Dans L’Amérique face à ses fractures (Tallandier), Amy Greene dresse le portrait d’un pays cabossé – et qui se cherche. Les Etats-Unis sont-ils toujours le leader du monde libre et le garant du mode de vie occidental ? Le rêve américain fait-il toujours rêver ? Pourquoi le vainqueur de la Seconde Guerre mondiale se replie-t-il sur lui-même ? La réponse à ces questions est d’autant plus ardue que les “U.S. of A.”sont une mosaïque culturelle et géographique ainsi qu’un pays fédéral “éclaté” en 50 Etats qui abritent autant de réalités différentes.
Pour y voir clair, la Franco-Américaine, enseignante à Sciences Po et directrice exécutive du collège sciences, humanités et société de l’université Paris Sciences & Lettres, examine les différentes composantes de l’électorat : les hommes noirs, les femmes blanches des banlieues, les jeunes de la “génération Z”, etc. Et l’on comprend mieux pourquoi l’issue du scrutin présidentiel du 5 novembre demeure encore incertaine.
Pourquoi les Etats-Unis sont-ils un pays plus difficile à comprendre qu’on ne l’imagine ?
Cela tient à la fausse proximité que nous entretenons avec l’Amérique. Celle-ci est tellement présente dans nos imaginaires à travers la culture populaire (cinéma, musique…) et les actualités, que l’on a l’impression de bien la connaître. Cela conduit à des idées reçues et nous empêche de saisir la complexité des choses. Car oui, les Etats-Unis sont une nation complexe.
Il s’agit en outre d’un pays géographiquement immense où vivent des gens que l’on résume un peu rapidement à des catégories : les Latinos, les Noirs, les habitants du Sud, etc. Or aucun de ces groupes n’est monolithique. Au contraire, chacun d’eux abrite une grande diversité d’idées politiques. Et les aspirations des Américains varient considérablement d’un individu à un autre.
La violence politique est une autre caractéristique. Les débats publics y semblent aussi brutaux qu’un règlement de comptes au Far West !
Ce n’est pas un phénomène nouveau. L’histoire des Etats-Unis est ponctuée de moments de violence qui coïncident souvent avec des phases de transformation, de recomposition sociale. Je pense évidemment au contexte social tendu des années 1960 et la lutte pour les droits civiques, ou aux tentatives d’assassinats contre Gerald Ford (1974-1976) et Ronald Reagan (1981-1988). Avec l’irruption de Donald Trump sur la scène politique, la résurgence de la violence verbale est indéniable. Elle s’est diffusée partout.
Tentons malgré tout de raisonner par catégories, en commençant par les Afro-Américains de sexe masculin. Kamala Harris admet avoir des difficultés à les convaincre de voter pour elle…
La majorité des Noirs soutiennent Kamala Harris, à 80 voire 90 %. Mais certains hommes noirs sont prêts à voter Trump. Ce segment de l’électorat, qui était historiquement acquis aux démocrates, s’effrite. Or dans un scrutin serré, chaque voix compte. Une partie de l’explication tient à ce que certains hommes noirs ont tendance à minimiser la réussite éclatante des femmes noires les plus puissantes, symbolisée par la candidature de Kamala Harris. Une autre partie de l’explication se trouve dans le fait que les hommes noirs sont comme tout autre électeur – il faut les convaincre, notamment sur le plan économique, sur lequel Trump surfe habilement.
Le vote des Noirs pour Donald Trump a quelque chose de contre-intuitif dans la mesure où, au début de sa carrière, le magnat de l’immobilier new-yorkais possédait des immeubles où les locataires afro-américains étaient interdits…
Les choses évoluent. Même si le Parti démocrate attire toujours la grande majorité du vote noir, certains Afro-Américains jugent Trump davantage crédible sur l’économie. Ils pensent aussi que Barack Obama ou Joe Biden n’ont pas fait assez pour améliorer les conditions de vie de leur communauté. Et ils ont constaté une réelle amélioration de leurs revenus pendant le mandat de Trump, ainsi qu’une diminution du chômage.
Ils tiennent aussi à affirmer qu’être noir ne signifie pas automatiquement voter pour des candidats démocrates. Ils refusent d’être assignés à des critères purement identitaires. Ils ont essayé Trump et constaté que, économiquement, ce n’était pas si mal pour eux. Ils pourraient voter ou revoter pour lui. On observe le même phénomène chez les Hispaniques. Mais, encore une fois, il faut rappeler que ce phénomène reste minoritaire.
Et les femmes noires ? Comment appréhendent-elles Kamala Harris ?
Les femmes noires constituent la composante électorale la plus fidèle au Parti démocrate. C’est un socle inébranlable. En 2016, elles ont voté massivement pour Hillary Clinton (entre 93 et 98 % d’entre elles) tandis que le vote des femmes blanches a penché pour Donald Trump. Lors des midterms de 2018 et 2022 et à la présidentielle de 2020, les femmes noires ont également voté démocrate de façon écrasante. Elles voient Kamala Harris comme une des leurs car la candidate a toujours assumé son identité de Noire américaine.
