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Antisémitisme à l’école : les dessous de l’audit demandé par Macron… qui n’a jamais vu le jour

Ce soir de février 2019, ils sont un millier à se presser au Carrousel du Louvre pour le traditionnel dîner annuel du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif). Il y a les dignitaires communautaires, des ministres, d’anciens Premiers ministres, des personnalités des arts et quelques autres. 200 gendarmes et policiers sécurisent les lieux, l’inquiétude est perceptible : récemment, à Paris, des portraits de Simone Veil ont été tagués de croix gammées, le philosophe Alain Finkielkraut a été bousculé dans une manifestation de gilets jaunes et les arbres plantés en mémoire d’Ilan Halimi sciés.

Dans un discours d’une trentaine de minutes, Emmanuel Macron affiche sa détermination. Il promet l’adoption par la France d’une définition de l’antisémitisme élargie à l’antisionisme comme le souhaite le Crif, il annonce le vote d’une proposition de loi contre la haine sur Internet et lance l’idée d’un audit sur la déscolarisation des enfants juifs des écoles publiques.

En politique, il est parfois des mots et des phrases qu’il vaut mieux ne pas prononcer. Cinq ans ont passé, presque une éternité. Les deux premières mesures sont entrées en vigueur, mais d’audit, point. Des ministres l’ont évoqué, des promesses ont été faites, mais aujourd’hui encore, nul ne sait combien d’enfants juifs ont quitté l’école de la République par sentiment d’insécurité. Excès de communication, négligence, difficultés légales ? L’Express retrace l’histoire de cet audit maintes fois annoncé, jamais réalisé.

Le transfert d’élèves juifs vers le privé

Lorsque le chef de l’Etat évoque pour la première fois au Crif le phénomène de la déscolarisation, voilà plusieurs années déjà que, dans certains départements, en Seine-Saint-Denis en particulier, on constate que des enfants juifs quittent l’école publique parce qu’ils ne s’y sentent plus en sûreté, les parents préférant les scolariser dans des écoles confessionnelles juives ou privées catholiques. A la fin des années 1990, puis dans un rapport datant de 2004 portant sur “les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires”, Jean-Pierre Obin, inspecteur général de l’Education nationale, mentionne des proviseurs qui organisent le transfert d’élèves juifs vers le privé faute de pouvoir en assurer la sécurité. Mais personne ne sait combien ils sont, ni où, précisément, la ségrégation est à l’œuvre.

Des données, comme les inscriptions dans les écoles juives communautaires, fournissent une indication, mais elles ne sont que partielles. Parfois, des familles déménagent mais sans renoncer à l’école publique. Parfois, elles choisissent le privé catholique. En employant le terme d’”audit “, Emmanuel Macron marque l’ambition d’un état des lieux chiffré. Et incontestable parce que porteur de la marque présidentielle.

De l’annonce de février 2019, les mémoires n’ont souvent gardé qu’un souvenir flou. Un conseiller du président ne sait plus d’où l’idée est venue – d’une députée très sensibilisée sur le sujet peut-être ? – ni si elle a continué à être portée par le chef de l’Etat après le dîner du Crif. Un ancien de l’Education nationale se souvient de la préoccupation qui a guidé Emmanuel Macron à l’époque, mais ne peut citer d’initiatives concrètes qui auraient suivi. “Mais ce n’est pas parce que je ne m’en souviens pas qu’il ne s’est rien passé”, ajoute-t-il aussitôt, soucieux de ne pas être pris en faute. Il faut dire qu’à l’époque, sur la question du fait religieux à l’école, Jean-Michel Blanquer et son équipe de la Rue de Grenelle se piquent d’être les bons élèves du gouvernement.

Quelques semaines plus tard d’ailleurs, en déplacement dans le Val-de-Marne, le ministre reprend presque mot pour mot les termes du président de la République. Il rappelle que, désormais, en cas d’actes antisémites portant atteinte à la scolarité d’un élève, un audit sera mené dans l’établissement en question. Quelques semaines plus tard, c’est Gabriel Attal, alors secrétaire d’Etat chargé de la vie associative sous la tutelle de Jean-Michel Blanquer, qui affirme à la télévision que des diagnostics ont déjà été lancés, dont deux dans l’académie de Créteil. Les deux hommes donnent le sentiment que le travail réclamé par le chef de l’Etat est en bonne voie.

La commande présidentielle pas simple à mettre en œuvre.

Il n’en est rien. Du côté de la Rue de Grenelle, on a vite compris que la commande présidentielle, séduisante sur le papier, n’est pas simple à mettre en œuvre. Premier obstacle, la législation et l’interdiction des statistiques ethniques. “L’administration ne sait pas qui est juif ou qui ne l’est pas, avance un ancien responsable du cabinet de Jean-Michel Blanquer. Avec le passé, faire des listes d’enfants juifs est embarrassant. C’est toujours mieux de ne pas être dans le fantasme, de chiffrer, mais on s’est heurté à la législation et à l’Histoire.” Pour certains, l’excuse n’en est pas une.

