompez pas ! Je suis un grand partisan de la monnaie unique, mais en respectant les règles. Or, nous, Français, ne les respectons pas, et c’est nous qui provoquons le drame…
Même un vrai libéral universitaire est ainsi obligé d’avancer un discours gauchiste.
Puisque l’on évoque les obsessions bien françaises, comment expliquez-vous celle pour les inégalités ?
Les inégalités sont effectivement un sujet majeur chez nous. “Jamais un envieux ne pardonne au mérite” fait dire Corneille à un des personnages d’une de ses pièces. Cette formule résume ce sentiment culturel français selon lequel l’inégalité ne peut être le fruit du mérite. Je crois que cela s’explique par notre histoire. Jusqu’en 1789, les inégalités étaient liées au statut. Qu’on soit noble ou non déterminait tout. En Angleterre, cela a été différent. Comme le dit bien Voltaire, la faiblesse de la France, c’est que nous ne raisonnons pas en mérite, mais en égalité et en position sociale.
Des économistes universitaires prestigieux ont apporté leur caution au programme du Nouveau Front populaire, qui allait jusqu’à évoquer la perspective du retour à une retraite à 60 ans ou annonçait un Smic à 1600 euros…
Ça n’est pas nouveau. En 2012, des économistes très sérieux avaient signé une tribune invitant à voter pour François Hollande, qui se concluait par cette phrase : “La crédibilité, l’ambition et la cohérence sont de son côté”… Un texte célèbre de Joseph Schumpeter sur la sociologie de l’intellectuel a tenté de comprendre comment le marxisme a pu bénéficier d’un tel soutien alors que l’histoire a montré qu’il conduisait à la catastrophe. Il l’explique par la mainmise de la gauche sur l’université : si on veut réussir dans ce milieu, il faut être de gauche. Même un vrai libéral universitaire est ainsi obligé d’avancer un discours gauchiste.
En 1981, Jan Tinbergen, prix Nobel d’économie et membre du Parti travailliste néerlandais, avait apporté son soutien à la candidature de François Mitterrand. Certes, Tinbergen constatait que le programme économique socialiste n’était pas très réaliste, mais il y voyait du souffle. Tinbergen a aussi fait savoir que la droite française, et notamment Raymond Barre, n’avait pas le monopole de la compétence, tout comme Giscard avait répondu à Mitterrand qu’il n’avait le monopole du cœur. Des économistes comme Piketty reprennent aujourd’hui cet argument, expliquant qu’il faut sortir du discours unique en économie, et que l’avantage du programme de gauche, c’est d’avoir du souffle, car il se soucie de ce qui devrait être considéré comme étant le vrai problème, les inégalités !
Le travail est-il le grand oublié de l’époque, alors que cela a longtemps été une revendication de gauche ?
J’en reviens à Michel Chevalier : pour lui, l’économie fonctionne sur quatre mots : “travail, épargne, liberté et instruction”. Là encore, cela reste d’actualité. On a longtemps répondu qu’on travaille certes de moins en moins en France, mais que la productivité augmente. Ce n’est plus vrai. On est donc aujourd’hui dans le registre de l’incantation. On nous dit qu’on va innover pour faire de la productivité. Mais où est-elle ? Si on veut vraiment retenir la leçon des Japonais, alors il nous faut dégager énormément d’épargne, retarder l’âge de départ à la retraite, éponger nos déficits publics pour préparer le vieillissement massif de la population.
Les Nouvelles leçons d’histoire économique, par Jean-Marc Daniel. Odile Jacob, 288 p., 23,90 €.
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