De fait, elle a été élevée – par sa mère, très militante – dans la tradition de la lutte pour les droits civiques. Certes, ses origines sont indiennes et jamaïcaines, mais elle a grandi dans un environnement multiculturel et a étudié à Howard, une de ces fameuses HBCU ou “universités historiquement noires” [NDLR : fréquentées presque exclusivement par des Afro-Américains]. Tout indique que voir Kamala Harris aux portes du pouvoir remplit les femmes noires de fierté.
A l’inverse, le racisme peut-il jouer en défaveur de Kamala Harris ?
Aux Etats-Unis, la question raciale reste présente. La preuve, c’est que Donald Trump n’a cessé de l’évoquer et d’en faire un élément de suspicion à l’égard de sa rivale, y compris pendant le débat contre Kamala Harris lorsqu’il a remis en question son “identité noire”. Cela montre qu’une partie de ses électeurs y est sensible. J’ignore à quel point ce sera efficace comme facteur de mobilisation des électeurs contre elle.
Comment se positionnent les Latino-Américains ?
C’est un autre sujet de préoccupation pour le Parti démocrate, particulièrement dans les Etats pivots. Les Hispaniques votent traditionnellement à gauche, mais ils sont de plus en plus nombreux à être séduits par le Parti républicain pour différentes raisons. Beaucoup de ceux qui vivent dans des Etats frontaliers du Mexique s’inquiètent du nombre de passages clandestins qui a explosé sous la présidence Biden.
Il y a un impact direct de cette immigration sur leurs communautés. De plus, ceux qui sont de confession catholique sont souvent conservateurs sur les questions de société, comme l’IVG par exemple, et se reconnaissent davantage dans la politique de la droite. Enfin, comme chez les Afro-Américains, ils estiment que leur situation économique s’est moins améliorée sous Joe Biden que sous Donald Trump. Dernier point : certains Latinos éprouvent le sentiment que le Parti démocrate ne s’intéresse à eux qu’autour des élections, et qu’entre-temps, ses politiques ne résolvent pas forcément leurs problèmes concrets.
Le vote des “suburban white women”, ou femmes blanches de banlieue, constitue un autre enjeu de cette élection.
Attention à la notion de “banlieue” qui n’a pas le même sens qu’en France. Il s’agit ici de banlieues des grandes métropoles, plutôt aisées. Nous parlons des femmes CSP + qui disposent généralement d’un certain niveau d’étude et vivent dans un environnement plutôt favorisé. En 2016 et 2020, elles ont voté majoritairement pour Donald Trump mais cette année, les choses s’annoncent différentes parce que la question de l’IVG change la donne. Voilà deux ans, la Cour suprême a annulé le décret Roe vs Wade de 1973 qui protégeait le droit à l’avortement sur tout le territoire. Et cela, en renvoyant la responsabilité de légiférer sur le sujet aux Etats fédéraux. De nombreux Etats gouvernés par des républicains conservateurs ont donc mis en place des interdictions ou des restrictions afin d’empêcher la pratique de l’IVG.
La décision de la Cour suprême, en juin 2022, s’est immédiatement traduite dans les urnes lors des élections de mi-mandat de novembre 2022. Et cela, en défaveur des républicains. Depuis deux ans, les démocrates font de ce thème un argument électoral central, sachant que l’opinion publique soutient majoritairement le maintien du droit acquis en 1973. Cet investissement porte ses fruits. Dans plusieurs Etats républicains, des référendums proposant d’interdire ou restreindre le droit à l’avortement ont été organisés. Les électeurs et les électrices ont rejeté ces propositions, par exemple dans le Kentucky. Le sujet dépasse les appartenances politiques. Certaines électrices de droite, attachées à l’IVG, disent que la ligne des républicains est rédhibitoire et qu’elles sont prêtes à voter démocrate pour la première fois de leur vie. Bref, Donald Trump a un vrai problème avec les femmes.
En revanche, il fait un malheur parmi les “cols bleus”. Mais que recouvre au juste ce terme ?
Il s’agit de la classe ouvrière et plus généralement, des Blancs non diplômés. Se trouvent parmi eux des personnes qui travaillent en usine ou en manufacture, des chauffeurs de bus ou de camion, pour ne citer que quelques exemples. Ce sont souvent des gens qui habitent dans des zones excentrées ou désindustrialisées, où ils ont vu de leurs yeux des usines fermer, des jeunes partir et des emplois disparaître sans revenir.
Depuis plusieurs années, Donald Trump s’efforce de fédérer les différents cols bleus et de leur montrer qu’il détient la solution à leurs problèmes. Il y parvient en jouant sur les peurs culturelles et les arguments économiques. Fidéliser définitivement cet électorat-là est crucial dans certains Etats pivots, comme le Michigan et la Pennsylvanie. Néanmoins, Kamala Harris – et son colistier Tim Walz – grignote sur l’avance de Trump auprès de ces électeurs.
