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Moyen-Orient : Ma nuit dans Beyrouth bombardée, par la romancière libanaise Hyam Yared


Par une nuit tranquille au cours de laquelle Beyrouth s’habitue à dormir noyée dans un bruit d’obus que nous avons appris à banaliser depuis le début des offensives, une quintuple, sextuple, septuple déflagration a enfanté l’écho. Ou était-ce l’écho de la réalité dans nos lits : dans le mien où dormait ma fille, Inès (10 ans), et pas loin, sur un matelas de fortune posé dans le walk-in closet, Alexandra, sa puînée (8 ans) ? Depuis l’extension du conflit sudiste sur Beyrouth, elles ont pris l’habitude de se blottir dans le cocon de ma chambre au prétexte illusoire qu’une mère peut les protéger de la guerre. J’alimente cette croyance. Je leur fais croire qu’il y a dans chaque mère des toits et des charpentes plus solides que la colère des hommes.

Juste avant de nous coucher, nous avions échangé sur leur sécurité, sur la logique des guerres. Inès, 10 ans, me parle de l’animalité des humains qui les provoquent. Je lui dis de veiller à bien choisir les mots : les animaux ne tuent que pour survivre, pas les humains. L’inhumanité sied mieux aux guerres que la notion d’animalité. Sans transition, elle m’explique que pour elle, contrairement à sa sœur, ce n’est pas mon affection qui la sécurise mais le fait de se savoir rationnellement en sécurité. Je la rassure, lui dis qu’elle l’est, malgré notre maison perchée sur une colline résidentielle à 2 kilomètres à vol d’oiseau de la banlieue sud bombardée sans relâche depuis le début des affrontements sur Beyrouth. Sa petite sœur l’interrompt, comme à son habitude : “Moi, c’est ton affection, maman, qui me sécurise. Où tu es je me sens bien.” Un mois plus tôt, c’est elle aussi qui m’avait dit avec un cœur auréolé de surréalisme qu’à chacun de mes voyages elle avait le sentiment que toute la maison était détruite sauf sa chambre, intacte au milieu des ruines.

Hier, les déflagrations ont implosé là où ça fait mal. Dans la mémoire. A la première explosion, je n’ai pas bougé. Je me suis dit : cible atteinte. Avec ce réflexe pavlovien hérité de nos enfances dans les abris, j’ai attendu la deuxième. La troisième. De plus en plus proche. Violente. La plus forte jamais entendue. Le bruit des obus, c’est la moitié de la guerre. A la quatrième, j’ai sauté du lit, secoué ma fille réveillée en sursaut et appelé sa jeune sœur endormie. Je hurle son prénom. “Alexandraaa, debout. Vite dans le corridor !” Comme si ces corridors qui nous avaient servi de remparts contre les obus des années 1980 avaient encore quelque chose à voir avec la technologie militaire israélienne actuelle. Gaza et les derniers événements au Liban en sont la preuve. Il y a une dissymétrie entre une force de frappe capable de transformer un immeuble en feuilleté, et les roquettes du Hezbollah. Mes réflexes de survie face au danger leur font croire à un reste de sécurité. Tant mieux. La grande ne contrôle plus rien. Tout tremble en elle. Ses lèvres. Son corps, son visage. Deux jours plus tôt, elle m’expliquait qu’il était possible de mourir sans perdre la vie. “Tu sais maman, il y a des gens qui échappent aux obus mais cela ne veut pas dire qu’ils ne sont pas morts de l’intérieur. Il suffit pour cela qu’ils perdent un être cher.” Ou l’innocence, m’étais-je retenue de répliquer.

L’enfance est ainsi. Elle coupe le souffle. Hier, c’est de peur que nous avons eu le souffle coupé. Une fois à l’abri dans une petite chambre de fortune dans les hauteurs du Metn, en retrait des bruits de détonations et d’obus, les peurs ont délié les langues des deux petites. Nous n’avions pas attendu longtemps pour embarquer dans la voiture, conduite à toute vitesse. Un luxe. Nous savions qu’au réveil, nous regagnerions notre maison, intacte, car, a priori, en zone sécure, non infiltrée par des cellules du Hezbollah, concentrées sur la région de la banlieue sud et ses alentours. J’ai une pensée pour ces familles en fuite, en pyjama, avec pour garantie de retrouver des ruines le lendemain. Au fur et à mesure que le sentiment de sécurité s’installait, Inès s’insurgeait. “Tout cela en vérité est injuste. On ne peut pas tuer comme ça, sans donner à ceux qui risquent de mourir la possibilité de répondre. Les victimes n’ont rien. Ni missiles, pour réagir, ni même la possibilité de répondre par une lettre. C’est injuste, il faudrait donner à ceux qui sont exposés à mourir le droit de répondre ce qu’ils ressentent face à la violence. Peut-être même d’envoyer une colombe. Tout cela est trop cruel. Je ne comprends pas ce qu’Israël gagne. Ils ont eu ce qu’ils voulaient. Ils ont eu Hassan Nasrallah. Qu’est-ce qu’ils veulent de plus ? Je ne comprends pas, qu’est-ce qu’ils ont de plus à gagner, s’ils ont déjà gagné ?”

C’est Alexandra qui lui répond, du haut de ses 8 ans : “La peur. Ils gagnent la peur. Avec ça, ils peuvent continuer de nous faire croire qu’ils sont les plus forts.” Inès se tait. Elle cherche une contenance. Elle a encore des trémolos dans la voix tandis que la voiture file en trombe. Une fois arrivées en lieu sûr, ses yeux embués de larmes me regardent. “Je suis fière de toi, maman”, dit-elle. “Pourquoi ?” “Parce que tu as les bons réflexes. Tu es aussi une soldate de la guerre. Mais toi, pour sauver des vies. Nos vies.” Je suis épuisée par l’émotion, la prends dans mes bras, lui propose de monter nous reposer dans la chambre. Il est une heure du matin. Aucune des deux n’arrive à dormir. Inès pourtant tente de s’assoupir. Dans un dernier sursaut de conscience face à ce qui broie mais ne tue pas, elle me dit : “La vraie question, je pense est de savoir si dans tout ça il y a de l’amour.”

J’en suis coite. Je cherche à la consoler du manque d’amour de la manière la plus douce possible. Mécaniquement, je m’apprête à confirmer qu’il n’y a en effet aucun amour dans les guerres. Elle ne m’en laisse pas le temps. “La réponse est oui, poursuit-elle. Bien sûr qu’il y en a. Il n’y a que ça dans les guerres. L’amour des gens qui s’entraident pour atténuer la douleur et le malheur des victimes. Les accueillir. Les soigner. Il est là le message. Dans l’amour possible en réponse.” Cette nuit j’ai eu honte de mes privilèges. De ceux de mes filles, pas orphelines. Parler avec elles est un privilège. Nous n’étions pas mortes, de l’intérieur. Leur enfance est une lutte qui joue au bras de fer entre l’espoir et la réalité. Je leur ai proposé de dormir. Demain sera un autre jour.

* Hyam Yared, poète et romancière libanaise, est notamment l’auteure de Sous la tonnelle,Beyrouth comme si l’oubli,Tout est halluciné,Implosions




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