Sans faire de statistiques ethniques, il est, selon eux, possible de documenter le phénomène : les CPE et les proviseurs ont une vision assez claire de la religion de leurs élèves, ne serait-ce que parce que les parents leur demandent fréquemment d’être vigilants face à l’antisémitisme. Ils connaissent aussi les raisons pour lesquelles un élève quitte leur établissement en cours d’année et peuvent apporter des éléments assez précis pour nourrir un rapport. Jean-Pierre Obin se souvient de réticences similaires lorsqu’il menait son enquête il y a deux décennies : “Les inspecteurs d’académie nous disaient : ‘Il ne se passe rien dans mon département, mais s’il se passe quelque chose, ce sera à tel endroit.’ Dans l’établissement, le proviseur disait, ‘chez moi, il ne se passe rien’. Mais quand on interrogeait les parents d’élèves, les enseignants ou le reste du personnel éducatif, tout sortait.”

Plus que tout, l’administration redoute de se lancer dans une enquête où le moindre mot malheureux, la moindre phrase, voire l’objet de l’étude lui-même pourrait mettre le feu à la communauté scolaire. Les rectorats paniquent à l’idée de rédiger le mail portant l’instruction ministérielle : quel vocabulaire employer ? Comment expliquer l’objectif ? Et si un proviseur le faisait fuiter dans la presse, avec une justification telle que “moi, je refuse de compter les juifs” ? La peur de l’instrumentalisation par des groupes de tous bords incite à une extrême prudence. L’une des solutions consisterait à confier l’enquête à un laboratoire ou à un chercheur en sociologie, extérieur à l’administration et garant d’une démarche scientifique, mais aucun moyen n’est débloqué pour une telle mission.

Le ministre de l’Education et le secrétaire d’Etat à la Jeunesse, à la sortie de l’Elysée, le 21 novembre 2018 à Paris.

Au cabinet de Jean-Michel Blanquer, Richard Senghor, alors conseiller spécial du ministre, a pris la préoccupation présidentielle au sérieux. Mais il en connaît aussi les écueils. Plutôt que d’élaborer un “audit” en bonne et due forme, il contourne la difficulté et se concentre sur la réponse à apporter aux enfants juifs confrontés à de l’ostracisme ou à du harcèlement en raison de leur religion. Il demande que les équipes du ministère sur le terrain interviennent dans les établissements où des problèmes sont signalés, il prône la mise en place d’un grand plan de formation des enseignants et des chefs d’établissements à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Mais 2020 arrive, le Covid et le confinement bouleversent les priorités.

Les rares statistiques manquent de cohérence

En mai 2022, quand Jean-Michel Blanquer quitte le ministère, l’audit n’a pas vu le jour. Pour parler de la déscolarisation, on se réfère toujours au rapport de Jean-Pierre Obin de 2004 et aux livres qui le citent alors que près de vingt ans se sont écoulés. On soupçonne le phénomène de s’être amplifié. Les indices sont là, mais quelles conclusions en tirer ? La hausse des inscriptions dans les écoles confessionnelles juives est indéniable, mais quelle est la part liée à une volonté de retour à la religion et celle due au renoncement à l’école publique par peur ? Nul ne se risque à l’avancer. Moché Lewin, rabbin au Raincy, a également constaté que, depuis quinze ans, le nombre d’enfants inscrits au Talmud Torah de sa synagogue a été divisé par quatre. La raison ? Ces cours, destinés à préparer la bar-mitsvah, sont surtout fréquentés par les enfants scolarisés dans le public, ceux qui vont à l’école confessionnelle juive les suivent sur le temps scolaire. Mais là encore, les motivations des parents lors du choix de l’établissement pour leurs enfants sont mal connues.

Même les rares statistiques sont très imprécises. Quelle est la proportion actuelle d’enfants juifs dans le public, dont on a longtemps dit qu’ils se répartissaient à parts égales – soit 33 % – entre l’école publique, le confessionnel juif et d’autres établissements privés ? Dans le dernier baromètre du Fonds social juif unifié, plusieurs chiffres cohabitent, pas toujours cohérents. Dans un texte, il est écrit que la part de l’école publique n’est plus que de 27 % quand celle du privé juif serait de 40 % ; dans le graphique d’à côté, 32 % des étudiants disent avoir fait leurs études en école juive, 44 % dans le public, 25 % dans le privé. Et la proportion est encore différente, en ne tenant compte que des écoliers actuels, la part du confessionnel juif monte à 72 % mais, est-il précisé en commentaire, sans doute “en raison du mode d’administration du questionnaire”.

En mai 2023, alors qu’il est ministre de l’Education depuis quelques mois, Pap Ndiaye reprend le dossier en main. Interrogé à l’époque par L’Express, il répond : “Plutôt que de fermer les yeux et de mettre cette question de côté au prétexte que nous n’avons pas de statistiques ethniques, faisons un état des lieux.” Et il ajoute : “J’ai demandé au Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République de se pencher sur cette question dans le cadre de l’élargissement de ses missions. Ce n’est pas le seul chantier, mais c’est un exemple qui me semble être particulièrement frappant et, répétons-le, inadmissible.” La détermination du ministre ne fait guère de doute. Du fait de ses engagements passés dans la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, il est sensible à la question. Il s’est aussi interrogé sur les raisons pour lesquelles les enfants juifs de son immeuble ne fréquentent pas la même école que ses enfants – il habite alors dans le XIXe arrondissement de Paris. Il ne se souvient pas que le président de la République en ait parlé quatre ans plus tôt, mais il estime le sujet sous-traité et le reprend à son compte.