A cet égard, le choix du colistier Tim Walz est finement joué de la part de Kamala Harris…
Effectivement, convaincre les cols bleus fait partie de sa mission. Et il possède des atouts. D’abord, c’est un fils du Midwest, un élu très connecté à son territoire, notamment le Minnesota dont il est le gouverneur. Lui-même a grandi dans l’Amérique profonde, et c’est là où il a choisi de faire sa vie et sa carrière. Il est ancien prof de lycée, ex-coach de football américain du lycée et “vétéran” de l’armée. Sa trajectoire est typiquement américaine.
Il est perçu comme un homme normal dont le train de vie ne lui a pas apporté une fortune. Son pedigree est idéal pour partir à la conquête de l’Américain moyen. Walz est complémentaire d’une Kamala Harris perçue par certains comme une figure plus lointaine du fait qu’elle a grandi en Californie et plus particulièrement à San Francisco, ville “libérale” très connotée à gauche.
Les jeunes constituent une autre catégorie d’électeurs très convoitée.
Observons d’abord que les jeunes se rendent beaucoup plus aux urnes aujourd’hui qu’autrefois – et cela, qu’ils appartiennent à la génération des millenials, ceux qui ont entre 28 et 43 ans, ou la génération Z, qui ont aujourd’hui 27 ans ou moins. A la présidentielle de 2020 et les élections de mi-mandat en 2022, ils ont largement voté démocrate. L’ensemble de la génération Z penche du côté démocrate, mais si l’on considère uniquement les jeunes hommes – notamment blancs et non diplômés – alors on constate une attirance particulière pour Donald Trump.
Sa posture “masculiniste” leur plaît. Ils peuvent se sentir exclus politiquement, culturellement et économiquement. Trump cultive une proximité avec ces jeunes hommes, et le soutien d’Elon Musk à Trump renforce encore cet effort. Dans le camp d’en face, le colistier Tim Walz, qui a passé des années à accompagner des jeunes dans le cadre de leurs études secondaires, a aussi fait d’eux une priorité, mais avec un message très différent.
Ajoutons que la génération Z possède certaines spécificités. Sans être unanimement progressistes, les jeunes de cette génération sont davantage libéraux sur les questions sociales. Parmi les sujets qui les préoccupent figurent notamment le contrôle des armes à feu, le changement climatique et, évidemment, le droit à l’avortement. Ils sont bien organisés sur les réseaux sociaux et savent mobiliser leurs troupes dans la rue, notamment pour le climat et le contrôle des armes. Mais les jeunes de la génération Z ne sont pas radicaux. Au contraire, pour faire avancer leurs idées, ils s’appuient plus volontiers sur les institutions et le système judiciaire. C’est là qu’ils mènent des actions contre les Etats américains qui négligent les questions environnementales, par exemple.
Dans quel état d’esprit se trouve la classe moyenne ?
Elle vit moins bien qu’il y a cinquante ans. La dégradation de son niveau de vie est un phénomène important parce que la classe moyenne représente historiquement le moteur du développement économique et l’incarnation du “rêve américain”. Kamala Harris se positionne avec un programme qui met l’accent sur la classe moyenne, notamment à travers l’économie du “care”, c’est-à-dire, par exemple, une meilleure prise en charge par le service public de la petite enfance et des soins aux personnes âgées. Elle propose un crédit d’impôts pour des nouveau-nés et un coût de la garde d’enfants maîtrisé. Nous verrons si cette approche est payante.
En proposant ce genre de choses, ne passe-t-elle pas pour une “socialiste” dans un pays où l’intervention de l’Etat est plutôt une notion repoussoir ?
Non, pas forcément. Une partie de la population est sensible à ces propositions même si le Parti républicain, à commencer par Trump, caricature Kamala Harris en la qualifiant de “marxiste” et de “communiste”. Quoi qu’il en soit, les Américains sont surtout très préoccupés par la stagnation des salaires et les prix des produits de première nécessité (logement, nourriture, frais médicaux) qui ne cessent d’augmenter.
Vu de France, ce genre d’argument fait sourire, tout comme cette histoire de migrants qui, selon Trump, “mangent des chiens et des chats”. La culture politique américaine serait-elle un brin fruste ?
Non. D’abord, il n’y a pas une culture mais des cultures politiques, qui sont différentes en Pennsylvanie, au Texas, en Californie, à New York, Boston, Chicago, etc. Les électeurs américains savent cerner leurs intérêts, faire leur choix de façon éclairée en fonction de ce qu’ils perçoivent comme leurs intérêts. La question qui se pose n’est pas celle d’un manque de culture ou d’une culture politique immature mais le surgissement d’un populisme qui instrumentalise la souffrance sociale et économique et qui attise les fractures. Tout au long de l’Histoire, on a vu les Américains faire des choix très raisonnables et bien inspirés. Nous verrons bien la vision pour l’Amérique qu’ils choisiront le mois prochain.
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