Le ministre de l’Education à l’Assemblée nationale, le 11 juillet 2023

Il l’évoque à plusieurs reprises, devant différents auditoires, les référents laïcité dans les académies, les inspecteurs généraux de l’Education nationale, le Conseil des sages de la laïcité ou le Fonds social juif unifié. Le moment est propice. En janvier 2023, Elisabeth Borne a présenté un grand plan de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, avec un volet scolaire comprenant plusieurs mesures, notamment l’ajout de questions sur le sujet dans les enquêtes de climat scolaire. Dans les mois qui suivent, plusieurs d’entre elles sont mises en œuvre, mais d’audit, il n’est toujours pas question.

Au Conseil des sages de la laïcité, la commande ministérielle a été entendue, mais l’instance est alors traversée par des remous, certains accusent Pap Ndiaye d’avoir voulu l’affaiblir en élargissant ses missions et en revoyant sa composition. Un groupe de travail se constitue pourtant, autour de Iannis Roder, professeur d’histoire, d’Alain Seksig, ancien inspecteur d’académie, de Jacques Fredj, directeur du Mémorial de la Shoah, et d’une inspectrice d’académie. Mais la commande n’est pas très précise et une nouvelle fois, aborder la question de la religion des enfants semble un obstacle insurmontable.

Des outils pédagogiques contre le racisme et l’antisémitisme

Et puis pourquoi réaliser un audit qui ne servira pas à grand-chose puisque lorsqu’une situation conflictuelle est détectée, il n’y a souvent pas d’autres solutions que de déplacer l’enfant victime ? Même quand le problème est résolu, la peur subsiste, la confiance est rompue et l’élève quitte l’établissement. Dans les esprits, s’installe l’idée qu’il vaut sans doute mieux consacrer temps et moyens à élaborer des outils pédagogiques de lutte contre le racisme et l’antisémitisme plutôt qu’à un audit aux finalités incertaines. Quelques auditions sont tout de même menées. Mais très vite, Pap Ndiaye est pris par d’autres sujets, il ne suit pas le dossier. De son propre aveu, lorsqu’il quitte le ministère à la mi-2023 et laisse la place à Gabriel Attal, il ne sait pas si ses directives ont été suivies d’effets.

Le 7 octobre et ses répliques changent la donne. Les actes antisémites se multiplient. En particulier dans le cadre scolaire. Plus de 184 actes y ont été commis entre le 7 octobre et la fin de l’année 2023 et 130 au premier semestre de 2024, selon les données du ministère de l’Intérieur et du Service de protection de la communauté juive. Mais tous ne remontent pas jusqu’à la Place Beauvau, une large partie d’entre eux sont gérés directement par la hiérarchie scolaire. Au total, sur l’année scolaire 2023-2024, 1.670 actes à caractère antisémite (insultes et violences verbales ou physiques, inscriptions antisémites…) ont été recensés par le ministère de l’Education nationale.

Les collèges sont particulièrement concernés. Et les signalements s’étendent à des structures et des zones géographiques jusque-là épargnées. Les parents s’inquiètent et la tentation de la déscolarisation s’accélère. “Le rajeunissement des auteurs a augmenté la pression et l’angoisse des parents dans les écoles publiques”, confirme Yonathan Arfi, le président du Crif. “Nous avons reçu un afflux de candidatures, on a dû refuser entre 1 000 et 2 000 enfants dans l’ensemble des écoles juives, faute de places et de moyens”, ajoute Marc Eisenberg, président de l’Alliance israélite universelle.

Nicole Belloubet, qui a repris le flambeau de la Rue de Grenelle au début de 2024, s’enquiert auprès du Conseil des sages de la laïcité de l’avancée des travaux. Elle les encourage à poursuivre, mais sans date limite, ni moyens supplémentaires. Tout le monde sait alors que rien ne viendra combler les années perdues et qu’en l’absence de point de départ, on ne connaîtra jamais l’ampleur de la défaite de la République incapable d’accueillir tous ses enfants à l’école publique. Mais à la fin de l’été 2024, le groupe de travail reprend ses travaux. Il a déjà auditionné des responsables d’académie qui ont dû faire face à des incidents, à Nice et Toulouse notamment. A l’automne, il prévoit d’entendre des responsables de l’enseignement confessionnel juifs et catholiques. L’idée ? Tracer des tendances les plus objectives possible en s’appuyant sur quelques cas emblématiques. Et rendre public un rapport d’ici la fin de l’année 2024 ou au tout début de 2025, peut-être en février. Si la nouvelle ministre de l’Education nationale donne son feu vert à un audit dont elle n’a vraisemblablement jamais entendu parler…




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